1- L'orage

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Le jour refusa de se lever quand vint l’Aurore. Le ciel était une encre pure à la lisseur glacée. Aucun regard n’aurait su percer les contours de la mer dans cette immensité. Et, droit devant nous, silencieuse, Terre des Enfers et Mer des Néants, elle était là.

Ainsi, en vieille amie, elle nous attendait.

Carnet de Bord du Francisque

26 juin 1832

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C’était une masse informe.

Éclairée par la maigre lueur d’un jour gris, la silhouette enflait au rythme paisible de sa respiration. Ensevelie sous une pile de trois couvertures de laine et un édredon, on ne voyait d’elle qu’un interminable bras au teint diaphane qui s’achevait par une main solide aux longs doigts agiles. Les ongles, aux extrémités noircies de suie, se trouvaient rabotés avec précision par les dents qui les avaient rongés.

L'obscurité de la chambre, aussi douce qu’épaisse, n’était troublée que par une fente dans les antiques volets métalliques qui aveuglaient la fenêtre. Il régnait en ces lieux une tranquillité muette et sourde. Tout était immobile, figé par le silence, si ce n’était quelque part dans les entrailles d’un ancestral réveil, une aiguille qui égrenait les secondes.

Ce, en tout cas, jusqu’à ce qu’un cri strident perfore cette quiétude avec la violence d’une claque.

Dans les couvertures, la chose grogna. Ce tintamarre n’était autre que la sonnerie d’un horripilant téléphone, aussi suranné que le réveil, qui frétillait sur son support mural.

Dans les conforts des draps, le bras s’anima, les doigts s’agitèrent, et une face hirsute émergea des profondeurs de l’oreiller. Elle émit un borborygme chargé d’agacement, avant de se redresser avec la grâce d’un morse. Vaseuse, elle enroula une couverture autour de ses épaules.

Dans le couloir, la sonnerie s’impatientait.

- Ça va, ça va… Marmonna la créature, mettant sans succès un peu d’ordre dans l’ouragan informe de ses cheveux.

Ses pieds nus traînant avec réticence sur le parquet glacial, elle prit le temps d’enfiler une paire de chaussons désassortis avant de quitter la chambre. La porte claqua lorsqu’elle l’ouvrit, et elle s’extirpa en grognant de la lumière tamisée de la chambre pour s’exposer à celle, pâle et mélancolique, du soleil d’hiver.

Les deux pantoufles s’arrêtèrent sur les motifs hideux d’un carrelage de mauvais goût, et l’une des deux rustres mains daigna enfin arracher le téléphone de son support.

Sa sonnerie se tut avec un cri étranglé.

- Quoi ? Cracha la bouche dans le combiné.

- Bonjour, Morgane. Lui répondit une voix chaude, un poil rocailleuse, indifférente à l’accueil hostile que lui faisait sa correspondante. J’imagine que je te réveille ?

- Un peu, Silver. Bâilla l’autre, soufflant une mèche qui lui chatouillait le nez.

"Un peu" n’étaient pas les termes exacts. C’était l’hiver. Il faisait froid, il faisait moche. Le courant sautait tous les deux jours. Les routes se tartinaient de verglas. Le ciel roulait constamment des nuages de mauvais augure. Et, cerise sur le gâteau, il neigeait tous les matins des litres de poudreuse.

En bref, le Grand Nord et ses promesses macabres soufflaient sur l’île Denfèr son halène polaire, et c’était précisément pour cette raison que Morgane Milante avait posé ses congés.

Pour hiberner.

A présent, restait à savoir pour quelle sinistre raison son capitaine la contactait en une telle période.

- Qu’est-ce que t’as ? Grommela-t-elle dans le combiné, ponctuant sa phrase d’un reniflement.

Pour ne rien arranger, elle avait la goutte au nez...

- Il faut que tu viennes au port.

