Quand j’ai ouvert les yeux, d’abord, j’ai rien vu. J’avais trop peur pour voir.

Morgane Milante aux autorités de Port-Maugre

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Il était une fois un cri. Un cri perdu. Un cri abstrus dans un silence sans but. Le silence. Tout commence toujours par le silence. Pour finir dans le silence.

Cet appel inaudible se traduisait par une cacophonie incompréhensible... ou silencieuse. C’était du pareil au même.

Puisque personne n’entendait les cris.

Heureusement, il y eut une main. Elle se tendit, tâtonna, hasarda, tourna quelques gros boutons bruns. Hésita... recommença. La deuxième main redressa un casque radio sur une tête hirsute, coiffée d’un bonnet de laine vert.

Dans le silence, il y avait un cri.

L’opératrice pinça les lèvres. Engoncée dans une épaisse parka grise, ses doigts frigorifiés dépassaient de vieilles mitaines tricotées à la main, elle arrangea encore son casque. Il était trop grand pour elle.

Puis c’est à deux mains qu’elle tritura les commandes. La transmission peinait à atteindre les antennes de Port-Maugre: elle venait de loin. Elle luttait contre les vents et marées de cette mer maudite.

- ...Un...En ?

Enfin ! Les yeux pétillants, elle prit à la hâte une gorgée de café et se replongea dans ses manettes. Elle l’avait ! Elle l’avait trouvé ! Cet éclat de cri dans le rugissement des flots.

- Est-ce...qu’un m’entend ?

Les mots dans les parasites n’avaient jamais été aussi clairs. Le silence avait été vaincu. Elle tapota son micro, puis répondit:

- Ici le poste de contrôle de Port-Maugre, je vous reçois.

- Ceci… appel de détresse… est… on… anche… u…

Un appel de détresse ! Par les plaines pelées de Denfèr, ce devait être le sixième ce mois-ci !

- Ici Tobias Farges nous sommes ...

Une vague de parasite emporta les mots un bref instant. Les soubresauts crachotant dans son casque semblèrent hésiter.

- ...mes trois à bord... un bateau de ...êche. On s’est fait av... r par les couran… ontraires.

- Indiquez-moi votre position exacte, je vous prie.

À nouveau, un calme assourdissant s'étendit dans ses oreilles.

- L… Grande-Blan... Lâcha enfin l’homme, tout, tout, tout au bout du fil. On est dans la G… de… anche.

Cette fois, ce fut dans le poste de contrôle que le silence s’éternisa. La Grande-Blanche. Les yeux vidés, la bouche entrouverte, l’opératrice et son bonnet vert peinaient à rassembler leurs esprits.

Elle avait prit son poste deux moins en arrière, alors que les mers paisibles de l’automne étaient encore clémentes. La plupart des naufragés s’encastraient dans les rochers des côtes inhospitalières de Denfèr, s’échouaient sur ses plages grises par une nuit de brouillards. Mais en hiver… les navires se perdaient beaucoup plus loin… La mer les amenaient sur des rivages lointains, les piégeant sur les rives du grand nord, emprisonnant leurs frêles esquifs dans la glace de la Grande Blanche.

Ces trois pêcheurs étaient les tout premiers Croqués qu’elle entendait.

Bien, maintenant il fallait agir. Déterminer la dernière position connue. Calculer la distance. Le temps de trajet. Les chances de survies. Alerter la compagnie des sauveteurs en mer, puis leur laisser faire le reste.

Elle décapsula un stylo, ouvrit un carnet et se pencha sur le micro pour y lâcher un filet de voix.

- Connaissez-vous votre position géographique ? Il me faut le plus de détails possibles.

- O...ui, nous allons vous les donner… Je les ai notées… J’arrive...

Sinistre, la jeune femme regarda un nuage de buée s’étaler devant sa bouche. Elle n’était que le premier maillon d’une longue chaîne qui enverrait du secours des malheureux. Sauraient-ils se montrer assez rapides ?