Chapitre 2 - Alandrie
A bout de souffle, je pare de justesse l’attaque de Lino. Il en profite pour sauter sur le côté et changer légèrement la trajectoire du combat. Son mouvement me déstabilise. L’obscurité est trop forte, mes yeux peinent à s’y habituer.
Avant que je ne le voie venir, son coup de pied contre mon flanc m’envoie au sol, le sable érafle ma joue. Lorsque je rouvre les yeux, la pointe de son épée est pointée sur mon cœur. Il la range et me tends une main que je ne saisis pas pour me relever.
- Tu es trop lente, me fait-il remarquer.
- Je suis au courant. Mais je n’y vois rien !
Lino hausse les épaules. Depuis quelques jours, le niveau de luminosité du palais à légèrement baisser. C’est habituel, à cette période de l’année, les fleurs de Lumière et le liquide qui en est extrait arrive en fin de vie. Je n’y ai pas pris garde, mais dans la salle d’entrainement, cela a causé ma perte. Il conclut :
- Si tu dois te battre ailleurs qu’ici, tu n’auras pas le choix. Tes autres sens ne compensent pas assez.
J’ai beau détester cette idée, je dois admettre qu’il a raison.
- Entrainons-nous dehors. En ville ou en forêt.
Il m’offre un de ses sourires, dont il a le secret, et j’ai l’impression que mon cœur dégringole dans mon estomac. D’une voix taquine, il me répond :
- Dois-je te rappeler que ta mère ferme les yeux quant au fait que je t’entraine ? S’il apprend que je te traine dehors pour ce faire, il me tuera.
Je papillonne des cils, innocente :
- Il suffit qu’il ne le sache pas.
- J’ai déjà suffisamment risqué ma vie pour toi, tu ne crois pas ?
Son ton plaisantin ne suffit pas à atténuer le froid glacial qui m’envahit à ces mots. Mon sourire disparait et mon regard tombe sur la manche de Lino. Du côté droit, elle pend vers le sol, inerte. Mon cœur se serre. Quand mes yeux ne se posent pas directement sur son membre absent, il m’arrive d’oublier qu’il ne reste de son bras qu’un moignon.
Lino surprend mon air mélancolique.
- Oh, je suis désolé, Al. Ce n’était vraiment pas un reproche. Et il ne me manque pas, tu sais.
- Ça, c’est un mensonge, je tranche d’une voix amère.
Je secoue ma queue de cheval, visage fermé. Il a perdu son bras par ma faute et c’est lui qui s’excuse ! Lino tire doucement sur ma joue.
- Ne fais pas cette tête, tu as l’air moins… insupportable quand tu souris.
- Hé !
L’arrivée d’un des gardes royaux nous interrompt. Dès qu’il le voit, Lino s’éloigne brusquement de moi. Tellement que je me demande s’il craint qu’on lui reproche de me tourner autour. Ce qui serait ridicule : Lino a toutes les filles de la cour à ses pieds. Moi, compris, malheureusement. Mais je suis la petite sœur qu’il n’a jamais eue. Du moins, c’est ce que j’ai fini par conclure. Les occasions n’ont pas manqué pour qu’il en soit autrement, il ne les a jamais saisies.
- Excusez-moi de vous interrompre, articule le garde. Mademoiselle Alandrie, votre frère demande à ce que vous le rejoignez aux serres, de toute urgence.
De toute urgence ? Je hoche la tête puis range mon épée dans son fourreau et me dirige vers le couloir. Aujourd’hui a lieu la grande floraison. Cela suffit à me rendre d’humeur massacrante et la raclée de Lino n’a rien arrangé. Si Imran en rajoute une couche, je ne réponds plus de rien.
Lino à mes côtés, je traverse les corridors successifs, sans prêter attention aux grandes fresques racontant l’histoire de notre peuple. Les fleurs de Lumière se trouvent sur chaque tableau. Enfant, cela m’exaspérait. Aujourd’hui, je n’y fais plus attention. Nous sortons par l’entrée principale et nous dirigeons vers les jardins. Depuis que l’obscurité s’est abattue sur terre, la plupart des plantes sont mortes. Seules certaines, les plantes ternes, ont réussi à s’adapter pour survivre constituant des forêts denses d’espèces uniformes. Nos jardins en sont majoritairement constitués. Quelques herbes médicinales et autres fleurs d’agrément, cultivées sous les serres sont replantées régulièrement, mais elles ne survivent pas bien longtemps.
Un discret escalier sous-terrain à l’entrée gardée par deux soldats nous permet de descendre vers le ventre de la terre. Nous nous engageons dans le couloir jusqu’à la porte de la première serre. Mon estomac se noue et j’inspire profondément sans oser presser la poignée.
- Ça va ? s’inquiète Lino dans mon dos.
Non. Bien sûr que non.
- Tu… ne veux pas passer devant moi ? J’ai comme un… vertige.
- Peut-être devrais-tu t’assoir ?
- Non, non ça va aller. Allons y.
Je lui laisse la place, et malgré l’interrogation dans son silence, Lino s’exécute. Il frappe 5 fois contre le bois massif et attend qu’on vienne nous ouvrir. Dès que la porte tourne sur ses gonds, je plisse les paupières le temps de m’habituer à la luminosité grandiose de la pièce. Comme à chacune de mes visites, je ne peux m’empêcher d’être émerveillée par cette gigantesque salle où s’activent tous les Luminiers d’Eblon, soit une bonne quarantaine de personnes. Sur des dizaines de paillasses sont déposés graines, pichets d’eau, instruments d’observation… et partout des fleurs de Lumière. Sur les murs, les tables, accrochés à d’anciens lampadaires, elles distillent leur aura, si nombreuses qu’on se croirait en plein soleil. Du moins à ce qu’on raconte, puisque personne n’a jamais vu le soleil briller.
Lino s’avance entre les plans de travail et, malgré le nœud qui coulisse sur mon estomac, je le suis. Ne rien toucher.
- Al !
Une poigne m’agrippe, me faisant sursauter. J’esquive au dernier moment une flasque au contenu sombre et me retourne, en fusillant mon frère du regard.
- Tu m’as fait peur ! J’ai failli…
Je ne termine pas ma phrase, la peur mêlée de colère dans mes yeux suffit.
- Excuse-moi, soupire-t-il en se calmant.
Ses cheveux bouclés poissent de sueur et une tension inhabituelle transparait dans ses gestes. Imran poursuit, plus bas :
- Père a convoqué les Séniors en urgence, il ne manque plus que toi.
Une ride inquiète barre mon front. Que se passe-t-il pour qu’un tel colloque soit réuni, alors même que la grande floraison devrait les tenir occupés pour plusieurs jours ? Il m’entraine à sa suite, saluant à peine Lino.
- Quel est le problème ?
Il attend que nous ayons quitter la serre principale pour se tourner vers moi et sa réponse me glace :
- Les fleurs n’éclosent pas.
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