Elle haussa un sourcil et jeta un coup d’oeil à la pendule du salon. Impassible, la vieillerie lui rendit son regard en égrenant les secondes. Il était quatorze heure. Il fallait donc qu’elle se traîne jusqu’au port dans sa vieille voiture bringuebalante pour… quoi ? Travailler ?

- Silver... Maugréa-t-elle. Je dois te rappeler que je suis en congé ? Ou bien ce n’est pas suffisant et il faut que je vienne te l’imprimer dans le cuir à coup de pied au c…

- Morgane, un peu de bon sens ! Réclama la voix. Je t’aurais jamais dérangée sans urgence. Dois-je te rappeler que tu es d’astreinte ou faut-il que je vienne te le tatouer dans le cuir à coup de poing dans le bide ?

Soufflant encore une fois la mèche qui lui tombait devant les yeux, elle jeta un regard à son calendrier. Ça alors… Elle était bien d’astreinte aujourd’hui. Pourquoi avait-elle accepté d'être d’astreinte aujourd’hui ? Elle soupira.

- T’as raison, comme toujours. Céda-t-elle. Craches ta pilule, qu’on en finisse.

Silver émit une exclamation satisfaite au bout du fil. Milante était connue pour son sale caractère, et il était rare de pouvoir la déranger sans se faire raccrocher au nez.

- L'Aube reprend du service.

Cette fois, l’annonce ne provoqua ni reniflement agacé, ni moue contrariée, ni bâillement impoli. Il se solda par un silence estomaqué et une paire d’yeux exorbités.

La couette glissa jusqu’à terre, la silhouette courbée de Morgane retrouva son tonus et elle ouvrit grand ses esgourdes.

L'Aube, si tôt dans la saison, c’était inédit.

- Explique. Ordonna-t-elle d’un ton sans appel.

- Le Fauchon, un bateau de pêche, est bloqué dans la Grande Blanche avec trois gars à son bord. Si on arrive pas avant ce soir, ils seront morts. L'Aube est le navire le plus rapide que nous ayons, et toi tu es sa machiniste.

Morgane marmonna quelques injures avant de se rendre à l’évidence. L’urgence était l’urgence, la mer était la mer et la Grande Blanche n’attendait pas. Il fallait partir vite.

- Je suis là dans vingt minutes. Lâcha-t-elle enfin. Quand est-ce qu’on quitte le port ?

- Dès que l’équipage est au complet. Dans une heure, je dirai. Fait vite. J’apporte des biscuits.

- À la bonne heure ! À tout de suite, capitaine.

- Grouilles toi, Milante.

- Ouais, je fais ça.

Elle enfonça le combiné sur son support dans un claquement sec. Pas le temps de prendre une douche. Une toilette rapide, un brossage de dents, un coup de peigne et quelques attaches dans ces satanés cheveux, des habits chauds et on démarre.

Morgane Milante écourtait ses vacances.

Le silence.

Par les Maudits du fond des Flots, ce silence… On devenait sourd d’entendre trop ce silence !

Un son guttural fracassa l’épais voile sale qu’était ce silence. Une toux grasse, maladive, presque à l’agonie. Dans les ombres chargées d’humidité, une silhouette tituba et se courba en deux, brisée par l’étau d’une maladie qui grouillait à l’intérieur. Ses bottes noires de cuir usé aux crampons tachés de sang patinèrent sur le sol vaseux. Et elle serait tombée si les bras puissants de deux formes plus robustes ne l’avaient pas soutenue.

- Marches droit, Médian ! Cracha une voix, quelque part. Et cesses ta comédie…

Sous l’oeil menaçant du canon d’un fusil, le pâle visage du prisonnier resta impassible. Docile, sa grande ombre se redressa entre ses geôliers, réprimant une nouvelle quinte de toux. Ses chaînes cliquetèrent quand il fit jouer ses épaules, dénouant ses muscles amaigris. Les jeux de lumière, dans ce couloir vaseux faisaient naître sur ses traits des reliefs inhumains.

