2- Fracas

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Francis matait de ses yeux de matou l’étrange décor qui s’offrait à lui. Assit sur une balustrade, tenant là en équilibre par son talent de chat, l’animal était indifférent au tambourinement de la pluie sur sa tête. D’habitude, il restait enfermé dans la cabine du capitaine. Mais, aujourd’hui, quelqu’un avait laissé la porte ouverte...

Le pont de l’Aube n’avait jamais été aussi animé. Silver, capitaine du navire – et accessoire propriétaire du félin qui assistait à sa déchéance, courait. Armé d’une lame courte et rouillée qui servait de décoration sur son mur, sa massive masse musculaire se mouvait avec une aisance insoupçonnable. Il échappait tant bien que mal aux assauts d’un autre homme...

Qui ne pouvait qu’être capitaine lui aussi. Il n’y a que ces égos là pour porter des manteaux aussi longs.

A chacun de ses gestes, le vêtement dansait autour de ses jambes, claquant dans l’air pour appuyer ses coups. La lame éclatante de son sabre fendait le déluge avec la grâce d’un poème. Un sourire étrange, que Francis trouva indécent par sa perversité, habitait son visage mutilé. Lorsqu’il mit au tapis son adversaire d’un coup à la précision irréprochable mais Ô combien déloyal, un rire fusa dans ses yeux.

Silver, grognant à terre, tenta de se relever, patinant dans la pluie qui s’étalait sur son navire. Le pirate – ce ne pouvait être qu’un pirate, mit fin à sa tentative d’un coup de botte dédaigneux dans la nuque.

Francis avait espéré que son maître saurait échouer avec plus d’honneur.

Il sursauta quand un homme passa par dessus la balustrade en hurlant, juste à côté de lui. Il ne le connaissait pas, ce devait être un nouveau de l’équipe de soin. Il s’écrasa trois mètres plus bas avec un cri rauque. La femme qui venait de le jeter là, à l’épaisse tignasse turquoise, émit une trille de victoire en levant son couteau, quelque chose de sauvage dans le regard.

Ce n’est qu’à cet instant qu’elle remarqua Francis. Une petite éclaboussure de sang sur la joue, elle lui gratta l’arrière de la nuque. L’animal apprécia l’attention. Puis elle l’arracha à la barrière et l’emprisonna dans ses bras pour descendre l’escalier qui rejoignait le pont.

Là, une autre femme, maigre comme un clou, poussait en sifflotant quelques membres d’équipage de l’Aube, qu’elle rassemblait avec application dans une zone définie. Sous son oeil attentif, les marins se regroupaient en frissonnant, mouillés de pluie et de sang, échangeant des coups d’oeil horrifiés sans oser croiser le regard de leurs attaquants.

Le capitaine au grand manteau, lui, admirait ce spectacle, faisant tournoyer son sabre avec élégance.

- C’est votre chat ?

Francis se rendit compte que la femme aux cheveux bleus avait parlé. Quand il sentit les bras puissants de Silver s’enrouler autour de lui, il ne put s’empêcher de ronronner. Lui, il préférait Silver. Il ne voulait pas rester avec les pirates.

- Est-ce que tout le monde est là ? Tonna la voix puissante du capitaine ennemi.

Les marins s’inspectèrent avec une application craintive. Un silence terrifié lui répondit. Le sabre argenté chuinta en se glissant dans le fourreau de son propriétaire.

- Très bien. Reprit l’homme. Mesdames, messieurs, nous vous remercions de votre collaboration. Vous allez dès à présent emprunter la rampe d’amarrage qui se trouve derrière vous et monter à bord de l’Orage. Des questions ?

Il y eut un pesant silence humilié. L’homme sembla prendre un malsain plaisir à contempler la vexation dont il était l’instigateur.

- Bien. Conclut-il. En avant toute, et pas de remue ménage !

Il y eut des hoquets, dans la foule, des soupirs sidérés. Certains se mirent en branle, obéissant aux ordres de leur tortionnaire. Francis se demanda pourquoi Silver ne bougeait pas. Puis il remarqua Gaëlle, ingénieure radio, qui crispait son poing autour d’un couteau.

Personne n’eut le temps de rien lui dire. Elle se jeta avec une sauvagerie enragée sur l'ennemi. Sa lame trancha l’air en chuintant.

