Chapitre 9
— Peuple de l'Oasis. Si nous sommes tous rassemblés aujourd'hui, c'est pour dire adieu à un équipage. Les membres du Derniers Secours, le personnel du Briseur d'Essaims... Tous, qu'importe le nom qu'il portait à ce moment-là, tous nous avons été sauvé par ce bâtiment, ce navire extraordinaire, ses hommes valeureux et son Capitaine d'exception dans un acte de bravoure pour nous sauver tous une fois encore. Honorons ces hommes valeureux, soyons fiers d'être considérés comme des pirates si c'est là c qui nous lie à eux ! Car si être un pirate signifie refuser l'asservissement de tous et se battre pour la liberté, quitte à être mis au ban par les gouvernements, alors ces hommes étaient les meilleurs pirates que je connaisse.
L'Amiral responsable de l'Oasis se tenait droit face à un pupitre équipé d'un micro devant lequel reposait de nombreux cercueils posés sur des tréteaux et recouverts de l'étendard du Briseur d'Essaims. Autour de chacune des boites en bois se tenaient six marins, tous grades confondus, en tenue d'apparat et au garde-à-vous. Les yeux brillants, l'Amiral reprit.
—Parmi ces pertes, la plus grande restera celle du Capitaine de Vaisseau Armant Long-Shot de Lafayette, le commandant de ce fier navire, mort dans une action d'éclat, bravant fièrement l'adversaire dans son plus bel uniforme sur la pièce d'artillerie légère de la proue du vaisseau. Puisse cet homme d'honneur, cet exemple de vertu et d'acceptation de l'autre, d'élévation par l'effort et de don de soi nous servir à tous d'exemple à l'heure des derniers préparatifs. Maintenant que nous devons réparer le Briseur d'Essaims et assaillir la plateforme responsable de l'Émergence, puisse son sacrifice nous inspirer et nous motiver dans notre travail au quotidien.
Un cor lança la sonnerie aux morts, et à travers la Ville Mobile de l'Oasis, tous se figèrent tandis que les haut-parleurs relayaient le son. Les marins pivotèrent sur le côté pour faire face aux cercueils et retirèrent et plièrent les étendards avant de saisir les poignées aux dorures inutiles sur leurs côtés. La voix rauque d'émotion, le Lieutenant de Vaisseau Roquetot ordonna.
— Pour lever. Levez !
Tous les cercueils montèrent aux épaules de leurs porteurs, et l'Officier reprit.
— En avant, marche !
Et alors qu'il donnait le pas, la procession des morts pour leur dernière résidence commença. Les rangs se scindèrent lentement pour ne former plus qu'une longue colonne qui traversa la ville d'étage en étages, encadrée par la population venue rendre un dernier hommage à ses héros et suivie de près par le cortège d'officiels et des familles, quand enfin les porteurs s'arrêtèrent au niveau de la machinerie pour reprendre le dispositif initial. Activant son transmetteur personnel, l'Amiral reprit.
— A défaut de pouvoir rendre nos marins à la mer ou de pouvoir les enterrer, nous les incinérerons comme le veulent nos traditions depuis des cycles lunaires. Puissent leurs corps nous fournir de l'énergie, puissent leurs cendres continuer à parcourir le monde au gré des vents.
J donna l'ordre d'avancer, avant de déposer le cercueil du Capitaine de Vaisseau sur un plateau roulant qui le guidera au crématoire, alors que dans les rangs commençaient à s'élever le chant des Forbans, issu d'une vieille armée oubliée, le corps des Troupes de Marine de l'Armée de Terre, seuls fantassins liés à la Marine, vite repris en cœur par le reste de la Ville, tandis que les militaires saluaient leurs camarades dans leur plus beau et plus respectueux garde-à-vous.
Je suis Forban, que m'importe la gloire
Enfant de roi et de prostituée,
Dans un combat j'ai connu la victoire
Et dans un crâne j'ai bu la liberté,
Vivre d'orgie est ma seule espérance,
Le seul bonheur que j'ai pu conquérir
Vingt ans sur mer ont bercés mon enfance
C'est sur les flots qu'un Forban doit mourir
Vin qui pétille, femme gentille
Sous tes baisers brûlants d'amour, oui d'amour
Dans la bataille, mort aux canailles !
Je vis, je chante et je bois tour à tour.