Le couloir bifurqua, le trio descendit une volée de marche. Là, le long des murs, s’alignaient les barreaux rouillés de geôles inconfortables. Quand le long manteau brun du captif s’étala sur les dalles, les mains des prisonniers cherchèrent à l’attraper. Il en écrasa une d’un coup de pied.

- Qu’on lui coupe la tête ! Cracha quelqu’un dans les ombres de la prison.

- Que le vent lui soit favorable… Rétorqua un autre, terré dans l’humidité.

Coincé entre ses gardiens, le captif eut un rictus haineux. C’était une sale journée. Dehors, il entendait mugir les vagues qui se fracassaient sur des rochers. La mer était furieuse. Déchaînée. Elle hurlait ses verves sans vergognes, appelant, repoussant, insultant. Mais lui n’avait pas peur de ce chant frénétique.

Ho, non.

En fait, il lui manquait.

Vivement que le vent tourne.

__

La route, long fil noirâtre mal cicatrisé et tapissé de bosses, serpentait au cœur d’un paysage atrocement terne.

Le décor qui filait derrière les fenêtres crasseuses de son antique auto n’était pas pour passionner Morgane. Elle les avaient vues des centaines de fois, ces plaines désespérément plates. Elle savait qu’en hiver, elles étaient des manteaux blancs crénelés de rochers gris et d’arbres rachitiques. Qu'au printemps, elles se couvraient d’une végétation pâle et s’égayait de quelques fleurs mauves, jaunes, et du chant d’un oiseau. Qu’en été, elles étaient aussi mornes et inhospitalières que peut l’être une plaine. Et qu’à l’automne, elle ne faisait que dépérir en prévision des temps froids.

Fallait le dire, l’île Denfèr n’attirait pas les voyageurs. Avec ses quelque trois mille riverains, elle était le dernier bastion humain avant la mer des Fracas, eau furieuse qui précédait la Grande Blanche. Sans cesse prisonnières de tempêtes et de blizzards, ce lopin de terre était le cœur des tourmentes.

Et, si Morgane vivait là, sur ces terres quasiment désertiques, ce n’était pas pour ses piafs et ses buissons, c’était parce qu’elle y était née. Pour vrai, elle n’avait jamais pensé à s’en aller. Elle se sentait assez chez elle pour n’être dérangée outre mesure de ces conditions difficiles.

Bringuebalant, émettant un fracas de ferraille et une douteuse fumée noire, une voiture à la couleur incertaine se gara en patinant sur le parking d’un énorme bâtiment. Un vague et grossier bloc de béton troué de fenêtres, perdu face aux eaux grises d’une mer en colère. Malgré sa taille, il semblait minuscule face aux monstrueux brise-glaces qui mouillaient dans le port, grinçant sous les assauts du vent.

La machiniste mit pied à terre, enroulant avec soin son écharpe autour de son cou. Il faisait froid à en geler la Mort. Au-dessus de sa tête, des colonnes de mouettes tourbillonnaient, crachant leur chant étranglé sous le ciel lourd d’orage. Elles attendaient le retour des pêcheurs pour s’arracher le fruit de leurs quêtes.

Leur jetant un regard mauvais, Morgane traversa d’une foulée hâtive les allées du parking, rejoignit l’entrée du centre des marins de Port-Maugre. Elle poussa des deux mains les battants de la porte sans prendre le temps d’être délicate.

Le temps, elle n’en avait pas. Plus vite l’équipage serait au complet, plus vite l'Aube se lancerait dans sa course folle pour sauver ces miséreux.

Et il lui fallait faire une ronde avant le départ.

Elle déboula dans la salle de repos. D’un rapide coup d’oeil, elle repéra le tas de muscles aux cheveux grisonnants qu’elle était venue chercher et s’en approcha sans même retirer son béret. Il l’attendait là, comme toujours.

- Silver. Lâcha-t-elle sans préambule en se laissant tomber à sa table.

- Morgane. Rétorqua l’autre, étirant d’un rictus aimable ses rides et creusant deux charmantes fossettes dans ses joues burinées.

