3- La dérive

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Morgane sentit la poigne du tireur se crisper autour de son épaule. Il avait peur, et il avait de quoi.

La fille émaciée, sur le seuil de la porte, s’était redressée et se tenait droite comme un piquet. Son regard, deux billes noires au fond de ses orbites, allait du capitaine au gouvernail. Puis du gouvernail au fautif. L’air, soudain, devint irrespirable.

- Murphy… Gronda le balafré. Si tu ne me sors pas l’excuse du siècle dans la seconde, c’est toi que je jette par-dessus bord.

Le tireur devint blanc comme un linge. La machiniste sentit ses doigts s’enfoncer dans sa chair.

- Ce n’est pas irréparable, que je sa...

- La ferme !

Sa voix avait tonné, perforant la pièce de part en part. Tout le monde sursauta. Le capitaine se prit la tête entre les mains. Il parut, soudain, éreinté.

Morgane se souvint bêtement qu’il avait eu une semaine difficile.

- Murphy, dehors. Articula-t-il entre ses dents serrées, débordant de rage contenue.

Son regard était si sombre que tout le monde comprit. Ce n’était pas une option.

Frustré, agacé, le tireur quitta la pièce, jetant dans le dos du balafré un coup d'oeil mauvais. Puis le silence retomba, bien plus pesant que les mots qui l’avaient précédé.

Quand, après quelques minutes, le capitaine sembla s’être calmé, il promena un regard encore flamboyant sur ce qu’il restait du poste de contrôle. Un soupir irrité jaillit de ses lèvres entrouvertes. Morgane, sonnée, constata que la cicatrice arrivait jusqu’à leur commissure et s’y divisait en deux, témoignant d’une peau lacérée. Elle imagina, sinistre, un couteau cranté, rouillé et mal aiguisé, trancher de part en part le visage de cet inconnu.

- Qu’est-ce qui est encore en état, ici ? Se désespéra-t-il.

Morgane ne put s’empêcher de jeter un nouveau regard périphérique sur la pièce. Dehors, un puissant coup de tonnerre ébranla le ciel.

- La radio. Argua-t-elle sans réfléchir.

S’ils semblaient jusqu’alors avoir oublié sa présence, elle venait de la leur rappeler de la pire des manières. Le regard du capitaine se ficha dans le sien et fouilla son âme sans la moindre pudeur. Après quoi, ses yeux descendirent et elle mit un instant à comprendre qu’il observait les taches de cambouis qui marquaient son haut.

- Qu’est-ce que tu fais, à bord de l’Aube ? Lâcha-t-il enfin.

Elle hésita, jeta un regard à l’émaciée comme si elle allait obtenir son soutien. À sa grande surprise, cette dernière lui adressa un hochement de tête encourageant. Rebutée, elle s’empressa de détourner le regard.

- La… Le… Je suis machiniste. Je m’occupe des moteurs.

Le capitaine pinça les lèvres, affronta son regard. Mal à l’aise, elle déglutit.

- Bien… Conclut-il après une interminable attente. Morgane la machiniste. Fais-moi, je te prie, un état des lieux.

Sidérée, elle mit un moment à digérer l’ordre. Elle passait de contretemps à objet utilitaire. Elle eut peur. Allait-il l’exécuter sitôt après avoir usé de ses talents ? Nerveuse, elle passa une main sur sa tête, suivant des doigts les courbes de ses tresses.

- Hé bien… Commença-t-elle, décidant d’aller droit au but. Sans le bon matériel, la barre est irréparable. Ce navire plus ancien que les bâtiments auxquels vous êtes habitué… J’imagine… Mais c’est pas…

Elle se rendit compte qu’elle perdait le fil quand il fronça les sourcils.

- Heu… Je vois pas grand-chose qui soit encore en état, mais vous l’avez sûrement remarqué aussi. Reprit-elle un peu vite. Sauf la radio, qui est connectée au poste de Port Maugre, et j’imagine que vous n’avez pas l’intention d’alerter les autorités…

- Non, en effet. Trancha le capitaine, réduisant en miette son maigre espoir. Cesse de me vouvoyer et arrête d’imaginer, à présent.

- Si v… tu veux du concret… Nous n’avons la main sur rien. L’Aube file en ce moment même, plein gaz, dans la direction que nous lui avons donnée. Hormis quelques courants contraires et d’éventuels vents violents, rien ne pourra changer sa destination.

