Chapitre 8 : Le problème d'evier

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De retour derrière le comptoir, j’essaie de me concentrer sur mes mails, de retrouver ce mécanisme rassurant qui consiste à enchaîner les tâches sans y penser, à trier les réservations, à répondre aux demandes des clients avec cette efficacité maîtrisée qui, d’ordinaire, suffit à faire taire le bruit de mes pensées. Mais ce soir, rien ne semble fonctionner. Mon regard erre sur l’écran, les mots se mélangent, et je n’arrive pas à ignorer cette tension diffuse sous ma peau, ce poids imperceptible qui ne devrait pas être là. L’échange avec Marc a été bref, formel, sans la moindre ambiguïté. Un simple check-in, comme des dizaines d’autres dans la journée.

Alors pourquoi est-ce que j’y pense encore ?

Je secoue légèrement la tête, passe une main sur ma nuque comme pour en chasser la chaleur absurde qui continue de picoter sous ma peau. Concentre-toi, Cloé. Oublie ça. Mais avant même que je puisse réellement m’absorber dans quoi que ce soit, la sonnerie du téléphone résonne dans l’air calme de la réception, me faisant sursauter légèrement.

— Réception de l’hôtel, bonsoir !

La voix de Gabi est légère, professionnelle, comme toujours. Je continue de taper distraitement sur mon clavier, n’écoutant qu’à moitié, jusqu’à ce que son ton change imperceptiblement, jusqu’à ce qu’elle fronce légèrement les sourcils.

— Oui, bien sûr, quelle est votre chambre ?

Un silence. Infime. Presque imperceptible.

— Chambre 609…

Mon souffle se suspend à peine une fraction de seconde.

Je relève doucement les yeux et trouve le regard de Gabi posé sur moi, une lueur malicieuse dans le fond des prunelles. Elle ne me quitte pas des yeux, son sourire s’étire lentement, bien trop amusé, bien trop curieux pour être anodin.

Puis, d’un ton faussement surpris, avec cette pointe d’amusement qui me donne immédiatement envie de disparaître, elle ajoute :

— Oh… vous préférez que ce soit Cloé qui vienne ?

Mon estomac se serre instantanément.

Est-ce que j’ai bien entendu ?

Gabi reste silencieuse une seconde de plus, puis raccroche, se tourne vers moi avec ce sourire qui en dit beaucoup trop, et je le sais, je le sens, elle va s’engouffrer dans la brèche avant même que j’aie le temps de respirer.

— Chambre 609… ça te dit rien ?

Je fais de mon mieux pour garder une expression neutre, mais je sens déjà la chaleur monter à l’idée de ce qu’elle est en train d’insinuer.

— Qu’est-ce qu’il veut ? demandé-je, d’une voix que je voudrais détachée.

— Un problème avec l’évier de sa salle de bain.

Un évier.

Vraiment ?

Mon ventre se noue légèrement, pas par inquiétude, non, juste parce que la situation est absurde, parce que c’est un prétexte si banal que ça en devient suspect, parce que je ne peux pas m’empêcher de penser que c’est une excuse.

— Oh…

Gabi continue de m’observer avec une insistance qui me met mal à l’aise.

— Quoi ? lâché-je, peut-être un peu trop sèchement.

— Rien, rien…

Mais elle sourit toujours, et elle jubile clairement.

Je contourne le comptoir et attrape la clé de service, bien décidée à couper court à cette discussion avant qu’elle ne prenne une tournure incontrôlable, mais Gabi ne m’en laisse pas le temps.

— Tu veux que je vienne avec toi ?

— Non, c’est bon.

— Bonne chance avec ton évier, murmure-t-elle en ricanant.

Je lui lance un regard noir avant de m’engouffrer dans l’ascenseur, mais son rire flotte encore derrière moi, et soudain, alors que les portes se referment dans un léger glissement, je prends conscience de la situation.