Peut-être au mât d'une barque étrangère
Mon corps un jour servira d'étendard,
Et tout mon sang rougira la galère.
Aujourd'hui fête et demain le hasard,
Allons esclave, allons debout, mon brave,
Buvons le vin et la vie à grands pots,
Aujourd'hui fête et puis demain peut-être
Ma tête ira s'engloutir dans les flots.
Vin qui pétille, femme gentille
Sous tes baisers brûlants d'amour, oui d'amour
Dans la bataille, mort aux canailles !
Je vis, je chante et je bois tour à tour.
Peut-être un jour sur un coup de fortune
Je capturerai l'or d'un beau galion
Riche à pouvoir nous acheter la lune,
Je partirai vers d'autres horizons.
Là, respecté tout comme un gentilhomme,
Moi qui ne fus qu'un forban, qu'un bandit,
Je pourrai comme un fils de roi, tout comme
Finir peut-être dedans un bon lit.
Une fois le chant terminé, alors qu'à travers la ville les larmes humidifiaient le sol et que seuls les pleurs brisaient le silence, les forces armées de tous bords chantèrent leur prière à Dieu pour garder la force d'officier et de combattre pour les nécessiteux et ceux trop faibles pour se défendre, les voix enrouées par l'émotion.
Mon Dieu, mon Dieu, donne-moi, la tourmente
Donne-moi, la souffrance
Donne-moi, l'ardeur au combat
Mon Dieu, mon Dieu
Donne-moi, la tourmente
Donne-moi, la souffrance
Et puis la gloire au combat.
Et puis la gloire au combat
Ce dont les autres ne veulent pas
Ce que l'on te refuse
Donne-moi tout cela, oui tout cela
Je ne veux ni repos, ni même la santé
Tout ça, mon Dieu, t'est assez demandé
Mais donne-moi
Mais donne-moi
Mais donne-moi la Foi
Donne-moi force et courage
Mais donne-moi la Foi,
Pour que je sois sûr de moi.
Mon Dieu, mon Dieu, donne-moi, la tourmente
Donne-moi, la souffrance
Donne-moi, I'ardeur au combat
Mon Dieu, mon Dieu
Donne-moi, la tourmente
Donne-moi, la souffrance
Et puis la gloire au combat.
Et puis la gloire au combat.
Lorsque cet ultime hommage fut rendu, les mains claquèrent sur les cuisses en finissant de saluer, et l'Amiral vint se placer face à l'équipage du Briseur d'Essaims alors qu'un pupitre était positionné devant lui, et un mousse y déposa un livre à la couverture en cuir usé et aux reliures dorées.
— Lieutenant de Vaisseau Jean Roquetot, sortez des rangs et venez face à moi.
Tressaillant de surprise, le jeune Officier subalterne s'avança d'une démarche raide, encore gêné par ses blessures, pour venir se mettre au garde-à-vous à six pas de l'Amiral. Celui-ci se racla la gorge avant de commencer sa lecture.
— Journal de bord du Capitaine de Vaisseau Armant Long-Shot de Lafayette, commandant le vaisseau de classe Dreadnought léger Dernier Secours rebaptisé Briseur d'Essaims, vingt-quatrième jour du cent-trente et unième cycle lunaire.
Nous voguions vers l'Oasis quand nous avons appris que celle-ci serait sous peu arraisonnée par une flotte mêlant pirates et gouvernements. Mon équipage est prêt au combat, et j'ai une foi inébranlable en lui. J'ai la chance d'avoir à mes côtés des hommes d'exception et d'une dévotion sans commune mesure.
Néanmoins, les signes avant-coureurs de ma déchéance et de ma décrépitude sont là. Je vomis presque chaque repas, mes cheveux tombent par poignées entières, ce qui explique que je ne retire pour ainsi dire plus mon couvre-chef, et j'ai de plus en plus de mal à dissimuler mes quintes de toux et le sang qui les accompagne. Notre Officier Médicale, Denzel Papa Hooper, m'a annoncé quelques jours auparavant que la chimiothérapie était inefficace face à mon cancer, que celui-ci était trop avancé, et que le temps qu'il me restait se comptait au mieux en semaines.