Il fit glisser dans sa direction une boîte en métal, qu’elle ouvrit aussitôt. Un sourire naquit sur ses lèvres.

- Tu as tenu ta promesse. Le félicita-t-elle en piochant un gâteau.

Silver était bien connu dans l’équipage pour ses délicieux biscuits au sirop d’érable, qu’il n’hésitait pas à offrir à ses matelots dès qu’une occasion se présentait. Morgane Milante en était l’une des plus friandes amatrices, et les pâtisseries étaient devenues le meilleur moyen de l’amadouer.

- Alors ? Lança-t-elle, la bouche pleine. Quand est-ce qu’on part ?

Le sexagénaire jeta un coup d’oeil à l’horloge.

- Tout le monde est déjà à bord, on attendait plus que toi et… (il regarda sa montre) Ruth qui arrive dans dix minutes. On lève l’ancre dès qu’il est là. La traversée va secouer, les eaux sont en colère.

Morgane suivit son regard, rencontra celui de la pendule, puis trouva, derrière les fenêtres, le triste paysage de la mer. Les vagues étaient agacées. Elles montaient haut. Elles frappaient fort. Et cet horizon noir ne pouvait qu’annoncer un orage.

Elle frissonna.

Encore un de ceux que leur crachait dessus la Grande Blanche.

Dire qu’elle était là, quelque part derrière ces flots furibonds. Cette étendue gelée était le berceau des légendes les plus macabres de ces contrées...

C’était un continent tapissé de glaciers cliquetants, grommelant d’une mer figée pour l’éternité. Pas une terre, mais l’eau la plus meurtrière que le monde ait connue. À ce jour encore, personne n’était parvenu à cartographier ces régions infernales dans leur entièreté. On n’avait du visage de la Grande Blanche qu’un pâle schéma à peine esquissé, preuve de l’ampleur assassine du piège qu’elle représentait.

Rares étaient ceux qui y survivaient. En fait, si épars étaient les témoignages sur ses paysages, c’était parce qu’aucun de ceux qui avaient eu l’audace de s’y rendre par choix n’en était revenu. Les cadavres congelés de ses victimes gisaient sans le moindre doute sous des couches et des couches de neiges, attendant que le temps file.

Quant aux pêcheurs, quand ils venaient se fracasser sur ses côtes, leur navire était lentement happé par la glace et leur esprit par la folie. Si on ne leur portait pas secours dans les vingt-quatre heures ils finissaient comme tous les autres. Digérés par la Mère des Tempêtes. La Grande Blanche.

- Milante. Intervint la voix de Silver, coupant court à ses rêveries macabres.

Elle leva la tête et constata qu’il s’était redressé.

- Cet orage ne me plaît pas. On embarque. Si Ruth arrive à temps il voguera avec nous. Sinon, tant pis.

Les traits de la machiniste s’assombrirent. Il était temps.

Avec un sérieux un peu décalé, elle goba un dernier gâteau et se mit debout, l'esprit déjà en branle. Elle avait des vérifications à faire avait le trajet. Le niveau des cuves, et quelques tests moteurs de routines… Les équipements du navire était usés et elle aurait été bien malheureuse qu’ils tombent en rade pendant la traversée.

En parlant de traversée…

- Cap' ! Lança-t-elle à Silver qui enfilait sa veste. Rien à signaler, sur le trajet ?

- On va croiser l’Orage, j’en parlerai à bord.

- L’Orage… Le pénitencier ?

- Lui-même, en fer et en rouille.

Morgane grommela quelques jurons de mauvaises augures en quittant la salle de pause. Il était bien connu, à Port Maugre, que l’Orage effectuait souvent la traversée entre les côtes de Continent et le centre pénitencier de la Rocheuse, fort délabré, froid et assassin perché sur un îlot absolument glaçant au large de Denfèr. Personne, ni chez les matelots, ni chez les capitaines, ni chez les pêcheurs, n’aimait rencontrer ce navire durant sa route.