Pourquoi est-ce que mon cœur bat trop vite ?

Pourquoi est-ce que j’ai cette impression étrange que je suis en train de marcher vers quelque chose que je ne maîtrise pas ?

Ce n’est qu’un client.

Ce n’est qu’un évier.

Rien d’autre.

Chambre 609.

J’inspire profondément, laisse mes doigts effleurer la porte une seconde avant d’oser frapper.

— Entrez.

Sa voix, calme, posée, sans urgence, résonne à travers le bois.

J’ouvre, entre.

Il est là, exactement comme tout à l’heure, sans la moindre différence, toujours cette présence ancrée dans l’espace avec une facilité déconcertante, toujours ce regard maîtrisé, ce contrôle parfait qui donne l’impression qu’il ne subit jamais rien, qu’il anticipe toujours tout. Il se tient près de la fenêtre, un verre d’eau à la main, et un instant, je me surprends à oublier la raison de ma venue.

Il ne ressemble pas à quelqu’un qui a un problème avec un évier.

— Bonjour, Cloé.

Toujours ce ton. Léger, doux, mais chargé de quelque chose d’indéfinissable.

Je referme discrètement la porte derrière moi, inspire un peu plus discrètement encore.

— Vous avez un souci avec l’évier, c’est ça ?

Il hoche lentement la tête, pose son verre sur la table d’un geste mesuré.

— Oui. Il fuit légèrement, juste en dessous.

Il désigne la salle de bain d’un simple mouvement de tête, et déjà, je me force à bouger, à me concentrer sur autre chose que l’atmosphère qui semble changer imperceptiblement autour de nous.

Je me baisse. Je regarde. Un mince filet d’eau goutte sous le meuble.

Rien de compliqué.

— Je vais jeter un œil.

Je m’accroupis.

Tends la main sous le meuble.

Mais il faut que je me penche davantage.

Je prends appui sur le rebord de la vasque, glisse légèrement en avant, sens la fraîcheur du carrelage sous mes genoux, la céramique contre mon ventre. Pour atteindre la fuite, je dois avancer encore, me plier un peu plus, m’étirer jusqu’à ce que mes épaules soient sous l’évier.

Et à cet instant précis, je le réalise.

Je suis totalement à quatre pattes.

Le silence est lourd.

Épais.

Marc ne dit rien.

Mais je sais qu’il est là.

Je le sens.

Son regard.

Il ne bouge pas, il ne parle pas, mais il regarde, et mon corps en prend conscience avant même mon esprit.

Je serre les dents, me concentre sur le robinet, me persuade que je suis idiote d’accorder autant d’importance à un simple moment, à une posture anodine, et pourtant…

Une image me revient.

La remarque de Vincent.

"Déjà la levrette, c’est une fois par an."

Une chaleur absurde s’enroule autour de ma nuque.

Pourquoi est-ce que je pense à ça maintenant ?

Je force un mouvement, resserre la bague du robinet.

Un dernier coup de clé.

L’eau cesse de couler.

Je pousse un soupir et me redresse enfin.

Marc est toujours là, debout, à m’observer.

— Voilà, c’était pas grand-chose.

Un silence.

— Merci.

Puis, d’une voix presque pensive :

— Tout le monde n’aurait pas eu ta patience… surtout dans une telle posture.

Mon souffle se bloque.

Je cligne des yeux, sentant un picotement sous ma peau.

Ce n’est qu’une phrase.

Rien de plus.

Et pourtant…

Ma nuque brûle.

Une chaleur sourde qui s’étire lentement jusqu’à ma poitrine, un frisson imperceptible qui remonte le long de ma colonne vertébrale et se loge dans le creux de mon ventre. Ce n’est rien. Ce n’est qu’une phrase, quelques mots lancés sans intention apparente, et pourtant, quelque chose s’accroche à moi, quelque chose que je n’arrive pas à dissiper, un trouble diffus qui rend l’air plus dense, plus chargé, presque étouffant.

