Chapitre 2. Inació
Les trois Gardiens s'étaient retrouvés à la gare de Shurollnya, qui avait pour destination la frontière d'Aphiarel, sous lequel régnait la famille des Fetherstonhaugh. Le wagon tanguait légèrement, assez pour leur permettre de somnoler. Inació se sentait vieux. On lui avait bien fait comprendre que c'était à lui de gérer les nouveaux. Il en avait réquisitionné deux pour le voyage : la première était plutôt facile à vivre, au contraire du deuxième, avec ses idées bien ancrées, et au tempérament bien trempé.
La jeune fille en face de lui avait les joues en feu, prenant peu à peu la couleur rousse flamboyante de sa chevelure, tandis que le jeune homme à ses côtés s'impatientait clairement du silence de leur aîné.
Un doux sourire s'installa paisiblement sur les lèvres d'Inació, imaginant lentement l'apparence des jeunes Gardiens, que ces yeux ne pouvaient malheureusement pas voir.
Il savait que des milliers de questions devaient certainement leur brûler la langue. Après tout, il leur avait demandé de le suivre sans aucune explication. Leur docilité presque aveugle l'avait grandement surpris.
Le petit Svein, excédé de cette attente interminable prit finalement la parole d'une voix dure et sèche.
- Qui est donc cette personne que nous allons voir ? Pourquoi avez-vous affirmer à la réunion qu'elle nous serait indispensable ?
La jeune Ellie détacha son regard de la fenêtre pour le diriger vers Inació, totalement attentive à la suite des choses.
Ce n'était pas l'envie de lourdement soupirer qui lui manquait.
- Si j'ai dit qu'elle nous serait « indispensable », c'est parce qu'elle a mis la main sur le réceptacle que recherchent activement les Furies, et que son expérience nous sera plus que jamais utile.
Les pupilles d'Ellie révélait une curiosité qu'elle avait du mal à contrôler. Sa voix se fit petite, douce et hésitante.
- Vous voulez dire que cela fait longtemps que cette personne est un Gardien ? Plus que vous ?
Une expression pleine de nostalgie couvrit le visage basané d'Inació.
- Oui, ma douce, bien plus que moi et bien plus que n'importe qui au monde. Elle connaît chaque recoin de chaque Royaume, et elle s'est toujours battue pour notre cause.
Une voix tranchante comme la glace le coupa brutalement dans son élan.
- Je veux son nom.
Inació soupira à nouveau face au ton autoritaire et insolent du jeune homme. Il ne comptait même plus le nombre de fois où il l'avait fait aujourd'hui.
- Elle s'appelle Lyana Stokes, elle est la Gardienne de l'Empire oublié de Deastrucion.
Le changement de comportement de Svein alerta de suite ses deux compagnons, ses poings étaient fermement serrés, ses ongles rentrant dans les paumes de ses mains, ses sourcils étaient froncés, sa mâchoire serrée et ses yeux lançaient des éclairs de haine.
- J'ai une vague idée de ce qui doit te mettre dans cet état, enchaîna Inació, au vu de ta filiation avec l'ancien Gardien d'Eabrazan, mais saches que, peu importe tes sentiments, il va falloir que tu coopères.
Cette fois-ci, ce fut Inació que Svein fusilla du regard en se levant brusquement.
- Vous voulez dire que la personne dont vous avez absolument besoin est une personne qui s'est lâchement enfuie et n'a pas assumé les conséquences de ses actes ! cracha-t-il, le cœur remplie d'une colère sombre, avant de quitter le compartiment du wagon pour un autre.
Ellie sursauta face à un tel élan sentimental, tandis qu'Inació ne bougea pas, un mince voile de tristesse assombrissant son visage d'ébène.
- Non, elle a dû faire un choix.
***
Quinze ans auparavant
- Tu m'as fait une de ces peurs Inació !
Le jeune homme leva la tête en direction de la personne qui lui avait adressées ces paroles. C'était une voix qui l'avait toujours soutenu et apaisé, sans jamais qu'elle le sache.