Elle laissa planer un silence sinistre, redoutant de prononcer l’inquiétant pronostic du bateau.

- Où allons nous ? S’impatienta le balafré.

- Droit dans la Grande Blanche.

En face d’elle, les yeux bleus s’écarquillèrent sous le choc.

- Tu plaisantes ?

- L’Aube est un navire de sauvetage, pas un navire marchand.

- Je le savais. S’agaça-t-il. Je n’imaginais seulement pas sa destination.

La fille émaciée, au côté de son capitaine, semblait encore plus malade depuis que son teint avait verdi. Le capitaine, lui, avec ses lèvres trop claires, sa balafre aux reflets crus, son regard de glace et ses cernes mauves, semblait sur le point de tomber dans les pommes.

Oui, soudain, elle se rendit compte qu’il avait l’air malade.

La porte qui donnait sur le pont s’ouvrit dans un fracas. Tandis que des gerbes d’eaux, vomies par le ciel et la mer, s’étalaient sur le sol du poste de contrôle, le pirate à la peau débène vu plus tôt déboula dans la pièce.

- Izac ! S’égosilla-t-il pour couvrir le rugissement de l’orage. On fonce droit dans la tempête !

Les poings du capitaine se serrèrent. Ceux de Morgane devinrent mous. Est-ce qu’elle avait bien entendu ?

Les yeux de serpent s’animèrent. Sa balafre ondula quand il ouvrit la bouche.

- On a perdu le contrôle du bâtiment ! L’informa-t-il. Tout le monde à son poste, il faut qu’on trouve un moyen de ralentir sa course.

Le pirate aux écarteurs marqua un temps d’arrêt.

- Quoi ? Mais qu'est-ce qu'il s'est pass…

- Plus tard les questions, Eddy !

Face aux iris brûlants de son capitaine, le dénommé Eddy fit demi-tourpour hurler son ordre sur le pont. Le balafré, lui, posa son regard sur l’émaciée.

- Clarisse, entrepose-moi celle-là dans une cabine, n’importe laquelle. Et garde-la à l’oeil. Je ne veux pas qu’elle ait accès à la radio. Enfermée à double tour jusqu’à nouvel ordre.

Perdue, l’interpellée mit quelques secondes à obéir. Puis elle adressa un signe de tête autoritaire à Morgane, laquelle fit trois pas hésitants dans sa direction. Elle se figea face au capitaine, comme aimantée par son imposante présence.

C’était risqué, mais il fallait qu’elle pose la question. Il fallait qu’elle soit sûre.

- Tu es… Izac Médian ? Et vous êtes l'équipage du Corbeau.

Il lui sembla voir ses iris pétiller. En était-il fier ? Un léger sourire étira ses lèvres.

- Tout juste.

Elle ouvrit la bouche, la referma, fronça les sourcils.

- Je pensais que… Que…

- Qu'on était à la Rocheuse ?

Il lui donna une tape distante sur l’épaule et elle tressauta. Cet homme avait voulu la tuer. Et il n’avait peut-être pas changé d’avis...

- Cesse de cogiter, Morgane. Lâcha-t-il. Tu es en sursis parce que tu es chanceuse. Garde bien cela en tête : au moindre faux pas, je revisiterai ma position. Maintenant, boucle-la, et fais pas d’histoire.

Il lui tourna le dos pour seule ponctuation. Son manteau claqua dans le silence et il quitta la pièce. La bouche sèche, elle retourna dans sa tête les mots qu’il venait de prononcer. Sa gorge se serra, comme s’il y avait vraiment posé un couteau dont il attendait d’enfoncer la lame dans sa chair.

Il fallut une petite main sur son bras pour la ramener à la réalité.

- Il faut descendre, Morgane. Dit Clarisse.

Elle avait une voix chaude pour une femme aussi maigre. Dans un sursaut elle se dégagea de sa prise. Croisant le regard torve de la pirate, elle n’y vit rien de plus qu’une immense et grisâtre solitude à la fadeur sans limite. Pas l’ombre d’une mauvaise intention…

L’écume glaciale d’une vague monstrueuse se fracassa contre les vitres, coupant court à ses pensées agitées. Un coup de tonnerre se joignit à ce titanesque vacarme et l’urgence devint palpable.

- Oui, descendons. Accepta-t-elle, l’urgence au coeur.