Le pirate, d’une habile passe arrière, esquiva son coup. Il n’eut même pas besoin de dégainer. Il lui décocha un puissant revers dans la mâchoire. Elle tituba, se plia en deux. Elle avait perdu une dent. Un coup de genoux dans le nez l’envoya valser en arrière. Elle s’écrasa sur le sol avec un cri.

D’un mouvement ample, l’homme enfonça sa chaussure sur son épaule, lui empoigna le bras, puis le tordit dans un angle improbable. Le membre fit levier avec un atroce craquement. Gaëlle hurla.

- Arrêtez ! Supplia Silver alors qu’il posait sa semelle sur le visage de sa victime. S’il vous plaît, arrêtez ! Nous allons partir. Nous allons quitter l’Aube. Ayez pitié !

Parmi les trente membres d’équipage, il était le seul à avoir ouvert la bouche.

Un sourire distant s’étala sur la face du pirate. Ses yeux translucides, jusqu'alors pétillants, s'éteignrent.

- En effet. Répondit enfin le capitaine. Vous allez quitter l’Aube. Maintenant. Dans dix minutes, s’il reste encore l’un des votre dans ce navire, je l’égorge et je le jette par dessus bord.

Pour ponctuer ces mots, l’un des pirates tira en l’air. L’explosion résonna dans la sidération générale.

L’argument fit mouche. Tout le monde se précipita vers la passerelle. Francis sentit Silver l’entraîner sur l’Orage. Il vit pour la dernière fois, du coin de l’oeil, l’homme au grand manteau qui essuyait sa main sur sa chemise.

Il y laissa une trace de sang.

Voilà ce qu’il se passait, là-haut.

__

Morgane Milante, loin dans les ombres, perdit vite la notion du temps. Il devait s’être écoulé un quart d’heure depuis que le silence était tombé lorsqu’elle elle osa enfin se glisser hors de son trou. Prestement, sans un bruit, elle se faufila sur les passerelles et rejoignit la sortie. Là, elle s’équipa d’un vieux pied de biche – de ceux qui rouillaient dans les rangements de l’atelier, et quitta les entrailles de l’Aube.

Dans les coursives régnait un calme étrange, comme un suspension, figé aux aguets. L’angoisse la prit à la gorge. Elle n’aimait pas ce silence… Il lui donnait l’impression que les intrus s’étaient cachés à chaque détour de couloir et n’attendaient que son passage pour lui sauter à la gorge.

Malgré ses craintes, elle ne croisa personne. À croire que le navire était désert. Lorsqu’elle franchit le seuil du poste de contrôle, courbée de craintes d’être vue à travers les fenêtres, elle songea qu’il l’était peut-être.

Elle avait entendu parler de trafiquants, dans les tropiques, qui vidaient les bateaux de leur équipage pour en revendre les matelots en tant qu’esclaves.

Puis elle trouva l’idée stupide.

Ici, c’était la mer des Fracas. On ne vendait ni n’achetait d’esclaves dans ces contrées. Il fallait être dénué de pitié et riche à outrance pour prendre le risque d’en acquérir.

Ce genre d’acheteur n’existait pas, ici.

Disciplinant ses pensées survoltées, Morgane longea les murs pour atteindre la radio. Dans cette salle, les façades étaient longées de consoles complexes qu’elle aurait bien eut du mal à utiliser. Le chadburn, le radar, le sonar, la table des cartes, la barre, au centre, face au pont, et la radio.

Pour l’atteindre sans être vue, il lui faudrait ramper jusqu’en dessous et étendre le bras pour se saisir du micro. C’était un plan aussi risqué que réaliste.

Elle n’eut cependant pas le temps de le mettre en action.

La porte, celle qui menait sur le pont, s’ouvrit avec un fracas.

Morgane Milante sursauta violemment.

- Qu’est-ce que tu fais là, toi ? S’étonna quelqu’un.

Elle se redressa d’un bond, brandissant son pied de biche et prit conscience que c’était peine perdue.

Car l’homme qui lui faisait face, avec ses cheveux coiffés en brosse, son regard bestial et son fusil à pompe, ne semblaient pas être là pour plaisanter.

Elle retint son souffle, sentit sa respiration se bloquer dans sa gorge. Elle avait rarement vu plus effrayant que la gueule sombre de cette arme braquée dans sa direction.

- Je… Balbutia-t-elle.

