Chapitre 16 : Le seuil

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Le silence du couloir s’étend autour de moi comme une vague sourde, pesante, étouffante, un vide qui semble amplifier chaque détail, le bruit de mon souffle un peu trop court, la chaleur diffuse sous ma peau, la tension qui pulse lentement dans mon ventre, une sensation oppressante et délicieuse à la fois, comme si tout mon corps savait déjà ce que mon esprit s’acharne encore à ignorer.

J’ai frappé.

Et maintenant, je reste là, figée, les doigts toujours suspendus à quelques centimètres du bois de la porte, incapable de bouger, incapable de reculer, incapable de respirer autrement qu’en courtes inspirations nerveuses, tentant désespérément de calmer le martèlement irrégulier de mon cœur qui cogne dans ma poitrine, tambourine dans mes tempes, vibre jusque dans mes poignets.

Je pourrais partir.

Je pourrais faire demi-tour, redescendre ces quelques étages, traverser le hall sans un mot, monter dans ma voiture, rentrer chez moi, retrouver la chaleur rassurante des draps de Vincent, glisser mon corps contre le sien et prétendre que cette nuit n’a été qu’un moment d’égarement, une simple impulsion que j’ai su réprimer, une tentation fugace que j’ai été assez forte pour repousser.

Mais je ne bouge pas.

Et le bruit feutré d’un mouvement à l’intérieur me fige un peu plus encore.

Les secondes s’étirent, se dilatent, se suspendent dans un flottement irréel, un battement d’attente qui résonne dans mon ventre et qui me donne l’impression d’être prise dans une boucle où tout se joue déjà, où tout est déjà décidé.

Puis, lentement, la poignée s’abaisse.

Le bruit est infime, presque imperceptible, et pourtant, il fait l’effet d’un coup de tonnerre à l’intérieur de moi, un choc qui me traverse, un frisson brutal qui remonte le long de ma colonne vertébrale, électrise mes nerfs, durcit mes muscles dans une tension délicieuse, étire encore plus mon souffle déjà retenu.

La porte s’ouvre.

Et Marc est là.

Droit, calme, immobile dans l’encadrement, son regard immédiatement ancré dans le mien, une intensité impassible, une absence totale de surprise, comme si ma présence à cette porte n’avait rien d’imprévu, comme s’il savait que ce moment arriverait, comme si, depuis le début, depuis notre premier échange, depuis ce regard trop appuyé à la réception, depuis cette fuite dans la chambre 609, il attendait simplement que je finisse par comprendre ce que lui savait déjà.

Et c’est précisément cette évidence, cette certitude silencieuse dans sa façon de me regarder, qui me coupe le souffle un peu plus encore, qui resserre ce nœud de chaleur dans mon ventre, qui me fait prendre conscience que j’ai déjà basculé bien avant d’avoir frappé à cette porte.

Il ne dit rien.

Il ne me pose pas de questions.

Il ne cherche pas à combler le silence, parce qu’il sait que ce silence est la réponse en lui-même, parce qu’il sait que dans cet instant suspendu, dans ce battement d’air entre nous, dans cette tension qui s’épaissit comme une marée montante, je suis en train de me trahir toute seule, de révéler ce que je ne veux pas encore formuler, de lui offrir sur un plateau la preuve que je suis venue ici pour autre chose qu’une simple conversation.

Et pourtant, il parle, enfin, sa voix grave et posée glissant sur ma peau comme une caresse invisible, une lame fine et précise qui tranche ce qu’il reste encore de résistance en moi.

— Tu viens pour discuter… ou pour plus ?

Le choc de cette question se diffuse dans mon ventre comme une onde, un poids qui se répercute dans chaque muscle, chaque nerf, chaque frisson qui court sous ma peau et m’ébranle sans que je puisse y échapper.

J’ouvre la bouche, je veux répondre, je veux dire "pour discuter", je veux prétendre que je n’ai pas encore cédé, que je peux encore choisir, que tout ceci est un simple hasard, une coïncidence, une impulsion sans conséquences, mais les mots se brisent dans ma gorge avant même d’avoir pu exister, et ce qui s’échappe à la place, ce qui tombe entre nous avec une lenteur douloureuse, ce qui scelle l’instant avec une finalité implacable, c’est une phrase que je ne comprends pas encore tout à fait.

— Pour plus.

Une seconde s’écoule, peut-être deux, une éternité où tout semble basculer sans bruit, où je sens son regard s’attarder sur moi, glisser sur mes traits, lire en moi avec une acuité déstabilisante, décortiquer chaque infime réaction, chaque frisson qui me trahit, chaque hésitation qui vient d’être balayée par mes propres mots.

Puis, sans rien dire de plus, sans aucun geste brusque, sans la moindre précipitation, il recule légèrement et pousse la porte en grand, m’ouvrant l’espace comme on ouvre un passage vers quelque chose d’inconnu, comme on me tend la main sans jamais m’y forcer.

Je pourrais encore partir.

Je pourrais reculer.

Je pourrais dire que j’ai fait une erreur, que je me suis trompée, que je ne veux pas ça.

Mais mes jambes bougent avant même que mon esprit ne réagisse.

Et je franchis le seuil.

La porte se referme derrière moi, et dans ce bruit feutré, dans cet instant où le couloir disparaît, où le monde extérieur cesse d’exister, je comprends que tout a changé.

Je ne peux plus faire marche arrière.

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