Aux côtés de cette étrange étrangère, Milante entreprit d’ouvrir la porte intérieure du poste de contrôle et de dévaler la volée de marche en colimaçon. Plus elle s’enfonçaient dans les tripes du bâtiment, plus la tempête sonnait étouffée à leurs oreilles.

Quelque part, des bruits de cavalcades lui parvinrent. Des cris, des hurlements allant de concert avec les plaintes de l’Aube, malmené par la houle et les vents qui forcissaient de seconde en seconde. Le sol tanguait de plus en plus fort, s’inclinant sans cesse plus longtemps, manquant de les jeter à terre.

Elles n’allèrent pas bien loin, cependant.

Sous le poste de contrôle, à peine un étage plus bas, un couloir entier était dédié aux cabines de couchages. Les espaces, petits, inconfortables, étriqués, étaient destinés aux membres d’équipages lors des longues traversée.

L’émaciée, Clarisse, la fit s’arrêter devant la première chambre. Le cœur battant la chamade, Morgane tenta de résister lorsqu’elle la poussa à l’intérieur. Mais, un soubresaut du navire, porté par une vague, la fit basculer, et elle s’étala de tout son long sur le sol de la cabine.

- Navrée ma jolie. Lança la pirate.

- Attends, non !

Morgane se jeta sur la porte, mais il était trop tard. Des clefs tournèrent dans la serrure, le verrou cliqueta. Elle donna un coup sur la ferraille et lança un cri de rage qui se perdit dans les chants de la tempête.

Elle était enfermée.

__

Il y eut le vide, un instant. Et Morgane sentit que tout, soudain, basculait vers l’avant.

Agrippée aux barreaux des lits superposés, elle attendit. Le meuble, vissé au sol, ne bougea pas d’un poil. L’Aube, lui, hurla en dévalant la pente d’une vague aux proportions dantesques, aux écumes assassines hérissée comme des crocs.

Il y eut un fracas d’apocalypse. La proue du navire se planta dans les flots noirs, des gerbes d’eau monstrueuse se précipitèrent sur les ponts inférieures et supérieur. Pendant un instant le hublot de Morgane fut aveuglé par la mousse salée d’une mer en furie. La machiniste, le cœur battant la chamade, se releva en titubant pour se plaquer à la vitre. Son souffle étala un nuage de buée sur le carreau.

Là dehors, les choses allaient de mal en pis. La nuit était tombée, pour commencer, indiquant qu’ils s’étaient rapprochés du cercle polaire. On n’y voyait, autour du navire, que grâce aux puissants éclairages qui équipaient le pont. Les vagues devaient bien faire dix mètres d’envergures, d’une couleur bleu obscure de mauvaise augure. Des plaques de glaces, malmenées par la impétuosité des eaux, marbraient cette teinte sinistre. L’horizon était troublé du voile blanc de la tempête, le ciel avait mis son habit d’orage. Une neige drue floutait le monde, tambourinant sur la coque de l’Aube comme mille poings dans les flancs d’une bête isolée.

Le bâtiment grinçait, craquait, mugissait de toute part. Accrochée au hublot, Morgane serra les dents quand une nouvelle vague le percuta de plein fouet. Dévié de sa course, il la prit de biais. L’impact fut si violent qu’elle sentit l’ensemble du bâtiment tanguer. Ils allaient chavirer…

Le navire était habitué aux grosses tempêtes des mers de Fracas, mais jamais il ne les avait affronté ainsi. Lancé à plein régime, sans gouvernail pour tenir un cap, et sans personne dans le fond de ses entrailles pour surveiller que rien ne lâche…

La machiniste donna un coup sur le mur. Sa colère ne retombait pas… Depuis plus de deux heures, on l’avait enfermée. Bouclée à double tour, comme si elle représentait le moindre danger ! Elle entendait les pirates courir, leurs bruits de pas hâtifs résonnant quelques fois dans les couloirs, leurs cris perçant au travers des rugissements de la tourmente. Elle aurait été plus en sécurité dans les moteurs, à essayer de les couper sans matériel que dans cette cabine, à lutter contre la puissance des remous Il lui aurait fallut, de toute manière, une clef de sécurité qui avait depuis longtemps disparu. La Compagnie des Sauveteurs en Mer était tellement fauchée qu’elle n’avait pas pris la peine d’en financer une nouvelle. Qui aurait imaginé que l’Aube aurait un jour besoin d’une telle extrémité ?