J’essaie de sourire, de répondre quelque chose d’anodin, de transformer ce moment en une banalité comme une autre, mais ma voix hésite, vacille légèrement avant même que je ne l’emploie, et alors, au lieu de répondre immédiatement, je me contente de me redresser complètement, de lisser ma jupe d’un geste rapide, presque nerveux, comme si remettre un peu d’ordre dans mes vêtements pouvait me rendre mon équilibre intérieur.

— C’est… normal, murmuré-je finalement, ma voix un peu plus basse que prévu, un peu plus fragile aussi, sans que je ne comprenne pourquoi.

Marc ne dit rien. Il ne commente pas mon hésitation, ne cherche pas à combler le silence qui s’étire dangereusement entre nous. Il se contente d’incliner légèrement la tête, son regard toujours ancré au mien, une lueur indéchiffrable dans ses prunelles, quelque chose entre l’amusement et l’analyse, entre la curiosité et… autre chose.

— J’aime les personnes consciencieuses.

Un battement.

Je déglutis lentement.

Il n’y a aucune raison pour que cette phrase me trouble. Aucune.

Et pourtant, mon corps réagit avant même que je ne puisse le contrôler, un frisson minuscule qui me traverse, une tension qui se resserre doucement sous ma peau. Je détourne les yeux, joue nerveusement avec le bouton de mon chemisier, tire légèrement dessus comme si cela pouvait alléger l’atmosphère.

— Si vous avez besoin d’autre chose, vous pouvez appeler la réception, lâché-je un peu trop vite, cherchant à mettre un terme à cette conversation qui s’étire dans une direction que je ne maîtrise pas.

Marc ne répond pas tout de suite.

Il me regarde encore, silencieux, toujours aussi posé, toujours aussi sûr de lui, et j’ai la désagréable impression qu’il voit tout, qu’il comprend tout, même ce que je ne veux pas comprendre moi-même. Puis, après une seconde qui me paraît infiniment plus longue, un sourire imperceptible effleure le coin de ses lèvres, une esquisse à peine visible, un détail qui suffit pourtant à faire accélérer mon cœur d’une manière inexplicable.

— Je retiens l’information.

Sa voix est douce, presque trop.

Je hoche simplement la tête, le souffle court, et pivote immédiatement vers la porte, pressée de m’éloigner avant que quelque chose d’autre ne soit dit, avant que cette tension diffuse ne s’épaississe davantage. Mais au moment où je fais un pas en avant, mon pied accroche légèrement le tapis. Rien de dramatique, rien d’autre qu’un petit déséquilibre, une maladresse insignifiante, et pourtant, c’est suffisant pour me faire trébucher brièvement, pour me forcer à tendre la main vers le mur afin de retrouver mon équilibre.

Je n’ose pas me retourner.

Mais je l’entends.

Ce souffle, léger, à peine un rire, un amusement discret qu’il ne cherche même pas à masquer.

Mon visage s’embrase.

Sans demander mon reste, j’ouvre la porte et m’échappe dans le couloir, mon cœur battant bien trop vite. L’air extérieur me semble plus frais, mais il ne suffit pas à calmer l’agitation sous ma peau. Je marche d’un pas trop rapide vers l’ascenseur, appuie sur le bouton avec une précipitation que je trouve ridicule, et me force à inspirer profondément pour reprendre un semblant de contrôle.

Mais alors que les portes se referment sur moi, que mon reflet apparaît dans le miroir de l’ascenseur, je me rends compte que rien ne s’est vraiment calmé. Mes joues sont encore brûlantes, mon souffle encore un peu trop court, et surtout, mon ventre encore bien trop noué.

Et c’est à cet instant précis que je comprends.

Ce n’est pas seulement cette phrase, ce regard ou ce sourire discret qui me hantent.

C’est le fait que, pendant quelques secondes, quelques instants à peine…

J’ai aimé ça.

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