Même s'il ne pouvait plus voir son visage, il arrivait sans peine à imaginer son visage ravagé par la tristesse malgré son ton plutôt enjoué. Il avait appris à la connaître, et à déchiffrer chacun de ses gestes. Ceci lui avait pris au bas mot plus d'une dizaine d'année, le contrôle de ses émotions et sa capacité à manipuler son corps, lui avait rendu la tâche plus que difficile. Toute sa vie de Gardien, il l'avait passée en sa compagnie. Elle l'avait pris sous son aile dès qu'il avait été nommé. Elle l'avait entraîné, soigné, réconforté. Elle l'avait sauvé des centaines de fois. Elle avait été l'épaule sur laquelle il avait pleuré et ri. Il avait vu sa part de démon. Celle qu'elle cachait aux yeux de tous. Il avait vu ce qu'elle avait de plus sombre. Elle arborait toujours ce même petit sourire triste avec lui, ou un autre totalement froid, hypocrite et cynique avec les autres.
Même s'il avait eu du mal avec sa répartie troublante, ses paroles insolentes, et son regard provocant, il avait aussi appris, peut-être à ses dépens, que tout ceci n'était qu'une protection, pour enfouir et refouler au plus profond d'elle ce qui la terrifiait.
Mais son départ allait peut-être devenir ce qui l'achèverait.
- Excuse-moi, ce n'était pas mon intention.
Un simple silence lui répondit, mais il visualisait déjà le sourire désabusé qu'elle pouvait lui offrir. Sa cécité n'avait pas changé la façon dont elle agissait avec lui, et l'en remerciai grandement. Peu importe le nombre de personnes qui la calomniait, et la jugeait trop instable pour rester Gardienne, il savait que s'il avait encore la possibilité et la capacité de remplir son rôle, c'était uniquement grâce à son entraînement. Elle lui avait mené la vie dure pour qu'il puisse apprendre à se battre, à esquiver et se déplacer, une fois privé de sa vue, une autre de son ouïe, puis de deux à la fois.
- Vas-tu vraiment partir ?
Un nouveau silence accompagna sa question, il put seulement l'entendre retenir un hoquet, presque inaudible.
- J'ai commis une faute très grave, Inació. Il faut que j'assume les conséquences de mes actes.
Il sentait son sang bouillir dans ses veines. Il savait ce qu'on lui avait reproché. Il savait aussi qu'elle les avait une nouvelle fois sauvé.
- Tu n'as pas à partir. Tes actes étaient parfaitement légitimes et justifiés, asséna-t-il avec une pointe de rancœur dans la voix
- Tout le monde ne pense pas comme toi.
Il le savait également.
Les larmes commençaient à lui monter aux yeux, et son nez à le démanger. Il connaissait bien cette sensation, mais il connaissait aussi la façon de l'endiguer. Elle lui avait également appris à faire cela, lorsque la situation l'exigeait.
- Et moi ? Qu'est-ce que je vais bien devenir sans toi ?
Elle s'était levée brusquement, et l'avait pris dans ses bras. Dans une étreinte forte et maternelle. Il la voyait comme une femme sublime, elle ne le considérait que comme un fils qu'elle devait chérir et protéger.
Il sentait ses bras fins et ses mains délicates caresser son dos. Il sentait son doux arôme d'amande fraîche, et son souffle chaud glisser sur sa nuque. Elle s'était donc mise sur la pointe des pieds. Cette simple pensée le fit doucement sourire. La première pensée qui l'avait habitée lorsqu'il l'avait vue pour leur premier entraînement était qu'elle était incroyablement menue et petite.
- Ne t'inquiète pas, je sais que tu t'en sortiras. Tu t'es parfaitement adapté à ta nouvelle condition et en un temps record. Tu n'as donc pas à te soucier de ta réussite.
- Je pourrais t'envoyer des lettres ? hésita-t-il quelques instants
Un nouveau sourire illumina le visage de Lyana.
- Bien évidemment. Mais pas dans l'immédiat, j'ai besoin de faire le point. Il faut que je disparaisse pendant quelques temps.
Inació allait répliquer, mais elle le coupa sans ménagement :
- Pour l'instant, tu ferais mieux de m'oublier.
Puis elle planta un chaste baiser sur son front, avant de s'évaporer dans une sombre masse de fumée.
Annotations
Versions