Chapitre 7 : 609

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Je m’efforce de garder les yeux rivés sur l’écran, de me concentrer sur les réservations en attente, de ne pas laisser mon esprit vagabonder, mais la matinée traîne en longueur et l’ennui s’installe, s’étire comme une ombre lente et insidieuse. Gabi, à côté de moi, s’amuse à faire tournoyer un stylo entre ses doigts, son regard errant sur le hall déserté, à l’affût du moindre mouvement susceptible de briser la monotonie. Elle soupire bruyamment, laisse retomber sa tête en arrière avant de lancer d’une voix plaintive :

— J’ai besoin d’une distraction. Un drame, un ragot… n’importe quoi.

Je souris légèrement, sans détourner les yeux de mon écran.

Et puis, comme si l’univers avait entendu son appel, la porte de l’hôtel s’ouvre dans un souffle discret.

Un simple réflexe me fait lever la tête, un automatisme conditionné par des heures derrière ce comptoir. Mais dès que mon regard se pose sur lui, quelque chose change.

Il entre d’un pas mesuré, assuré sans être arrogant, portant ce genre de costume dont la coupe parfaite ne laisse aucun doute sur la qualité du tissu. Une carrure maîtrisée, des épaules droites, un maintien impeccable, tout en lui respire la maîtrise, la précision, comme s’il appartenait à un monde où rien n’est laissé au hasard. Il n’a pas besoin de parler, pas besoin de chercher l’attention. Il l’aimante naturellement.

Je ne cherche pas à deviner son âge exact, mais je sais qu’il est plus âgé que moi. Peut-être quarante ans, peut-être un peu plus. Pas de fatigue visible sur son visage, pas d’usure, juste cette impression d’assurance tranquille qui semble envelopper chacun de ses gestes.

À ma gauche, je perçois un mouvement. Gabi se redresse légèrement, comme si son instinct l’avait immédiatement alertée d’une présence inhabituelle.

— Oh… souffle-t-elle dans un murmure amusé.

Je ne réponds rien, mais un sourire en coin me trahit.

Oui. Elle l’a vu aussi.

Je me force à détourner les yeux, à reprendre mon rôle, à me concentrer sur mon travail. C’est un client comme un autre, un homme parmi tant d’autres, rien de plus. Pourtant, cette pensée sonne creuse avant même que je ne la termine, parce que lorsqu’il s’approche du comptoir, il ne ralentit pas, ne jette pas un regard distrait à l’hôtel, ne s’attarde pas sur Gabi qui, pourtant, sait se rendre visible quand elle le veut.

Il vient droit vers moi.

Je ressens son regard avant même de le croiser. Une présence tangible, lourde sans être oppressante, un contrôle absolu sur l’espace qui l’entoure.

— Bonjour, Cloé.

Ma respiration se suspend une fraction de seconde.

Il connaît mon prénom.

Je fronce imperceptiblement les sourcils, mon cerveau s’activant déjà à toute vitesse pour tenter de comprendre. Est-ce un habitué de l’hôtel ? Un client déjà venu ici auparavant ? J’aurais dû le reconnaître, un homme comme lui ne s’oublie pas. Alors comment…

Puis il baisse légèrement les yeux.

Et je vois.

Mon badge.

CLOÉ.

Je me sens stupide instantanément, une chaleur diffuse montant à mes joues tandis que je me racle la gorge, essayant de dissimuler mon trouble.

— Ah… oui, bien sûr.

Ma voix est plus basse que je ne l’aurais voulu. Je me reprends aussitôt, me redressant légèrement, retrouvant mes automatismes.

— Vous avez une réservation ?

— Oui. Marc Lemoine.

Sa voix est exactement comme je l’imaginais. Grave, posée, sans précipitation, une voix qui ne cherche ni à séduire ni à imposer, juste à être entendue.

Je me concentre sur l’écran, fais défiler les noms, retrouve sa réservation. Suite exécutive. Chambre 609.

D’un geste parfaitement maîtrisé, presque mécanique, je tends la clé magnétique.

— Voici votre carte d’accès. Votre chambre est située au sixième étage. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous pouvez appeler la réception en composant le 900.

Une phrase que j’ai prononcée des centaines de fois. Une formalité.

Mais cette fois…

Il ne prend pas immédiatement la clé.

Il me regarde.

Un regard analytique, attentif, comme s’il s’attardait sur chaque mot, comme s’il en cherchait la véritable portée, comme s’il testait quelque chose, une réaction peut-être, un détail invisible aux yeux des autres mais que lui percevrait sans effort.

Puis, lentement, il arque un sourcil.

— Vraiment n’importe quoi ?

C’est subtil.

Infime.

Un rien dans l’intonation.

Mais suffisant pour faire naître un frisson sur ma peau.

Je cligne des yeux, tente de décoder ce qui vient de se passer. Est-ce que… ? Non. Je dois rêver. C’est mon imagination. C’est juste… une coïncidence.

Il attend une réponse.

Je pourrais en rire, hausser les épaules, balayer cette impression du revers de la main. Mais mon esprit est légèrement embrouillé, mes pensées trop floues, et avant même de réfléchir, je réponds :

— Euh… oui.

Ma voix sonne étrange. Trop hésitante, pas aussi assurée que je l’aurais voulu.

Un silence.

Puis, lentement, il tend la main et récupère la clé, ses doigts frôlant à peine le plastique, un mouvement calculé, maîtrisé, contrôlé, comme tout le reste.

— Merci, Cloé.

Il prononce mon prénom comme s’il le goûtait, lentement, avec une précision troublante.

Et sans un mot de plus, il se détourne et s’éloigne vers l’ascenseur.

Je reste figée quelques secondes, incapable de bouger, mon cœur battant un peu trop fort, un peu trop vite.

C’était… quoi, exactement ?

Un simple échange client ? Rien de plus ?

Alors pourquoi ai-je encore l’impression que son regard est sur moi, imprimé sous ma peau ?

Pourquoi mes doigts sont-ils légèrement crispés sur le comptoir ?

Pourquoi ai-je cette sensation étrange qu’il a vu quelque chose en moi que je n’ose pas encore voir moi-même ?

— Bordel…

La voix de Gabi me tire brutalement de mes pensées.

Je tourne la tête vers elle.

Elle me fixe, un sourire en coin, l’air beaucoup trop amusé.

— Ce mec… je te jure, lui, il pourrait me faire tout ce qu’il veut.

Je ne réponds pas.

Parce que, pour la première fois depuis longtemps, une pensée indésirable s’impose dans mon esprit.

Une pensée que je ne veux pas avoir.

Mais qui est là.

Tapie sous ma peau.

Et si moi aussi, je voulais voir jusqu’où il pourrait aller ?

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