Saboter les moteurs du navire était une solution qu’elle n’avait pu s’empêcher d’envisager. Mais cet acte couperait les trois quart de l’alimentation des chaufferies, puisque tout était relié dans cet antique modèle. Et avec les températures qui frôlaient le zéro, là dehors, tout risquait de se compliquer bien plus vite.

Surtout quand on savait que, même inerte, le bateau se laisserait tracter par les courants et finirait au même endroit.

Prisonnier de la Mère des Tempêtes. De la Croqueuse. De la Grande Blanche.

Quitte à finir dans les bras de l’étendue glacée, autant y être accompagnés d’un chauffage.

De toute manière, ça ne changeait rien. Elle ne pouvait sortir, claquemurée, bringuebalée dans tout les sens. Izac le Capitaine avait bien insisté sur ce point, et la maigrichonne Clarisse avait suivi ses ordres.

Le sol s’inclina à la verticale. Elle trébucha, glissa et heurta le mur du fond avec un cri. La proue de l’Aube se ficha toute entière dans une vague dantesque qui l’ensevelit presque en entier. Un coup de tonnerre ébroua le ciel, si puissant qu’elle en sentit le sol trembler.

Elle aurait cette pièce étriquée pour cercueil, elle en était certaine… Capturée par des pirates. N’y avait-il pas plus grand déshonneur en ce monde ?

Quelque part, soudain il y eut un puissant vacarme de tôle froissée. Le sol s’ébranla. C'était comme si le navire tout entier explosait de l’intérieur. Elle hurla alors que la puissance du choc la propulsait à l’autre bout de la pièce. Le vacarme s’intensifia, les lumières clignotèrent. Le parquet trembla de plus belle. Encore un cri, pas le sien cette fois, au loin dans un couloir.

Elle s’accrocha aux barreaux du lit superposés. Les moteurs mugirent dans les entrailles, lancés dans une course folle contre un obstacles qu’ils ne pouvaient franchir.

Et, dans un ultime tressautement, l’Aube cessa de s’ébrouer. Et toutes les lumières s’éteignirent.

L’obscurité avala le monde.

Morgane sentit la panique monter, comme une lointaine pulsation. D’abord dans son ventre, puis dans son cœur, puis partout dans sa tête. Son souffle s’effilocha, elle entendit son palpitant s’affoler au cœur des chants de la tempête. Sa gorge se noua. Elle n’arrivait plus à respirer. Un gémissement sourd lui échappa, un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale.

Au dehors, le vent sifflait, la neige claquait sur les carreaux.

Les moteurs, eux, s’étaient tus.

Enfin, avec un grésillement misérable, l’éclat verdâtre de l’éclairage de secours se réveilla dans la pièce. Morgane, sonnée, découvrit ses mains dans la lueur troublante. Un soupir tremblant lui échappa. Claquant des dents, elle se laissa glisser jusqu’au sol, ramenant ses genoux contre son ventre. Pourquoi le sol ne tanguait plus ? Elle se prit la tête entre les mains. Elle n’avait qu’à se lever et se coller au hublot pour comprendre pourquoi. Mais elle n’en avait nul besoin.

Quelque part, au fond de son estomac noué, elle avait très bien comprit ce qui venait d’arriver.

__

D'abord, le sifflement. Celui du vent, constant, hargneux, qui cognait au carreaux comme pour desceller les hublots. Ensuite, la prise de conscience d'une surface rêche et froide sous ses mains. De la moquette.

Dans un sursaut, Izac Médian ouvrit les yeux. Le paysage d'une moquette hideuse, éclairée par une lueur verte et incertaine, s'offrit à son regard.

Le choc. Ils s'étaient échoués.

L'adrénaline l'électrisa. La Grande Blanche ! Ils s'étaient échoués... D'une poussée sur les coudes, il se redressa. Trop vite... Titubant, il prit appuis sur la console la plus proche. Il essuya d'un revers de manche le sang qui lui coulait sur le front.

Seul dans le poste de contrôle, il s'autorisa quinze secondes pour reprendre ses esprits. Il inspira par le nez, souffla par la bouche. Chassa d'un revers de main la tension qui écrasait ses épaules et qui lui bouffait les tripes et décida d'oublier, pour quelques heures de plus, la fatigue et la faim qui le harrassait depuis des jours.

L'équipage avait tout essayé, sachant que c'était peine perdue... On avait tenté de prendre le contrôle du gouvernail depuis la salle des machines. On avait cherché la clef pour couper les moteurs et ralentir leurs courses. On avait essayé de réparer les dégâts causés par Murphy et sa stupide impulsivité.

