Chapitre 6 : Trouble
L’hôtel.
Dès que je passe la porte de service, je prends une profonde inspiration, comme si l’air climatisé du hall pouvait balayer le poids de ma nuit et ramener un semblant de normalité. J’aimerais croire qu’ici, dans cette bulle professionnelle, je pourrais laisser de côté les pensées qui m’encombrent, ranger soigneusement la scène de la veille dans un coin de mon esprit et avancer comme si de rien n’était.
Mais ce n’est pas aussi simple.
La remarque de Vincent tourne encore en boucle dans ma tête, se mêlant à la honte diffuse qui refuse de s’estomper. J’ai voulu essayer quelque chose, briser la routine, me prouver que je pouvais encore susciter un désir en lui, et pourtant, rien n’a changé. Pire, son indifférence a creusé une brèche en moi, un vide que je ne sais plus comment combler.
Je me dirige vers la réception d’un pas mesuré, lissant machinalement mon chemisier comme si ce simple geste pouvait me donner une contenance. Gabi est déjà là, accoudée au comptoir, le regard absorbé par son téléphone, un sourire au coin des lèvres. Dès qu’elle lève les yeux vers moi, son expression s’illumine d’une malice non dissimulée.
— Ah bah tiens, voilà ma collègue préférée !
Je lui rends un sourire forcé, glisse mon sac sous le comptoir et évite soigneusement son regard.
— Salut…
Le son de ma voix me semble éteint, creux, comme si je traînais encore derrière moi les restes d’une nuit trop lourde.
Gabi me détaille quelques secondes, puis range son téléphone en arquant un sourcil.
— T’as une sale tête. Soirée de merde ?
Je hausse vaguement les épaules, cherchant une réponse qui ne trahirait pas mon malaise.
— Un peu fatiguée, c’est tout.
Mais elle ne se laisse pas duper aussi facilement. Elle me scrute avec une attention plus appuyée, son regard pétillant d’amusement, comme si elle venait de flairer une faille.
— T’es sûre que c’est pas parce que t’as pas baisé comme il faut ?
Je me fige, prise de court par la brutalité de sa remarque.
— Quoi ?!
Un éclat de rire lui échappe alors qu’elle s’appuie un peu plus contre le comptoir, ravie de ma réaction.
— Bah ouais, t’as la tête d’une fille en manque.
Une chaleur diffuse grimpe dans ma poitrine, un mélange de malaise et d’agacement, une irritation sourde que je peine à contenir.
— N’importe quoi…
Je détourne les yeux, m’efforçant de reprendre contenance, mais Gabi ne s’arrête pas là.
— Roh ça va, je rigole ! Mais bon, si jamais t’as besoin de conseils, tu sais que t’as une pro sous la main.
Elle ricane, visiblement satisfaite d’elle-même, tandis que je lutte pour ne pas laisser transparaître mon exaspération.
Pas maintenant.
Pas après la veille.
Mais comme toujours, Gabi n’attend pas d’invitation pour se lancer dans l’un de ses récits croustillants, incapable de lire mon désintérêt.
— D’ailleurs, faut que je te raconte ma dernière dinguerie.
Je serre les dents. Je devine déjà où cette conversation va mener, et tout en moi crie que je n’ai aucune envie d’entendre les détails de sa nuit, pas après ce que j’ai vécu. Pourtant, je sais que je n’y échapperai pas.
— Tu te souviens du mec Tinder dont je t’ai parlé hier ?
Je hoche la tête, résignée.
— Eh bah… j’ai remis ça hier soir.
Elle affiche un sourire en coin, le genre de sourire satisfait qui accompagne toujours ses anecdotes, et je fais de mon mieux pour conserver une expression neutre.
— Deux soirs d’affilée ?
— Bah ouais, quand c’est bon, pourquoi se priver ?
Je voudrais hausser les épaules avec détachement, balayer ses paroles d’un sourire léger, mais une partie de moi envie cette aisance, cette facilité qu’elle a à assumer ses désirs, à les vivre sans contrainte ni culpabilité.
— Franchement, ce mec… J’ai rarement eu un gars aussi efficace. T’imagines pas ce qu’il m’a fait…
Je détourne le regard, incapable d’encaisser plus longtemps.
Je ne veux pas savoir.
Je n’ai pas envie d’entendre à quel point ce type était doué, à quel point elle a ressenti des choses que moi, je ne ressens plus.
Et puis, comme si cela ne suffisait pas, Gabi continue, toujours avec cette insouciance qui me désarme un peu plus à chaque mot.
— Et toi alors, Vincent te fait des surprises parfois ou c’est toujours la même chose ?
Je me crispe instantanément.
La question me percute comme une lame froide, et j’hésite une seconde de trop avant de répondre.
— Euh… Non, enfin… Il est bien, mais…
Les mots se délitent avant même que je ne puisse les rattraper.
Je me perds dans ma propre phrase, dans cette vérité que je ne veux pas affronter et que Gabi vient de pointer du doigt sans même s’en rendre compte.
Elle, en revanche, ne rate rien.
— "Il est bien, mais…" ?! Putain Cloé, t’as l’air de parler d’une machine à laver !
Elle explose de rire et je me force à sourire, mais ça sonne faux, creux, complètement déconnecté de ce que je ressens réellement.
— C’est pas ce que je voulais dire…
— Laisse tomber, t’as rien à dire, c’est encore pire.
Elle me lance un clin d’œil avant de se redresser, déjà prête à passer à autre chose.
— Un jour, faudra que tu m’expliques comment tu fais pour être fidèle, parce que moi, avec un mec plan-plan, je crois que je meurs.
Elle s’éloigne, me laissant seule derrière le comptoir, les pensées en vrac.
Je fixe l’écran de l’ordinateur, mais je n’y vois rien.
Ma tête résonne encore des éclats de son rire.
Et une phrase tourne en boucle.
T’as l’air de parler d’une machine à laver.
Je déglutis lentement.
Et pour la première fois, une idée se fraye un chemin en moi, sourde et implacable.
Et si Gabi avait raison ?
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