Elle amorça un geste hésitant avec sa barre de métal. Il crut qu’elle attaquait. Elle saisit son erreur en voyant le doigt se glisser sur la gâchette.

Déclic.

Elle bondit sur le côté. Le coup de feu explosa. Un cri de terreur s’échappa de ses lèvres quand elle sentit une puissante odeur de poudre lui titiller les narines. Elle ravala un juron. Pas le temps.

Elle se jeta de nouveau vers la droite. Une chance pour elle qu’il vise comme un pied. Détonation, encore une fois. Quelque chose éclata quelque part. Un éclat brûlant lui frôla l’épaule. Elle ravala un cri. L’impact la fit tituber, elle roula à nouveau sur le sol, paniquée. Déflagration. Il l’avait encore ratée ?

Affalée sur le dos, les coudes fichés sur le parterre, elle vit avec horreur l’oeil unique du fusil croiser son regard.

Le pirate, la surplombant de toute sa hauteur, la braquait de si près que cette fois, il ne pourrait pas manquer son coup.

Elle n’allait tout de même pas le supplier ?

De nouveau, la porte claqua.

- C’est quoi ce foutoir ? Intervint une voix ferme.

Lentement, Morgane laissa son regard dériver vers son impromptu sauveur. Elle ne put saisir de lui que deux bottines noires au cuir lisse, dont un coup de crampon suffisait sans doute à décrocher une mâchoire. Et le bas d’un manteau élimé, d’un brun délavé, qui valsait autour de ses chevilles.

Puis une main rêche la saisit par le bras et la tira vers le haut. Sonnée, elle se retrouva debout, le canon du fusil à pompe planté dans le ventre.

- Qui est-ce ? S’enquit la voix sans changer de ton.

- J’en sais rien. Rétorqua l’autre. Elle essayait d’atteindre la radio.

Et elle avait lamentablement échoué.

- Lâche-la donc, qu’on puisse discuter.

Morgane sentit la prise du tireur libérer son bras et la gueule de son arme quitter sa peau. Quand elle put, enfin, relever la tête, elle crut bien s'étouffer.

Ses yeux… Qui possède ainsi deux billes de glace en guise de regard, si pures, si claires, d’un bleu si limpide qu’on dirait deux lagunes plantées au fond d’un globe oculaire ?

Sous les boucles noires de ses chaotiques cheveux mi-longs gras et crasseux, une épaisse cicatrice, hideux souvenir, dévalant ses traits fins. Partant du sourcil droit, suivant la courbe de sa joue, s’échouant au coin de ses lèvres avec la grâce d’une danseuse.

Quand il sourit, et que le serpent de chair boursouflée suivit le mouvement, elle sentit un long frisson lui picorer l’échine.

- Ton nom.

Même pas un ordre. Deux mots avares prononcés du bout des lèvres, pesants d’une indifférence mortifère. Il était en train de perdre son temps et qu’il ne supportait pas ça.

- Morgane.

Elle avait paniqué. La vérité trop vite avait franchi le seuil de ses lèvres et s’ancrait désormais dans la tête de cet homme, hors de son contrôle. Elle eut cela-dit la fierté de constater que sa voix n’avait que très peu tremblé. L’once d’assurance que lui offrit ce constat fut balayée sitôt que le balafré accentua la froideur de son sourire. Il passa une main, décorée d’une bague au joyau rouge, dans ses cheveux poussiéreux, et laissa son regard courir de haut en bas.

La machiniste comprit qu’il la jaugeait de la tête au pied, étudiant la marchandise avec attention. Elle sentit sa mâchoire se crisper. Elle était, sous le regard de cet homme, un ennui encombrant dont on cherchait à se débarrasser.

- Morgane. Répéta-t-il enfin, brisant le sceau de cet insupportable silence. Enchanté.

- C'est ça...

Il l’inspecta à nouveau, s’attardant sur la chaîne en argent qu’elle portait, indifférent à sa répartie inadaptée. S’en souciait-il seulement ?

- Morgane… Dit-il encore une fois. Sache que j’ai passé une… très mauvaise semaine. Je suis fatigué. Très fatigué. Ma seule envie, vois-tu, et de trouver un lit et d’y pioncer jusqu’à demain.

Elle eut soudain un mal fou à avaler sa salive. Sa seule envie à elle était de s’enfuir et de disparaître dans les ombres du moteur de l’Aube.