On racontait qu’il laissait dans son sillage une traînée brumeuse. Le souffle angoissé de ses prisonniers en route pour leur demeure d’éternité. Et les remords pour leurs crimes qu’ils expiaient enfin.

__

Un hublot crasseux aux contours rouillés laissait entrer un rai de lumière sinistre dans la pièce. Lequel se déversait sur un antique bureau aux pieds rongés d'oxydation. Là s'étalait nombre de papelards noircis de griffonnages, tasses de café vides, cahiers grands ouverts et boîtes de cachous.

Sous ce ciel lourd d’orage, inutile d’espérer y voir assez clair pour travailler. Une ampoule, nue et poussiéreuse, oscillait au plafond au rythme des roulis. Cette misérable bulle de verre vomissait une lumière sale sur un poste radio allumé.

- C’est une grande nouvelle que la recapture de l’équipage du Corbeau et de son redouté capitaine… Crachouillait-elle. Izac Médian et ses matelots, échappés du Fort de la Rocheuse il y a deux mois, retrouveront ce soir leurs cellules et leurs chaînes. Leur navire, jusqu’alors stocké aux docks de Port Ylsid, sera démantelé dans la soirée. Médian et son équipage sévissaient principalement dans les mers tropicales de l’archipel St-Louste, à l'Ouest. Ces forbans, réputés pour leur intense cruau…

Une main jaillit du néant pour couper net la phrase de la radio. Oui, oui, oui ! Ça va ! Monsieur Louptiago savait très bien que ses passagers n’étaient pas de très bon aloi. Tout comme il savait que le capitaine de cette bande d’égorgeurs lui avait fichus les jetons. Ha oui, ça oui ! Il l’avait vu, sur le pont, et il avait croisé son regard. Il se souvenait encore de cette impression. Glacée. Glaçante. Comme si ce type, ce gamin (il avait quoi… Trente ans ?) avait fouillé sa tête sans la moindre gêne.

Le capitaine de l’Orage réprima un frisson. Comme si cette seule interaction faisait de lui un maudit, touché par la main d’un Dieu vicié. Mais ce qui l’inquiétait le plus, c’était les papiers qu’il avait étalés sous le nez, qui lui faisaient froncer les sourcils et retroussaient sa volumineuse moustache.

Les noms des prisonniers s’enchaînaient, les uns après les autres. Izac Médian, Nina Despentes, Murphy Reyez, Eddy Looper, Kéops Hassan, Sharkelle Masako, Cassandre Petit, Mikaël Clavèr, Clarisse Harbor. Neuf pirates qu’il avait vu monter à bord, qu’on avait traînés dans les geôles et qu’on avait claquemurés au fond de leurs trous. Seulement voilà. Il y avait un problème. Un problème de taille. Un problème de "un", en fait.

Seules huit cellules étaient notées comme occupées. Huit au lieu de neuf. Il ne savait pas qui était l'asticot qui lui avait remis ces documents sans se rendre compte du problème, mais il allait entendre parler de lui.

Il ouvrit la bouche.

- Pyk !

Sur sa chaise, le matelot sursauta et écrasa sa cigarette en grommelant.

- Cap’taine ?

- Viens donc voir ça, Pyk… Il manque un taulard dans les cellules.

- Pour vrai, cap’taine ?

L’assise de Pyk couina quand il se leva, puis ses chaussures se traînèrent sur le sol. Il se posta à ses côtés et son souffle acide s’égara sur les papiers quand il se pencha. Louptiago n’eut pas besoin de le voir pour deviner qu’il plissait les yeux. Ce gosse savait à peine lire et avait l’intelligence d’une moule. Mais il était plein de bonne volonté, et ça suffisait pour travailler à bord de l’Orage.

Il sentit le matelot soupirer.

- Vous savez, m’sieur Loupt, moi j’y jamais rien compris, aux papelards…

- Bon, va voir le responsable des blocs et vérifiez qu'on en a pas fourré deux dans une même cellule.

