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— Je sais tout ce que j’ai à savoir sur vous tous. Tu me l’as dit d’esprit à esprit. Ton inconscient est bavard. J’ai eu toute la nuit pour tout savoir de ta vie.
Suan hocha la tête, dubitatif. Au moins, il n’aurait rien à lui raconter, cependant c’était lui qui cherchait à savoir ce qu’était Tartanne. Pourquoi l’avait-on mi sur sa route ? A ce qu’il avait compris, ils étaient reliés depuis la naissance du chat. Cette nouvelle curiosité le fatigué déjà. La nuit avait été courte. Shaeln hantait encore son esprit. Il peinait à s’avouer qu’il était différent de bien des manières.
— Personne ne te demande de tout comprendre tout de suite. Tout ce que tu as savoir et en moi.
Tartanne s’avança vers lui, les pattes fléchies, la tête enfonçait dans les épaules. Le scintillement dans ces yeux subjugua Suan dont le corps se figea presque aussitôt. Il se sentait attiré par la vibration qui émanait de l’animal et avant qu’il ne réalise, son familier posa son museau étoilé contre son front.
— Voilà notre mémoire. Tous les hommes et les femmes que tu as été. Tous les noms que tu as portés. Tu viens des nuages, des montagnes, du haut et du bas. Je suis tes connaissances, le gardien de tes histoires.
Quand il se décolla de lui, Tartanne sortie sa langue et la passa sur le bout du nez de Suan. Sa main se leva balayant la peur passé et la posa sur la joue du chat dont les queues s’agitaient de plaisir.
— J’avais oublié, murmura Suan. J’avais oublié ce que nous étions et ce que nous serons toujours, mon frère. Pardon. Je le fais à chaque réincarnation. Quelle souffrance tu endure de toujours m’attendre. Ça mettra un peu de temps encore à tout me rappeler.
— Je suis très patient, Adom. Quand t’a cette petite sœur qui joue dans mes poils, elles ressemblent aux innombrables autres. Je ne serais guère étonné qu’elles ne te suivent pas, elles aussi dans tes différentes vies.
Suan étira ses bras et les enroula autour du coup du félin. Il enfouie son visage, ainsi que tout son corps dans la douceur des poils et s’y pressa. Tartanne glissa une patte dans son dos et accueillit avec avidité l’accolade.
Les yeux mi-clos, Suan serra plus fort, tout en savourant l’impact qu’avait le corps de son ami sur le sien. Une étrange vapeur s’extirpait d’eux et embuait la pièce. Il faisait si chaud que des gouttes se formèrent contre les vitres de la fenêtre. Jamais, il ne s’était trouvé si détendu auprès de quelqu’un, si en confiance. Les images de leur première rencontre s’amoncelaient dans son crâne.
Il portait une longue robe qui voletait sous un vent froid. Sa peau ne ressentait rien, mais la pellicule de gel sur le sol lui confirmait que ce monde où il marchait était glacial. Il envoya une œillade à un cheval ailé, puis reposa son regard sur une boule de poil qui grelotait dans un parterre d’herbes figées. Le miaulement déchirant de celui-ci l’invita à se baisser et à prendre entre ses mains composées de six doigts et où rutilaient d’innombrable bijoux d’un blanc pur. Ses cheveux portés par le vent firent un cocon protecteur autour de l’animal terrestre. Ils étaient d’un blanc cotonneux.
— Quoi que tu sois, tu seras ce que je n’ai pas ; un être loyal et fidèle, s’entendit-il dire.
Quel langage étrange parlait-il.
— Aujourd’hui, je te fais gardien de ma vie. Ô grand Tartanne. Tu me veilleras, car dans les nuages, je suis solitude et puissance. Sais-tu ce qu’on fait au puissant ? On les tue dans leur sommeil. Toi, jamais tu ne dormiras.
Le chaton s’enroula dans la main qui le retenait et ses deux paires d’yeux se plantèrent dans les siennes.
— Je suis Adom, le premier roi des nuages. Fils de l’espace et du soleil. Et toi, tu es Tartanne mon tout puissant frère d’âme.
Le souvenir s’effaça alors que Suan déroulait ses bras et les laissait retomber de part et d’autre de son corps. Il se sentit bien et mal à la fois. Combien de chose était-il ? Et surtout combien de connaissance avait-il ? Il savait avoir toutes les réponses qu’il désirait, pourtant il ne parvenait pas à les entendre toutes, comme si elles s’étaient rangées dans une vaste salle où des milliers d’étagères retenaient des milliers de rouleau. Combien de temps lui faudrait-il pour toutes les lires ? Et par où commencer ?
Comme s’il l’eut entendu Tartanne lui glissa à l’oreille :
— Les réponses te viendront par illumination et dans ton sommeil.
Cela faisait sans doute beaucoup pour lui, car Suan se laissa aller à pleurer. Les larmes déferlaient sur son visage et, quand Analoum réinvestit la pièce pour y venir chercher Xin-Shen, elle arqua un sourcil perturbé par sa vision.
