Chapitre 15 : Impulsion

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J’inspire profondément, laissant l’air nocturne s’engouffrer dans mes poumons avec cette illusion qu’il pourra effacer ce que je ressens, qu’il pourra calmer ce nœud diffus dans ma poitrine, cet écho sourd qui bat en moi depuis que ma journée a commencé, depuis que mes pensées dérivent sans que je ne puisse les contenir.

Je ne vais pas y aller.

Les mots se répètent, encore et encore, comme une incantation que je me force à croire, comme une évidence que je tente de fixer dans mon esprit alors que je termine mon service, alors que je passe en revue chaque détail, que je donne mes dernières consignes au veilleur de nuit, que je garde ce ton neutre, cette façade impassible, ces gestes fluides et maîtrisés que j’ai répétés des centaines de fois sans jamais y penser.

Mais ce soir…

Ce soir, rien ne semble normal.

Mon sac sur l’épaule, je salue mon collègue d’un signe de tête, franchis les portes vitrées, laisse l’air frais me cueillir avec une brutalité qui me fait légèrement frissonner, un contraste net entre le calme artificiel de l’hôtel et cette nuit plus vivante que moi, plus réelle, plus tranchante.

Je rentre chez moi.

Comme d’habitude.

Comme chaque soir.

Je traverse le parking désert, mes pas résonnant doucement sur l’asphalte, un bruit régulier, mécanique, presque hypnotique. D’un geste machinal, je sors mon téléphone, le déverrouille sans même y penser, un automatisme que je ne contrôle pas, une distraction sans but, un réflexe qui ne sert qu’à remplir l’espace entre une pensée et la suivante.

Et puis, sans comprendre pourquoi, sans même avoir conscience du moment exact où tout bascule, je m’arrête.

Mon regard glisse.

La façade de l’hôtel.

Derrière ces murs, Marc est encore là.

Une chaleur inattendue s’enroule autour de mon ventre, diffuse, lente, insidieuse.

Un frisson me traverse, remontant ma colonne vertébrale avec une langueur troublante, mais ce n’est pas le froid qui me saisit, ce n’est pas la nuit qui me fait trembler.

C’est autre chose.

Un courant.

Un appel.

Je devrais continuer à avancer, rejoindre ma voiture, rentrer chez Vincent, retrouver mon lit, mon quotidien, tout ce que je connais, tout ce qui devrait être suffisant.

C’est ce que je vais faire.

C’est ce que je dois faire.

Mais mes jambes restent figées.

Un battement.

Puis un autre.

Et toujours ce vide autour de moi, ce silence qui semble s’étirer, suspendu à quelque chose que je n’ose pas encore formuler, quelque chose qui s’impose à moi sans que je n’aie le temps de le comprendre.

Je ferme les yeux.

Trente secondes.

Trente secondes où tout se joue, où chaque battement de mon cœur devient une réponse à une question que je ne me suis pas posée, où mon souffle devient plus court, plus profond, plus irrégulier, où mon corps décide avant moi, où il sait déjà ce que je vais faire avant même que mon esprit ait eu le temps de s’y opposer.

C’est une impulsion.

Brutale.

Irréversible.

Avant que je ne puisse réfléchir, avant que je ne puisse freiner cet élan qui me soulève de l’intérieur, je fais volte-face et remonte les marches de l’hôtel.

La porte automatique s’ouvre dans un léger souffle, un murmure mécanique qui accompagne le chaos de mes pensées, et aussitôt, je sens le regard du veilleur de nuit se poser sur moi, un simple mouvement de tête, un froncement de sourcils, un instant où tout pourrait s’effondrer si je laisse place au doute.

— Un problème ?

Ma voix sort trop vite.

— J’ai… juste oublié quelque chose.

C’est faux.

Tout est faux.

Et pourtant, je n’hésite pas.

Je traverse le hall sans ralentir, sans détourner les yeux, sans même me donner la possibilité d’arrêter ce que je suis en train de faire, comme si je craignais qu’à tout moment, quelque chose ou quelqu’un ne me retienne, que l’univers lui-même ne cherche à m’arrêter avant qu’il ne soit trop tard.

Mais il est déjà trop tard.

Mon doigt appuie sur l’appel de l’ascenseur.

Ma poitrine se soulève trop vite sous l’effet d’une respiration que je n’arrive plus à contrôler, mes jambes sont légèrement fébriles, mes mains un peu trop crispées sur la lanière de mon sac.

Les portes s’ouvrent.

Je monte.

609.

Je le sais.

Je l’ai mémorisé sans même m’en rendre compte, comme si ce chiffre s’était imprimé en moi bien avant que je n’aie conscience de ce qu’il représentait, comme si je l’avais su depuis le début, comme si, dès que je l’avais prononcé pour lui remettre sa clé, il m’appartenait déjà.

L’ascenseur glisse dans un silence feutré, mais en moi, tout hurle.

Je ne pense plus.

Je ressens.

Le trajet est une éternité et une fraction de seconde à la fois, une contraction du temps, un vertige où je me perds, où je me laisse tomber, où je ne sais plus ce qui est réel et ce qui est fantasme.

Quand les portes s’ouvrent sur le couloir du sixième étage, je vacille une fraction de seconde, mes talons résonnant à peine sur la moquette alors que j’avance sans même regarder autour de moi, sans même vérifier si quelqu’un pourrait me voir, focalisée sur une seule chose.

La porte au bout du couloir.

Chaque pas me rapproche un peu plus de l’inévitable, chaque battement de mon cœur s’intensifie, cogne contre mes côtes, s’accorde au rythme de mon souffle qui ne parvient plus à retrouver un semblant de mesure.

Je devrais partir.

Je pourrais partir.

Mais ma main se lève avant même que je ne prenne cette décision, mes doigts effleurent le bois avec une lenteur presque irréelle, mon corps tremble légèrement sous l’intensité de cette tension qui me consume, et alors que mon esprit hurle encore que j’ai le choix, je frappe.

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