Chapitre 10 : Pulsion

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La réception s’est enfin vidée, le flot ininterrompu de clients, de questions, de demandes urgentes et de conversations feutrées s’est apaisé jusqu’à ne devenir plus qu’un léger murmure en fond, une présence discrète qui n’exige plus mon attention immédiate. J’ai les yeux rivés sur l’écran de l’ordinateur, mes doigts tapotent machinalement sur le clavier, suivant le protocole, suivant la routine, suivant ce que j’ai fait des centaines de fois sans même y penser, mais ce soir, tout me semble plus difficile, chaque tâche me demande un effort que je n’ai pas l’habitude de fournir, chaque seconde me semble plus longue, plus lourde, plus dense.

Je ne devrais pas être dans cet état.

Je devrais me sentir bien, soulagée même, maintenant que la soirée touche à sa fin, maintenant que le silence revient peu à peu, maintenant que je peux enfin respirer un peu.

Mais mon corps ne veut pas de ce silence.

Il est tendu, fébrile, agité d’un tiraillement sourd que je connais trop bien, un manque diffus qui s’insinue en moi, qui se fixe là, juste sous ma peau, qui palpite doucement comme une brûlure contenue, un feu lent et insistant qui refuse de s’éteindre.

Je tente de l’ignorer, tente de me concentrer sur mes tâches, tente de faire semblant que tout est normal.

Mais je sais très bien que rien ne l’est.

Parce que depuis le début de la soirée, depuis que je l’ai vu traverser ce hall, depuis que son regard s’est posé sur moi avec cette intensité calme et maîtrisée, je n’arrive plus à penser à autre chose.

Marc.

Sa voix.

Sa façon de me regarder sans rien dire, sans bouger, comme s’il savait déjà tout ce qui se passait en moi, comme s’il lisait au-delà de ce que je voulais bien montrer, comme s’il n’attendait rien… et pourtant, tout.

Une chaleur s’installe dans mon ventre.

J’ai besoin de respirer.

J’ai besoin de m’éloigner.

J’ai besoin de céder.

— J’vais aux toilettes, soufflé-je à Gabi, qui ne lève même pas les yeux de son téléphone.

Je me lève doucement, sans précipitation, sans rien laisser paraître, puis je traverse le hall d’un pas maîtrisé, un pas qui ne laisse rien deviner du chaos qui gronde en moi, de ce feu qui me brûle de l’intérieur, de cette attente impossible à calmer.

Quand je pousse la porte des toilettes du personnel, c’est comme si le monde entier se refermait derrière moi, comme si ce petit espace exigu et faiblement éclairé devenait un sanctuaire, un endroit où je pouvais enfin cesser de lutter, un endroit où je pouvais laisser tomber les apparences.

L’air est plus lourd ici.

Plus dense.

Plus oppressant.

Et peut-être que ce n’est pas l’air.

Peut-être que c’est moi.

Je souffle doucement, pose mes mains sur le rebord du lavabo, baisse les yeux vers mon reflet.

Je ne me regarde pas vraiment.

Je ne veux pas voir ce qu’il y a dans mes yeux.

Je sais déjà ce que je vais faire.

Mes doigts glissent sur le verrou et le tournent lentement.

Un petit clic.

Je tends l’oreille, j’écoute.

Aucun bruit.

Personne.

Parfait.

Je me redresse, m’adosse contre la porte, ferme lentement les paupières.

Je prends une inspiration, puis une autre.

Mon cœur bat plus vite.

Je le sens dans ma poitrine, dans ma gorge, dans mon ventre, une pulsation sourde et insistante qui ne demande qu’une chose : qu’on lui cède.

Ce n’est pas la première fois.

Ce ne sera pas la dernière.

Mes mains descendent lentement, frôlent mon ventre, caressent ma peau à travers le tissu de ma blouse, effleurent le bord de ma jupe avant de l’attraper du bout des doigts, la remontant doucement, juste assez pour dégager mes cuisses, pour sentir l’air plus frais effleurer ma peau brûlante, pour me donner cette sensation de liberté, cette sensation d’abandon.

Un frisson me parcourt.

Je ne réfléchis plus.

Je n’ai plus envie de réfléchir.

Mes doigts glissent sous le tissu fin de ma culotte, effleurent cette chaleur intense qui ne demandait qu’à être touchée, qui palpite contre ma paume, impatiente, exigeante, trop sensible après tant d’heures à la contenir, à la brider, à la faire taire alors qu’elle hurlait déjà.

Une onde de plaisir me traverse.

Je cambre légèrement les reins, mon dos s’arc-boute contre la porte, mes hanches bougent d’elles-mêmes, cherchant plus, cherchant ce soulagement que je repousse depuis trop longtemps.

Mon souffle devient plus court.

Plus erratique.

Mes doigts trouvent leur place, accélèrent doucement, je me laisse aller, je n’ai plus le choix, mon corps réclame ce qu’il veut, ce dont il a besoin, ce dont il manque.

Et c’est là que l’image revient.

Marc.

Son regard.

Cette manière qu’il a de m’observer sans jamais détourner les yeux, sans rien dire, sans rien faire, mais avec tout ce contrôle, tout ce pouvoir invisible qu’il exerce sur moi sans même me toucher.

Sa voix résonne dans mon esprit, limpide, grave, implacable.

"Tout le monde n’aurait pas eu ta patience… surtout dans une telle posture."

Un frisson violent me traverse.

Je ne devrais pas penser à ça.

Je ne peux pas penser à ça.

Mais c’est trop tard.

Le souvenir m’emporte, son regard, son souffle, son ombre sur moi, l’espace qu’il occupe sans rien exiger et pourtant il prend tout.

Je suis si proche.

Encore un peu…

Encore un—

BAM.

Un coup brutal contre la porte.

Mon cœur explose dans ma poitrine.

— Y’a quelqu’un ?

Je me fige.

Mon corps entier est secoué d’un spasme de panique, mes doigts se crispent, se retirent trop vite, comme si j’avais été brûlée, comme si j’avais été prise en faute.

— O… Oui !

Ma voix tremble.

Je ne respire plus.

— Désolé, je savais pas si c’était occupé.

Une voix masculine.

Un client.

Putain.

Je baisse les yeux sur ma jupe remontée, mes cuisses nues, mes mains tremblantes.

D’un geste trop brusque, je rabaisse ma culotte, lisse le tissu, tente de calmer les tremblements qui parcourent mes doigts, tente de retrouver une respiration normale alors que je suis encore suspendue entre l’envie et la frustration.

— J’ai… j’ai presque fini.

Ma gorge est sèche.

L’homme s’éloigne.

Ses pas résonnent dans le couloir.

Mais c’est trop tard.

L’instant est brisé.

Je rouvre les yeux.

Mon reflet me renvoie une image troublante, mes joues rouges, mon cou légèrement marqué, mes cheveux un peu plus en désordre, ma poitrine qui se soulève encore trop vite.

Je me racle la gorge, ouvre le robinet, laisse l’eau couler sur mes doigts, puis sur mon visage.

Je veux me calmer.

Mais mon corps ne veut pas oublier.

Et tandis que je lisse ma jupe d’un geste fébrile, une pensée s’impose à moi avec une clarté effrayante.

Ce n’est pas normal

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