Chapitre 32 : Le refuge

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Je frotte mes paumes contre mes yeux gonflés, mais rien n’efface cette sensation d’épuisement qui me colle à la peau. Le matin s’étire en longueur, les bruits feutrés de l’hôtel m’enveloppent d’une ambiance monotone et répétitive, pourtant, tout semble étrangement lointain. Je fonctionne en pilote automatique, distribuant des sourires mécaniques aux clients, répondant aux demandes sans même y réfléchir, mais à l’intérieur, je suis ailleurs.

Quand Gabi débarque derrière le comptoir, son café à la main et ses cheveux encore légèrement humides d’une douche rapide, elle me scrute à peine quelques secondes avant de froncer les sourcils.

— Toi, t’as pleuré.

Je baisse instinctivement la tête, pas assez vite cependant pour qu’elle ne capte pas l’ombre de mes cernes. Son ton n’a rien d’accusateur, rien de moqueur non plus. Juste une affirmation brute, franche, typiquement Gabi.

— Ça se voit tant que ça ?

Elle hausse un sourcil en soufflant sur son café brûlant.

— À peine. Genre… juste assez pour que même un aveugle le remarque.

Je ris un peu, un son creux qui ne me ressemble pas, mais qui allège malgré tout la tension que je ressens. Elle ne pose pas de questions. Pas encore. Elle attend que je parle, que je m’ouvre de moi-même.

Le service passe dans un flou étrange, ponctué de coups d’œil furtifs de Gabi dans ma direction. Je sais qu’elle me surveille, qu’elle attend son moment. Il arrive en fin de journée, quand l’hôtel commence enfin à se calmer.

Elle se hisse sur le bord du comptoir, croise les bras et m’observe un instant avant de lâcher d’un ton faussement désinvolte :

— Ce soir, c’est soirée chez moi. Vin, pizza, et pas d’hommes. Ça te tente ?

Je relève la tête vers elle, prise de court.

— Hein ?

— T’as besoin de souffler. Et j’ai besoin de compagnie. Donc, t’as pas le choix.

Je devrais dire non. Je devrais prétexter la fatigue, la rupture, l’envie d’être seule… mais la vérité, c’est que je ne veux pas rentrer chez moi.

Alors, je hoche la tête.

— Ok.

Un sourire satisfait éclaire son visage.

— Bonne décision, princesse.

L’appartement de Gabi est exactement à son image : un mélange de chaos et de chaleur, un espace vivant qui oscille entre un désordre maîtrisé et une personnalité éclatante. Un canapé envahi de coussins, une bibliothèque trop remplie pour sa taille, des vêtements jetés sur une chaise sans vraiment donner l’impression de déranger. L’odeur d’un parfum sucré flotte dans l’air, entremêlée aux effluves d’un encens oublié. Tout ici respire la vie, l’énergie, tout l’inverse du vide oppressant qui me ronge depuis des jours.

— Fais comme chez toi, lance Gabi en poussant la porte du salon du pied, balançant son sac sur le canapé avant d’ouvrir une bouteille de vin sans même me demander si j’en veux.

Un rire discret m’échappe, un vrai, le premier depuis des heures. Depuis des jours, peut-être.

— C’est pas trop le bordel ? demande-t-elle en haussant un sourcil, la bouteille coincée entre ses mains fines et habiles.

Je balaie la pièce du regard, cherchant la moindre raison de répondre "oui", mais tout ici me semble étrangement accueillant. Pas un chaos dérangeant, juste un lieu qui vit, qui existe avec son imperfection assumée.

— Honnêtement ? J’aime bien.

Elle me tend un verre, avant de s’affaler sur le canapé avec une élégance négligée qui lui est propre.

Je l’observe un instant.

Elle est belle.

Je l’ai toujours su, mais ce soir, je le remarque autrement.

Grande, svelte, une silhouette longiligne qui évoque ces mannequins russes aux traits aristocratiques et aux allures de femmes fatales. Sa chevelure blonde, légèrement ondulée, retombe en cascade sur ses épaules, encadrant un visage aux pommettes saillantes, à la bouche pleine toujours étirée en un sourire moqueur. Mais ce sont surtout ses yeux qui frappent, d’un vert perçant, hypnotisant, illuminés d’une intelligence vive et d’un amusement permanent, comme si elle déchiffrait le monde en permanence et qu’elle trouvait toujours quelque chose de drôle à y voir.