- Vous sous-estimez l'intelligence de vos matelots, mon ami, c'est malheureux d'en arriver là quand on est capitaine.

Louptiago sursauta. Il manquait pas de culot, ce petit... Une seconde. Depuis quand Pyk parlait comme ça ?

Quand il leva le regard, il retint un hoquet. Cet homme qui le toisait avec indifférence portait le bonnet tordu de Pyk. Les gants crasseux de Pyk. La veste rapiécée de Pyk.

Mais ce n’était pas Pyk.

Louptiago se rendit compte qu’il s’était fichus à trembler. De l’aide… De… De l’aide. Il devait demander de l’aide.

- S-s'il vous plaît, j'ai une petite fille et...

Une main se plaqua sur sa nuque. Il pensa bien à se débattre, mais il était trop tard. Un, deux, trois coups. Trois sons sourds et rudes s’enchaînèrent. Son front contre le métal, cogné avec violence et une hargne animales. Visage dans les papiers, le capitaine de l’Orage demeura aussi inerte que son mobilier.

La main, celle qui portait le gant de Pyk, lâcha sa prise. Voilà une bonne chose de faite.

Un rictus satisfait déformant son atroce cicatrice, l’imposteur déroba sans se hâter le trousseau de clefs qui gisait sur le bureau.

Il était temps, à présent.

__

Un vent glacé soufflait la bonne humeur loin des ponts du navire. Les marins, moroses, fébriles, s’activaient dans le grincement stridents des poulies métalliques, les mains couvertes d’engelures. Il fallait faire vite. Les pêcheurs n’en avaient plus pour longtemps. Ils avaient deux heures pour faire la traversée.

Morgane ne prit pas la peine de regarder la pendule quand elle descendit pour un énième contrôle de routine, en une heure de traversée déjà. L’irréprochable état de ses rouages était une question de vie ou de mort.

Avec la souplesse née de l’habitude, elle dévala quatre volées de marches, son imperméable jaune tressautant sur ses épaules. La porte de la salle des machines couina lorsqu’elle l’ouvrit. La savoureuse chaleur des dessous de l’Aube enveloppèrent ses oreilles et ses joues, son nez s’emplit de l’habituelle senteur du fioul. Elle connaissait par cœur le chant de cette caverne : cela faisait trois ans qu’elle y travaillait. De son ouïe rodée, elle s’autorisa à supposer que tout allait bien. La diode d’urgence, éteinte au dessus de la porte, confirma ses doutes.

Retirant sa veste, elle l’accrocha à la patère et entama sa ronde. Elle vérifia les tuyauteries, inspecta les tripes du gigantesque moteur. Il était un peu usé et avait tendance à faiblir. Elle espéra que la demande de financement pour rénovation qu’elle avait émise auprès de la compagnie des sauveteurs en mer aboutirait avant que l’hiver ne devienne trop gourmand…

C’est dix minutes plus tard, les mains couvertes de cambouis, sa chemise blanche tachée de noir et ses bottes de cuir tapissées de poussière, qu’elle enfila de nouveau son anorak trop grand.

Les couloirs de l’Aube étaient épargnés par le froid mordant de la mer des Fracas, mais les antiques chaufferies avaient parfois du mal à faire monter les températures au-dessus de quinze degrés. C’était problématique sans être dérangeant : on était habitué au froid, dans la régi....

Le sol s’ébroua, elle étouffa un cri, trébucha sur la moquette. Sonnée, les coudes endoloris, elle se releva aussitôt. Un fracas violent avait perforé le silence, résonnant dans chaque parcelle du navire. Avaient-ils heurté un iceberg ? En cette saison, dans cette région, c’était impossible ! Inquiète, elle se mit à courir. La coque était-elle abîmée ? Une fuite, peut-être, qu’il fallait réparer ?

Le pas vif, déterminé, elle déboucha dans le couloir du pont supérieur, avisant la porte la plus proche pour sortir vérifier par elle même.