- En conclusion… Tu t’en doutes, je ne suis pas d’humeur à gérer les contretemps. Tu es un contretemps.

Il sourit, et ses traits eurent l'air aimables l'espace d'un instant.

- Un contretemps charmant, je te l'accorde. Mais un contre temps quand même.

Elle entendit quelqu’un ricaner. Une femme qu’elle n’avait jusqu’alors pas remarqué, appuyée contre le chambranle de la porte. Les os saillants de son faciès, son teint cadavérique et le reflet mort dans le fond de ses yeux lui donnait des airs de macchabée.

Le balafré retrouva son sinistre et reprit:

- Vois-tu, j’admire ton courage. Mais je déplore aussi ta bêtise. Si tu t’étais montrée, comme tous les autres, tu serais sur l’Orage, en sécurité. Certes, tu n’aurais ni moteur ni radio, à bord de ce bâtiment saboté par nos soins... Mais tu ne m’aurais pas sur le dos. Et ça, mon amie, c’est un privilège que beaucoup s’arrachent.

Il marqua une pause insupportable.

- Tu imagines bien que nous n’allons pas faire un détour pour te déposer.

La machiniste comprit soudain à quel acabit de pirate elle avait affaire. Des fugitifs en quête d’un bateau léger, rapide et simple à manœuvrer. L’Aube était le candidat idéal… Il était fait pour la vitesse et adapté à un équipage très réduit.

Qui viendrait en aide aux Croqués, à présent ?

Elle sentit un sourire amer étirer ses lèvres mais ne trouva aucune réponse à servir à son sinistre interlocuteur. En fait, elle ne dégotta dans les tripes de son esprit paniqué qu’une seule question :

- Et qu’est-ce que vous allez faire de moi ?

Mince, cette fois elle était sûre d’avoir tremblé.

Un sourire froid qui sonnait atrocement faux déforma la cicatrice du balafré. Il écarquilla les yeux, se pencha vers elle comme pour lui annoncer une grande nouvelle et dit :

- Te jeter par-dessus bord.

- Qu… Quoi ? S’étrangla-t-elle.

Ne pouvaient-ils pas l’enfermer dans une cabine en attendant d’accoster pour la jeter par-dessus bord ? Elle s’en fichait bien, du port où elle débarquait, du moment que ce n’était pas celui de la Mort.

Elle ouvrit la bouche, la referma. Elle suffoquait. Il fallait qu’elle trouve quelque chose à lui dire pour le faire flancher. Mais, avant même qu’elle n’eût commencé à penser le supplier, elle sut qu’elle échouerait. Dans ses yeux de glaces, elle ne trouva ni hésitation. Ni pitié.

Elle était face à un grand pragmatique et il la tuerait sans broncher, c’était acté.

- Ne fais pas cette tête, Morgane. Nous faisons ça très bien, tu verras.

Elle crut bien que ses jambes allaient céder sous son poids. En fait, c’est sans doute ce qui arriva, car elle sentit que le tireur l’empêchait de tomber.

- Reste sur pied, mignarde. Lui souffla-t-il.

Elle ne sut pas si c’était un encouragement ou une raillerie. Elle perçut en revanche qu’il désapprouvait, en partie du moins, la décision de son capitaine. Car si ce balafré patibulaire n’était pas à la tête des pillards, elle préférait mourir avant de rencontrer son supérieur. Elle espéra très fort qu’il parle. Qu’il dise quelque chose. N’importe quoi pour la gracier. Elle espéra si fort qu’elle crut que son cœur avait lâché.

Puis le balafré constata enfin l’état du poste de contrôle et la situation bascula à nouveau.

- Ho, merde… Jura-t-il, estomaqué.

Encore incertaine sur ses appuis, Morgane suivit son regard et comprit.

Si une balle du fusil à pompe avait effleuré son épaule, toutes les autres s’étaient fichées dans les consoles. Il ne restait pas grand-chose qui ne soit pas criblé de trous, ici. Et il ne lui fallut pas plus d’un coup d’oeil pour savoir que la moitié du matériel était irréparable.

Elle était mécano, pas magicienne.

Que l’indicateur de profondeur soit HS, ça n’était pas bien grave. On pouvait s’en passer. La boussole aussi. Les écrans également. En fait, on pouvait pratiquement se passer de tout quand on avait l’essentiel.

La barre. Et c’était bien là le problème.

Il n’y en avait plus.

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