Je détourne les yeux, un peu troublée sans comprendre pourquoi.

— Bon, alors, balance, finit-elle par dire en prenant une gorgée de vin.

Je fronce légèrement les sourcils.

— Balance quoi ?

— Ce qui te bouffe.

Elle me fixe sans détour, et cette franchise brute, sans filtre, me désarme complètement.

— T’as pleuré. Tes yeux sont explosés. Et t’es aussi bavarde qu’un mur depuis qu’on est arrivées. Alors accouche.

Je pince les lèvres, sentant une boule se former dans ma gorge.

— J’ai quitté Vincent.

Les mots tombent d’un bloc.

Pas de pincettes, pas de tournures détournées. Juste une vérité que je balance là, comme si je m’en débarrassais.

Gabi ne semble pas surprise. Elle repose lentement son verre, son regard toujours fixé sur moi.

— Et ?

Je serre les doigts autour de mon propre verre, fixe un point invisible sur la table basse.

— Et… je sais pas. J’aurais dû me sentir soulagée, mais je ressens juste… un manque. Un vide.

Je secoue la tête, me perds un instant dans mes pensées avant de reprendre, d’une voix plus basse.

— Depuis des mois, j’ai cette impression que quelque chose ne va pas. Comme s’il me manquait une pièce, mais sans savoir laquelle. Et avec Vincent, c’était juste… l’évidence. On était ensemble, mais j’étais seule.

Je m’arrête, hésite. Je pourrais m’arrêter là.

Mais la fatigue, le vin et l’atmosphère de cet appartement me donnent envie d’aller plus loin.

— Et y’a autre chose, ajouté-je après une seconde.

J’hésite.

— Il y a quelqu’un d’autre.

Gabi arque un sourcil.

— Oh ?

Elle ne pose pas plus de questions, ne fait aucun commentaire, ne lance même pas de petite pique ironique. Elle attend.

Je soupire et passe une main dans mes cheveux, hésitante.

— Je sais même pas ce que c’est, en fait. Juste… quelqu’un qui me fait ressentir des choses que je pensais pas possibles. Quelqu’un qui me fait…

Je cherche mes mots.

— Qui me fait exister.

Elle m’observe, silencieuse. Puis elle pose son verre, croise les bras et déclare avec la plus grande simplicité du monde :

— Alors arrête de chercher, c’est ça, la réponse.

Je cligne des yeux, surprise par la facilité de cette phrase, par son ton qui sonne comme une évidence.

— Comment ça ?

— Bah, t’as passé ta vie à chercher pourquoi t’avais l’impression qu’il te manquait quelque chose. Maintenant, t’as trouvé.

Elle attrape son verre, boit une gorgée et ajoute, plus doucement :

— T’as enfin trouvé quelqu’un qui t’allume. C’est con, mais c’est peut-être juste ça, la clé.

Je baisse les yeux sur mon verre, le tourne entre mes doigts.

La clé.

Peut-être.

Je ne réponds rien, laisse le silence s’installer, et pourtant, quelque chose en moi s’apaise. Juste un peu.

Comme si je venais d’accepter, enfin, que je n’étais pas perdue.

Que j’étais juste… en chemin.

— Au fait, ajoute Gabi avec un sourire en coin, t’as prévu d’aller où, du coup ?

Je lève les yeux, prise de court.

— Je… J’en sais rien, à vrai dire.

Elle hausse une épaule, comme si elle annonçait un truc banal.

— Reste ici.

Je cligne des yeux.

— Hein ?

— Bah ouais. J’ai qu’un lit, mais il est grand, et t’es minuscule, alors on survivra.

Un éclat de rire surpris m’échappe.

— Gabi… t’es sérieuse ?

— Évidemment.

Elle me fixe, et je vois que ce n’est pas une simple proposition lancée en l’air.

C’est une vraie porte de sortie.

Une vraie possibilité.

Et pour la première fois depuis longtemps, je sens mon cœur s’alléger.

Je n’hésite même pas.

— D’accord.

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