Je ne veux pas que mes hommes me voient ainsi, et je veux continuer à me sentir vivant aussi longtemps que possible, aussi ai-je décider de me rendre au poste d'artillerie de contre-mesure du pont avant lors de l'assaut. Cette pièce très exposée aux attaques ennemies me permettra de sentir l'adrénaline et l'ardeur du combat une dernière fois, car vu le défi que nous allons relever, je ne doute pas du sort qui sera le mien à ce moment-là.
Je laisse donc dans ces ultimes lignes, rédigées sous le contrôle de mon Officier Médicale, mon testament et mon héritage. Je demande donc au Général Albert Cams, Amiral en charge de l'Oasis et de l'Armada de la Libération, de bien vouloir promouvoir à titre exceptionnel le Lieutenant de Vaisseau Jean Roquetot, barreur du Briseur d'Essaims, au grade de Capitaine de Corvette, et de lui donner le commandement du navire qui jusqu'à maintenant était le mien. Ce garçon au talent exceptionnel est ce navire, et nul ne saurait aussi bien naviguer que lui. Et s'il a su apprendre à tempérer ses ardeurs et sa passion, je sais qu'il saura guider l'Armada à la victoire le jour venu.
C'est pour moi un honneur que de vous demander Amiral de lui transmettre le flambeau, ce si lourd fardeau qui était le mien. Si vous m'avez de nombreuses fois affirmé que nul autre que moi pouvait faire de tels miracles avec ce bâtiment, vous découvrirez que mon élève a dépassé son maitre, et qu'avec le renfort de ses frères d'armes, il sera invincible.
À vous, Officier Roquetot, je voudrais dire merci. Vous êtes celui qui m'a permis, par votre excès de zèle frôlant le fanatisme, de garder le cap vers notre mission quand ma confiance en moi et ma foi faiblissaient.
Enfin, mes frères du Briseur d'Essaim et du Dernier Secours, je voudrais vous souhaiter à tous un bon vent.
Avec toute mon estime et tout mon respect.
Votre frère d'armes et commandant de bord.
Le Capitaine de Vaisseau Armant Long-Shot de Lafayette.
L'Amiral referma le livre avant d'essuyer une larme en reniflant. Redressant la tête, il dévisagea le Lieutenant de Vaisseau qui se tenait face à lui alors qu'un Matelot portant un coussin rouge venait se placer aux côtés du jeune Officier. Une fois en place, l'Officier Général quitta son pupitre pour venir leur faire face.
— Lieutenant de Vaisseau Roquetot.
À l'appel de son nom, Jean porta sa main droite à sa tempe dans son salut le plus digne et le plus formel tandis que le Général reprenait.
— Par décision posthume du Capitaine de Vaisseau de Lafayette, vous êtes promus au grade de Capitaine de Corvette et nommé commandant de bord du Briseur d'Essaims.
À l'instant où les mains de l'Amiral touchèrent l'Officier subalterne, la main de celui-ci claqua sur sa cuisse. Une fois que le grade de Lieutenant fut remplacé par celui de Capitaine de Corvette sur les épaules du nouvel Officier supérieur, l'Amiral le salua et J le lui rendit.
— Tâchez de lui faire honneur, jeune homme.
— Je saurais m'en montrer digne Monsieur !
Les mains claquèrent les cuisses, et l'Amiral reprit.
— Nouveau promus, regagnez les rangs.
J effectua un demi-tour droite, avant de saluer ses hommes.
— Capitaine de Corvette et commandant de bord Jean Roquetot, nouvellement promus et nouvellement affecté.
Une fois la présentation effectuée, il retourna à sa place pour faire un ultime demi-tour droite et se retrouver de nouveau au garde-à-vous face à l'Amiral.
— Messieurs, vous connaissez le planning à venir. Les réparations du Briseur d'Essaims et de l'Oasis, les préparations pour cette longue traversée et s'assurer que l'Armada de la Libération soit en état de remplir sa mission. Néanmoins, prenez quarante-huit heures pour pleurer les morts et souffler... Vous en avez besoin et l'avez mérité. Ce sera tout.
Respectant le protocole, l'Amiral transmit le commandement au jeune Capitaine de Corvette qui leur fit rompre les rangs, et ceux-ci se jetèrent sur lui pour le féliciter. Dix minutes plus tard, l'Amiral parvint enfin à le rejoindre en lui tendant le livre qu'il avait lu.
— Tenez, fils. Ceci est à vous maintenant. J'espère que votre écriture est aussi belle que la sienne...
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