Elle n’en eut pas besoin.

Elle se figea d’un bloc.

Le hublot, vissé sur le battant, lui offrait une vue prenante sur une bien étrange scène. Contre la ferraille de l’Aube martelée par la pluie, il y avait la coque d’un navire bien plus grand que le sien. Rouillé, perforé, grignoté par les années: on eut dit une épave.

L’Orage.

- Le pénitencier… Souffla-t-elle, le cœur en suspension.

Le colossal bâtiment venait de heurter l’Aube, auquel il était désormais solidement amarré par de lourdes chaînes d’arrimage.

Morgane s’approcha, ignorant cette angoisse sourde qui pulsait sous ses chairs. Le nez collé à la vitre, elle fronça les sourcils. Le cargo était-il en difficulté ? Avait-il décidé de débarquer l’équipage sur l’Aube ? Non, c’était stupide… Ça faisait bien trop de monde et c’était dangereux… Non, non, pour aborder ainsi un bateau en pleine mer, il fallait au moins être…

Déflagration.

Elle sursauta: ça, c'était un coup de feu.

Il fallait au moins être des pirates.

- C’est pas vrai ! Pesta-t-elle.

Des pirates, il n’y en avait pas, en mer des Fracas ! Quel demeuré irait piller les navires misérables à la carcasse décortiquée des flottes du Nord ? Et pour y voler quoi, hein ? Des poissons ? Des caillasses ? Des glaçons ? Ils étaient attaqués. Il fallait lancer un S.O.S.

La radio était dans le poste de contrôle. Autrement dit l'endroit le plus visible depuis le pont du bâtiment.

Elle n’eut pas le temps de s’agacer davantage sur la situation. Au bout du couloir, une porte claqua. Des voix sonnèrent. Elles ne parlaient ni le denférien ni la langue universelle.

Morgane tourna les talons et s’élança jusqu’à la cage d’escalier la plus proche. Là, elle dévala les marches, s’enfonçant dans les profondeurs de l’Aube, poursuivie par la peur d’être attrapée. Elle ondula dans les coursives, revenant sur ses pas, et déboula dans la salle des machines.

Elle arracha sa veste trop jaune, la jeta dans un coin sombre. Puis elle bondit par-dessus la balustrade, grimpa sur un tuyau, se glissa au cœur de son ombre, se roula en boule dans le cambouis et ne bougea plus.

Le métal était chaud, contre sa peau. Pas brûlant, mais presque. Elle avait l’impression d’entendre son propre cœur, là-dedans, qui battait à tout rompre sous le coup de la panique.

Pourtant, tout autour d’elle n’était que silence. Silence, fracas de vagues, chant de machines. Où étaient les coups de feu ? Les cris ? Les pas étrangers sur le pont du navire ?

Il lui sembla, bien plus tard, entendre la porte grincer. Les faisceaux de deux lampes torches se mirent à gambader sur les formes trapues des entrailles du navire, accrochant chaque grain de poussière, chaque tache huileuse, allongeant les ombres et les faisant danser.

Grisée par une vague puissante d’adrénaline, Morgane se tassa davantage dans son trou. Les pas s’approchèrent, les lueurs l’effleurèrent, puis les intrus s’éloignèrent. En jetant un coup d’oeil par-dessus son tuyau, elle sentit son cœur louper un battement.

Un grand homme rachitique, basané, au crâne chargé de tresses brunes, et dont les doigts osseux brillaient d’une multitude de bagues. Et un autre, petit et musclé, chauve, les oreilles percées d’écarteurs, avec une peau si noire qu’il se fondait dans l’obscurité.

Ces deux types-là ne venaient pas de Denfèr. Et encore moins de Continent. Non, ces deux types là, ils venaient au moins de Centrale. S’ils n’étaient pas des tropiques.

Ça grouillait de pirates, dans les tropiques.

Morgane déglutit, inquiète pour les autres.

Qu’est-ce qu’il se passait, là-haut ?

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