Les lueurs d'espoirs qu'avaient fait naître chaque tentative rendait l'échec plus cuisant encore. La colère, tapie dans le fond de ses boyaux, ouvrit un oeil pour venir lui tenir compagnie. Il serra les dents, s'efforçant de garder son sang froid. L'équipage allait bientôt arriver. Il avait été clair sur les ordres: si nous nous échouons, et qu'aucune casse majeure et urgente n'est repérée sur le bâtiment, rendez-vous au poste de contrôle.

Ce n'était pas le moment de s'emporter.

- Izac ! Gémit une voix alors qu'une silhouette, jeune et blonde, franchissait le seuil en courant. On a tout essayé, j'te jure.

- Je sais Cassandre.

- Izac, tu saignes à la tête.

- Je sais.

Bientôt, l'équipage fut au complet. Les huits survivants du Corbeau, serrés les uns contre les autres. Réduits à des fugitifs maigres et malades. Ca lui filait la nausée de voir ce que la Rocheuse avait fait d'eux et de savoir quelle était la cause de leur recapture. Et ils disaient servir la justice, tout ces peignes culs en uniforme ? Si c'était ça, la justice, il préférait crever que d'en devenir le serviteur.

- Est-ce que tout le monde va bien ? S'enquit-il en rejoignant les siens, inspectant d'un regard attentif chacun des visages qui l'entouraient.

Les pirates échangèrent des regards éperdus, vérifiant leurs propres corps comme si une blessure grave aurait pu leur échapper. Il faut dire que, depuis la prison, leur sensibilité à la douleur s'en était trouvé bien réduite.

- Pas de casse. Commenta une voix.

- Rien de grave. Confirma une autre.

Puis tout le monde se tourna de nouveau vers lui, attendant les ordres.

Tout le monde sauf un.

Murphy fixait le sol, les bras croisés, à l'arrière du groupe. Izac se demanda un instant s'il culpabilisait pour son erreur ou ressassait son amertume. La colère s'ébroua, lui tordant les tripes. S'il s'en était tenu aux ordres... Si ce foutu con de Murphy avait, pour une fois, écouté les putains d'ordres ! Ils n'en seraient pas là... Ils seraient même bien loin de là. Morgane la mécanicienne serait crevée au fond de l'eau - ou enfermée dans une cabine en attendant d'être jetée sur la terre ferme, en vérité il s'en foutait - mais au moins, ils seraient en route pour les tropiques... Pas pour les terres désolées du grand nord dont ni lui, ni aucune personne présente ici ne savait quoi que ce soit !

Murphy avait sans doute senti la brûlure de son regard, car il releva la tête pour lui jeter un coup d'oeil indifférent.

Ce n'était vraiment pas le moment...

- Izac, qu'est-ce qu'on fait ? S'inquiéta une voix.

Tournant la tête, il découvrit Clarisse. Rachitique et verdâtre, et avec comme toujours, cette douceur préoccupée sur le visage.

- Nous allons devoir prendre une décision. Répondit-il d'une voix étouffée, perdu dans ses pensées.

- Mais... ? Insista Nina, le médecin de bord, alors qu'il s'interrompait.

- Mais ça ne plaira pas à tout le monde.

Aucun des matelots présents ici ne connaissait ce navire. Cette contrée. Ce climat.

Mais ils avaient de la chance... Morgane la mécanicienne n'était pas encore morte.

__

Le silence fut long.

Il lui sembla durer une éternité.

Elle resta là, sans bouger, roulée en boule dans un coin de la cabine, le regard rivé dans le vide. Elle se prit la tête entre les mains, réprimant un sanglot de désespoir. C’était impossible… C’était impossible… Comment avait-elle pu se retrouver là, alors qu’elle dormait ce matin encore dans son lit, sous ses couvertures de laines… C’était un rêve, elle allait se réveiller. Elle se lèverait, irait préparer son repas du soir et allumerait sa grosse télé dont l’écran bombé étouffait les couleurs à la recherche d’un feuilleton intéressant.

Elle soupira.

Si seulement c’était vrai...

Il devait s’être écoulé une quinzaine de minutes dans ce silence et cette immobilité complète quand les choses changèrent.

Une clef s’enfonça dans la serrure, le verrou cliqueta, la poignée s’enfonça.

Était-ce la Mort qui venait la chercher ?

