Chapitre 12 : Verres vides, vérités pleines

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Le bar est plein, saturé d’éclats de voix, de bribes de conversations qui s’entremêlent dans un brouhaha familier. Derrière le comptoir, les bouteilles s’alignent sous la lumière tamisée, renvoyant des reflets dorés à chaque mouvement du barman.

Je suis installée dans une banquette, coincée entre Thomas et Sophie, en face de Juliette et Antoine.

D’habitude, j’aime ces soirées.

D’habitude.

— J’te jure, on devrait acheter un appart, dit Juliette en attrapant la main de Thomas, ses doigts jouant distraitement avec les siens. Ça nous éviterait de claquer un loyer pour rien…

— Ouais, mais après, c’est tout un engagement, répond Thomas, le ton hésitant, comme s’il pesait le poids exact de chaque mot.

— Comme si t’étais pas déjà engagé, mec, ricane Antoine, le bras passé autour de la taille de Sophie.

Les rires fusent, éclatent autour de moi, emplissent l’espace sans effort.

Je reste silencieuse.

Comme toujours.

La conversation glisse sur la vie de couple, les projets communs, le futur. Mariage, maison, enfants.

Tout ce que je suis censée vouloir.

Tout ce que je devrais envisager avec Vincent.

Tout ce qui, à cet instant précis, me donne envie de boire encore.

Je porte mon verre à mes lèvres et prends une longue gorgée, laissant l’alcool réchauffer ma gorge avant de s’étendre en moi, brouillant légèrement les contours de mes pensées, adoucissant tout… sans vraiment atténuer ce qui dérange.

— Et vous alors ? demande Juliette en se tournant vers moi avec un sourire. Avec Vincent, ça se passe bien ?

Je redresse la tête, surprise par la question.

— Oui… bien sûr.

Le sourire vient tout seul, un automatisme bien rodé, une réponse qui ne nécessite même pas de réflexion.

— Ça fait combien d’années déjà ? enchaîne Sophie, son regard pétillant.

— Huit ans.

Un court silence.

Thomas écarquille légèrement les yeux.

— Putain, c’est énorme.

— C’est beau, ajoute Juliette, son sourire sincère. Vous êtes un exemple, sérieux.

Un exemple.

Je bois une nouvelle gorgée.

Plus longue.

Plus lente.

Pourquoi ces mots ne me font-ils rien ?

Pourquoi est-ce que je ne ressens rien en les entendant ?

— Et niveau sexe, ça va ? lance Antoine avec un sourire provocateur, son regard malicieux s’attardant sur moi.

Sophie lui donne une tape sur l’épaule.

— T’es con !

Les rires éclatent de nouveau autour de moi.

Je devrais rire aussi.

Je devrais hausser les épaules, lever les yeux au ciel, balancer une phrase anodine pour évacuer le sujet comme je l’ai toujours fait.

Mais au lieu de ça…

Les mots sortent avant que je ne puisse les retenir.

— Franchement… c’est chiant, non ?

Un silence brutal.

Une cassure nette dans l’atmosphère légère de la table.

Les rires s’éteignent, et je sens les regards converger vers moi, surpris, curieux, peut-être même un peu gênés.

Mon cœur rate un battement.

J’ai parlé trop vite.

— Enfin, je veux dire…

J’attrape mon verre, tourne légèrement le poignet, laisse le liquide tourner doucement dans son contenant, évitant leurs regards une fraction de seconde de trop.

— Chiant ? répète Juliette, intriguée.

— Bah… ouais.

Je hausse vaguement les épaules, comme si c’était une évidence, comme si je n’étais pas en train d’avancer sur un terrain glissant sans filet pour me rattraper.

— J’veux dire…

Je fais tourner mon verre entre mes doigts, cherchant mes mots, cherchant comment formuler ce que je ressens sans trop en dire.

— Métro, boulot, missionnaire… levrette le dimanche.

Le silence se fige.

Même la musique d’ambiance semble avoir baissé.

Je relève les yeux.

Thomas a les sourcils légèrement haussés.

Juliette cligne des paupières.

Sophie fixe son verre comme si elle espérait y trouver une échappatoire.

Antoine, lui, explose de rire.

— Ah ouais, t’es torchée.

Sophie laisse échapper un petit rire nerveux, une tentative maladroite de ramener un peu de légèreté.

— Bah… au moins, c’est régulier, tente-t-elle.

Je pourrais rire aussi.

Mais je ne le fais pas.

Je prends une autre gorgée, trop grande, trop rapide, et sens l’alcool s’insinuer un peu plus profondément en moi, chauffant ma peau, brouillant juste assez mes pensées pour que les filtres habituels s’effacent.

— Sérieusement, ça vous excite encore, vous ?

Silence.

Thomas se racle la gorge.

— Bah… oui.

Juliette acquiesce aussitôt.

— Quand t’aimes la personne, tu trouves toujours du plaisir, non ?

Sophie hoche la tête.

— Le truc, c’est qu’il faut entretenir la flamme.

La flamme.

J’esquisse un sourire, un peu vague, un peu flottant.

— La flamme…

Je fais glisser mon doigt le long du bord de mon verre.

— C’est pas juste une question de flamme… c’est que c’est toujours pareil, quoi.

Je me redresse légèrement, mes coudes trouvant appui sur la table.

— À quel moment on se dit "tiens, et si on faisait un truc qui sort de l’ordinaire ?"

Mes yeux passent de l’un à l’autre, cherchant une réaction, un signe que je ne suis pas la seule à penser ça, que ce que je ressens n’est pas totalement anormal.

— Franchement, vous faites quoi de différent ?

Les couples échangent un regard.

Un peu mal à l’aise.

Antoine lève sa bière avec un sourire.

— Bah, je sais pas… on change de position ?

Sophie lui donne une tape sur l’épaule.

— Arrête, toi !

Je ricane, mais au fond, je n’en ai pas envie.

— Voilà… changer de position, c’est l’innovation la plus folle.

Je secoue la tête et bois encore.

— On est coincés dans un mode automatique. On a l’impression que c’est comme ça que ça doit être, mais au final… on fait rien d’excitant.

Je m’arrête brusquement.

Je suis allée trop loin.

Je sens mes joues chauffer, mais je ne sais pas si c’est l’alcool ou ce que je viens de dire.

Antoine prend une gorgée de bière, un sourire au coin des lèvres.

— Et qu’est-ce qui serait excitant, alors ?

Sa question flotte entre nous.

Elle est légère en apparence.

Mais je vois bien qu’elle ne l’est pas.

J’ouvre la bouche.

Mais aucun mot ne sort.

Parce que je n’ai pas la réponse.

Enfin…

Je ne veux pas l’avoir.

Alors je secoue la tête, feins un rire, pose mon verre avec un peu trop de force.

— Laisse tomber. J’suis pompette, j’dis de la merde.

Sophie ricane.

— T’as raison, bois de l’eau avant de balancer un dossier encore pire.

Les conversations reprennent.

Mais moi, je suis ailleurs.

Parce que j’ai dit tout haut ce que je n’avais jamais osé penser.

Et le pire…

C’est que je ne sais pas ce que j’attends vraiment.

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