Chapitre 9 : Le poids d'un rien
Juste un problème d’évier.
Rien d’inhabituel.
Rien qui mérite que je reste figée ici, dans ce couloir désert, le dos contre le bois de la porte, incapable de bouger, incapable de reprendre mes esprits aussi facilement que je le voudrais, incapable de faire taire cette chaleur diffuse qui continue d’onduler sous ma peau comme une tension électrique mal contenue.
Je prends une inspiration discrète, profonde, tente d’expulser tout ça d’un seul souffle, comme si l’oxygène pouvait m’aider à clarifier mes pensées, à reprendre le contrôle, à balayer cette sensation idiote d’avoir franchi une limite invisible sans même en avoir eu conscience.
Mais l’image me revient aussitôt.
Moi, à genoux sous l’évier, la jupe remontée juste assez pour ne pas entraver mes mouvements, les mains tendues sous la tuyauterie, le front plissé par la concentration.
Lui, debout derrière moi, immobile, silencieux.
Son regard.
Cette présence.
Ce temps suspendu.
Et puis, sa voix.
"Surtout dans une telle posture."
Je rouvre les yeux brusquement, agacée contre moi-même, secoue la tête comme si ce simple mouvement pouvait expulser la pensée de mon esprit, redresse les épaules et reprends le chemin de l’ascenseur d’un pas volontairement mesuré, comme si le simple fait de faire comme si de rien n’était pouvait suffire à me convaincre que rien n’a d’importance, que cette seconde étrange, ce battement silencieux entre nous, ne signifie rien.
C’est fini.
Je dois retourner bosser.
Mais alors pourquoi ai-je l’impression que quelque chose a changé ?
Retour à la réception
Le hall est toujours aussi calme, l’ambiance feutrée propre à l’hôtel ayant repris ses droits, et derrière le comptoir, Gabi est affalée sur son siège, absorbée par l’écran de son téléphone, un pied replié sous elle, la mâchoire légèrement serrée, concentrée sur un jeu ou sur une conversation sans importance.
Je pense naïvement pouvoir regagner ma place sans attirer son attention, glisser derrière l’ordinateur, reprendre mon travail comme si je n’avais pas cette sensation étrange logée sous la peau, comme si je n’étais pas encore troublée par quelque chose que je ne comprends pas.
Erreur.
À peine ai-je posé un pied derrière le comptoir qu’elle relève la tête, son regard pétillant déjà braqué sur moi, et je n’ai même pas le temps de m’asseoir qu’elle referme son téléphone d’un geste souple et balance, d’un ton bien trop innocent pour ne pas être suspect :
— Alors, il était comment, l’évier ?
Je me fige imperceptiblement, une micro-seconde de retard que je tente aussitôt de masquer, mais c’est trop tard, je le sens déjà, ce petit sourire en coin qui commence à s’installer sur son visage, cette lueur d’amusement qui danse dans ses yeux, ce plaisir évident qu’elle prend à me voir réagir avant même que je n’aie ouvert la bouche.
— Nickel. Problème réglé.
Je m’installe derrière l’écran, clique volontairement sur une réservation au hasard, tente de lui montrer que ça n’a pas d’importance, que je ne joue pas à ce jeu-là, que je suis parfaitement calme et détachée.
Mais elle ne lâche pas.
Je la sens qui m’observe, qui me scanne, qui attend la faille.
Elle plisse légèrement les yeux, bascule sur son siège en croisant les bras sur sa poitrine, une jambe qui s’agite doucement, un sourire qui ne demande qu’une excuse pour s’élargir.
— T’as mis du temps, quand même.
Je garde mon regard fixé sur l’écran, fais mine de taper quelques touches, prends mon temps avant de répondre, comme si je ne prêtais même pas attention à sa remarque, comme si elle ne méritait pas de réponse.
— Fallait bien que je trouve d’où venait la fuite.
Un silence.
Un battement de trop.
Et puis, d’un ton faussement innocent, elle lâche, avec cet air de petite peste qui a trouvé son moment préféré de la journée :
— Dis-moi… Tu l’as réparé avec les mains, ou t’as dû y aller avec la bouche ?
Ma respiration se bloque une fraction de seconde.
— Quoi ?!
Gabi éclate de rire, se redresse en posant ses coudes sur le comptoir, ravie de sa connerie.
— Bah quoi ?! Avec un mec comme ça, on sait jamais.
Je sens la chaleur monter sur mon visage, ce fichu picotement sur ma nuque qui revient en force, la brûlure diffuse d’un malaise qui n’a rien à voir avec le fait que Gabi me taquine, qui n’a rien à voir avec elle.
Parce que le problème, ce n’est pas ce qu’elle dit.
Le problème, c’est que j’y ai pensé avant elle.
— T’es vraiment tordue, lâché-je en secouant la tête, tentant d’adopter un ton désinvolte, tentant de balayer sa phrase d’un simple soupir agacé.
Mais elle, elle ne se laisse pas berner.
Elle me regarde en coin, ce sourire toujours accroché à ses lèvres, cette satisfaction tranquille d’avoir touché quelque chose sans même avoir eu besoin de forcer.
— Tordue, moi ? Eh oh, t’as vu comment il t’a regardée, ton client ?
Je ne réponds pas.
Je garde les yeux fixés sur mon écran.
Je ne veux pas jouer à ce jeu-là.
Surtout ne pas montrer que ça m’a traversé l’esprit, que je sens encore son regard sur moi, que je ressens encore cette tension indéfinissable au creux de mon ventre.
Mais Gabi n’a pas besoin d’un aveu.
Elle ricane doucement, puis se redresse lentement, comme satisfaite de son petit effet.
— Ouais… c’est bien ce que je pensais.
Je souffle discrètement, tapote un peu trop fort sur mon clavier.
Ne pas répondre.
Ne pas relever.
Surtout ne pas alimenter.
Mais alors que j’essaie de penser à autre chose, alors que j’essaie d’enchaîner sur un sujet totalement différent, sa voix résonne, presque innocente, mais pas tant que ça :
— Écoute, si jamais t’as un doute, repasse voir Marc ce soir. J’suis sûre qu’il trouvera un autre problème à te faire réparer.
Je lève les yeux au ciel.
Je tente un sourire forcé.
Mais c’est trop tard.
Parce que cette idée vient de s’imprimer quelque part dans mon esprit.
Et elle refuse d’en sortir.
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