La porte s’ouvrit, une ombre entra, aspirant par son aura glaciale la chaleur de la pièce.

La prisonnière se redressa d’un bond, oscillant sur le sol instable.

Izac Médian planta la lame de son regard dans ses yeux. Cette fois, seule à seul, en tête à tête, elle eut du mal à le soutenir.

- Morgane. Lâcha-t-il.

Sa voix, dans cet espace restreint, sonna autrement. Elle remplissait tout l’espace, comblait le moindre vide, s’étendait comme une nécrose et happait tout sur son passage.

Il la lorgna un instant, comme pour s’assurer qu’elle était en un seul morceau.

- Nous nous sommes échoués. Déclara-t-il.

Toujours au sol, elle se garda bien de lui dire qu’elle s’en était douté, mais le regard flamboyant qu’elle lui jeta pour réponse parla à sa place.

Elle allait crever dans cet enfer à cause de lui et de son stupide matelot à la gachette facile.

- Et j’ai réfléchi. Continua-t-il.

Elle s’humecta les lèvres, nerveuse.

- Nous serons d’accord pour dire, Morgane, que tu ne tentera rien d'idiot, n’est-ce pas ? Que tu ne cherchera pas à nous nuire car ce n’est pas dans ton intérêt. Nous sommes d’accord ?

Elle marqua un temps d’arrêt.

- Oui, évidemment. Parvint-elle à répondre.

- Tu viens de la mer, toi aussi. Et tu connais ce navire. Tu m’as l’air futée, je suis persuadé que tu as compris où je veux en venir.

- Je suis plus utile vivante, à bord que morte au fond de l’eau.

- Bien vu. Confirma-t-il avec un sourire macabre qui fondit les ombres dans sa cicatrice. Cette situation ne m’enchante pas beaucoup plus que toi. Mais tu es chanceuse, nos machinistes sont tous morts pendus, égorgés ou écorché vif ces six derniers mois. Ton sursis est prolongé.

- Est-ce que ça veut dire que quand je ne servirai plus je finirait au fond de l’eau ?

- Ça veut dire que tu es utile, pas indispensable. Et je serais intransigeant, comme avec chacun de mes matelots.

Elle sentit chacun de ses muscles se crisper. Elle était la seule ici à pouvoir gérer les caprices de l’Aube, mais au moindre faux pas elle rejoindrait les âmes en peine qui hantaient les profondeurs de la mer des Fracas.

Il fallait donc qu’elle se rende indispensable.

- Et maintenant ? Souffla-t-elle.

- Et maintenant, bienvenue dans l'équipage.

Il ponctua sa phrase d'une oeillade appuyée, luisante d'un bleu électrique. Son sursis était sous entendu, mais il n'en était pas moins évident.

- Quelqu'un viendra te chercher.

Ce furent ses derniers mots. Il quitta la pièce. Et quand il ferma dans son dos, elle n’entendit pas de clef tourner dans la serrure. Pourtant, elle ne bougea pas, figée sur place par l’angoisse.

__

Il ne s’écoula pas dix minutes avant qu’une nouvelle silhouette vienne lui tenir compagnie.

Ce fut, cette fois-ci, le squelette maladif de Clarisse qui se glissa dans l’embrasure. Elle mâchait quelque chose avec application : un bâton de réglisse déjà bien entamé.

- Salut. Lâcha-t-elle en s’appuyant contre le mur.

Morgane darda sur l’intruse un regard mauvais.

- Je viens m’assurer que t’es en un seul morceau. Déclara la pirate. On a eut un peu de casse, là haut.

Son détachement insouciant lui fit froncer le nez. Cette femme sur le seuil de sa porte lui semblait tout sauf dangereuse. Fine comme une brindille, il lui suffirait d’un coup pour la briser. Son regard torve, brillant de fatigue, vidé par la tristesse, témoignait d’une santé mentale déclinante, rongée par une dépression latente.

- Ça va. Daigna-t-elle donc répondre.

- C’était une sacré tempête. Commenta la pirate, inspectant ses ongles sales et abîmés. Ça m’a rappelé la maison. On en a des comme ça, dans les tropiques aussi. C’est pratique, quand on veut semer des poursuivants. C'est toujours Izac qui prend la barre, dans ces cas là.