— Bah, qu’est-ce que tu as ? Tu crois que c’est bien le moment pour ce mettre à chouiner. On n’a carrément pas le temps. Ressaisie-toi ! C’est plutôt chouette d’avoir un Akota relié à soi. Tu es certain que tu mourras de vieillesse, à moins que tu le perde en chemin.
En restant à la porte, elle l’observa. Il se ratatina, une grimace déformant la beauté de son visage.
— Suan arrête de pleurer. C’est facile pour personne. Je n’avais pas prévu de faire la moitié du chemin pour ne rien te cacher. Le palais est à deux pas. J’aime mon frère. Je sais qu’il est encore vivant. Je le sens. Je veux le sauver, mais je veux aussi atteindre la chose qui se cache là-bas. Je veux savoir ce qui m’a volé toutes ces années de calme. Ma mère, mon père, mon foyer, mes frères. C’est toi qui nous as suivi, toi qui m’a dit que tu aiderais.
— Je sais tout ça. Mais… moi dans tout ça, qu’est-ce que je suis ? Je suis partie de chez moi en deuil pour m’empêtrer dans votre monde. J’apprends qu’une créature « incontrôlable » sommeil en moi, je suis capable d’épier les cœurs, de jouer avec la brume et que sais-je encore, puis ça.
Il pointa Tartanne.
— J’apprends, alors que la culpabilité me ronge, que je suis la réincarnation d’un roi des nuages, et d’une quarantaines d’autre personne. Tartanne a plus de trois mille ans.
Analoum afficha des yeux ronds. Elle souffla de quoi digérer l’information. Et haussa les deux sourcils.
— Effectivement, ça fait beaucoup. Ce n’était pas prévue comme ça. En fait, y’avait rien de prévu. Donc oui, tu es un réincarné. On l’est tous. Sauf que toi tu es conscient de tes vies passées. Bah, va falloir faire avec. Pour ce qui est de ta culpabilité : ta sœur ne risque rien. Elle est déjà morte.
— Ce n’est pas d’elle que je parle.
Suan se redressa sous le regard compatissant de Tartanne. Voilà un soutient qui ne lui serait pas de refus. Un quelqu’un rien que pour lui et qui panserait ses blessures. Si en plus, il suffisait au chat de lire dans son esprit, tout serait plus simple. Plus besoin de parler, d’expliquer.
Xin-Shen frotta son dos pour lui calmer les nerfs. Ses mains froides eurent raison de son mal.
— Alors de qui tu parles ?
— J’ai établi un lien avec Shaeln. Il y a un convoi de prisonnier. Il se dirige vers le palais.
— Il a été attrapé, se navra-t-elle.
Analoum hocha la tête lentement. Ce n’était pas bien compliqué de savoir ce qu’elle pensait : encore un.
— Gerelle doit être folle de rage.
Elle est sans doute morte, Analoum. Du moins, c’est que Shaeln pense.
Suan attendait autre chose d’elle. Il attendait des directives, cependant Analoum garda le silence. Elle attrapa ses lèvres entre son index et son pouce et commença les torsions. Une mimique qui indiquait la réflexion. Elle s’adossa à l’encadrement, le regard noyé dans ses pensées. Quand elle secoua la tête, Suan comprit que Shaeln n’était pas leur priorité. Pour être franc, la priorité avait changé en cours de route. Ce n’était plus un sauvetage, mais bien un affrontement avec la chose qui nourrissait la chevelure.
— Je sais que tu es des nôtres et je t’ai promis de te ramener chez toi.
— Chez-moi ? Je ne sais plus vraiment où j’habite.
— Franchement, c’n’est pas bien grave. Moi, j’ai besoin de toi et de Xin-Shen pour entrer, là-bas.
Analoum pointa sa main gantée vers le sommet du palais.
— On va faire impasse sur la culpabilité et tous les sentiments qui vont avec elle. Ce qu’on veut, c’est vivre. S’il y a une infime chance de tuer la chose, il faut la saisir. Tu es un être d’exception. Tu cumule du savoir, tu as une puissance qu’on peut explorer, tu as la chance avec toi.
Elle avisa Tartanne qui se collait progressivement à Suan.
— Si on merde, c’est que notre civilisation est vouée à mourir. Mais laisse-moi en douter très franchement. Pour ce qui est de Shaeln, il rentrera dans le palais par la grande porte. Ce que nous ne pouvons pas faire, même si on se faisait passer pour un oiseau noir. T’as entendu ce qu’a dit Nyim. Il suffira que tu reprennes contact avec lui. Ses yeux, plus ceux de ta sœur, il y a moyen de faire quelque chose de bien. Maintenant, je veux tout le monde en bas.
Elle toisa l’animal avec un avertissement.
— Toi, tu ne t’approches pas à moins de trois mètres de moi. On est claire.
Tartanne acquiesça lorsqu’un coup d’orage détonna faisant vibrer le plancher de la maison.
Une avalanche d’eau déferla du ciel et matraqua les fenêtres.
Suan observa le déluge moins enclin à descendre.
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