Morgane, cette fois, se mura dans le silence. La présence de l’intruse dans sa prison lui mettait les nerfs à fleurs de peau. Malgré sa fragilité notable, elle ne se voyait pas la mettre dehors. Elle ignorait si elle était là à sa propre initiative ou si c’était Izac qui l’avait envoyée. Les sous fifres d’un tel homme étaient-ils au moins dotés d’un libre arbitre ?

Ou bien peut-être Clarisse était-elle venu s’assurer de sa bonne santé, sans plus d’intentions que celle-ci.

- Qu’est-ce que tu me veux, Clarisse ? S’enquit-elle enfin, ne cherchant pas à masquer la verve dangereuse qui pointait dans sa voix.

- Moi ? Rien. Tu sais, Morgane, nous sommes des pirates, pas des assassins. Tu te méfie c’est légitime, et Izac fiches peur. Alors, maintenant qu'on est dans la même galère, je suis venu voir si ça allait. Je me soucie du bien être des membre de l'équipages.

Elle marqua une pause pour curer ses ongles crasseux. Se renfrognant davantage, Morgane se demandait si cette femme avait encore toute sa tête quand la porte s’ouvrit de nouveau.

La haute silhouette du tireur impulsif, Murphy, se découpa dans l’embrasure. Un instant, il se figea, fronça les sourcils et lécha d’un air distant l’énorme anneau qui ornait sa lèvre inférieure.

- Clarisse. Gronda-t-il. Je ne sais pas ce que tu fiches dans cette cabine, mais ça risque de ne pas plaire au Capitaine.

Petit silence. L’émaciée lui servit un sourire angélique.

- Mais elle est libre, maintenant et... tu ne lui dira rien, n’est-ce pas ?

Il eut un soupir étouffé.

- Tu devrais prendre les choses plus au sérieux, Clarisse. Grommela-t-il en ignorant sa question. Et tu va filer de là avant que le capitaine te vois.

- Et toi ? Railla la pirate.

- Moi, je viens la chercher sur ses ordres. Maintenant bouges tes fesses, j’ai pas la soirée et t’as rien à faire là.

Hilare, Clarisse quitta la pièce sans rien ajouter et Morgane se retrouva seule face au tireur. La peur au ventre, elle attendit.

- Qu’est-ce que tu fais, tu attends le soleil ? Grinça-t-il avec froideur. Amènes-toi.

Elle se renfrogna, blessée. Là où l’émacié avait fait un pas dans sa direction, dans une tentative maladroite de la mettre en confiance, Murphy ne semblait pas enclin à se montrer sympathique. Quand a leur Capitaine, elle n'osait pas y penser.

Pour ce que ça changeait… Elle se leva et lui emboîta la pas.

__

Au poste de contrôle, il y avait déjà du monde. La captive ne put s’empêcher d’avoir un mouvement de recul face à tous ces visages inconnus, ces regards scrutateurs qui la jaugeaient comme une pièce de viande.

Ils devaient être huit, aux regards fichés sur elle comme si elle était un énorme bout de viande juteux.

-T’es qui, toi ? Lança quelqu’un.

La question fut suivie de quatre doigts sortis de nulle part qui lui saisirent le menton. Un homme de sa taille, aux traits fins et exotiques, lui boucha la vue de toute sa hauteur. Avec un hoquet, Morgane n’eut d’autre choix que de laisser cette main mutilée faire pivoter sa tête sous tous ses angles.

- C’est la planquée, Kéops, qui veux-tu que ce soit… Grogna Murphy.

La machiniste affronta sans se démonter le regard dangereux et un poil rêveur de l’homme qui l’inspectait sous toutes ses coutures. Il y avait en lui le même fond brisé que chez Clarisse. Un vide profond et mort qui en faisait presque un fantôme.

Au bout d’un temps, il s’éloigna d’elle et elle retrouva son souffle.

La nuit était tombée. Le poste de contrôle était plongé dans une semi-pénombre troublante. Quelques rares lampes de secours étaient allumées : des murales jaunies et solitaires. Elles jetaient une lueur macabre sur les visages sinistres des pirates qui s’y entassaient.

Et, en face d’eux tous, muet, Izac Médian attendait, une main sur la poigne de son sabre, que les murmures cessent entre ses matelots.

Quand chacun se fut tut, une mélodie pesante hurla à leurs oreilles. Le vent, dehors, claquait contre les vitres. La pluie prenait le toit d’assaut. La mer rugissait. Le tonnerre grondait.

Silence ou cacophonie. Quelle différence, puisque personne n’entendrait leurs cris.

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