4- les lames

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C’est un long râle d’agonie, un interminable crépitement que la musique de ces terres. C’est sans cesse un coup d’épée dans l’âme qui vous la fend en deux. Le tranchant d’une hache dans le cœur qui vous rappelle que vous êtes perdu. Hier encore, je crus bien mourir de folie.

À présent que je comprends qu’il n’est nul endroit ici où le silence se fait, je me souviens du charme qu’avait le calme.

Et parfois, j’entends chanter sous la neige.

Suis-je déjà morte ?

Carnet d’observation

Mileïlle d’Arseuil

date inconnue - 1807

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La machiniste observait, fascinée, les allées et retours de l’aiguille. Nina, la femme aux cheveux bleus, rivait un regard imperturbable dans le miroir que lui tendait le borgne, de son petit nom Mikaël. Impassible, elle recousait sans le moindre tressautement, sans la moindre grimace, sa propre plaie.

Ainsi le trait d’argent perçait-il sa chair, traînant un fil noir dans son sillage, pour réapparaître de l’autre côté.

Lorsqu’elle eut terminé, elle coupa le fil d’un geste de poignet habitué, désinfecta le tout et rangea avec application son matériel dans la trousse de soins qu’elle avait dégottée.

En matière de premier secours, l’Aube était largement équipé.

Nina était médecin de bord. Elle avait inspecté scrupuleusement chaque membre de l’équipage avant de s’occuper de son front. Au grand dam de certains d’ailleurs, dont Izac, qui n’aimaient de toute évidence pas être inspectés de près. Morgane elle-même avait eu droit à ses attentions, et son épaule était désormais nettoyée, soignée, et blanchie d’un pansement impeccable.

À présent que tout le monde s’était remis de la fracassante annonce du capitaine, et un silence religieux était tombé dans le poste de contrôle. Après le brouhaha de l’angoisse ne restait plus que le crépitement de la neige sur les carreaux. Même l’orage s’en était allé.

- Et maintenant ?

Une voix tremblante s’était enfin élevée dans la pièce. Morgane l’identifia comme étant celle du jeune blond qui frissonnait de la tête aux pieds. Ce garçon-là ne devait pas avoir seize ans. Elle se demanda avec un pincement au cœur comment il en était venu à s’engager chez les pirates. Une âme si innocente déjà perdue dans les noirceurs de la cupidité...

Le regard d’Izac, à cette question, se durcit.

- Il faut que nous prenions une décision. Répondit-il après un long moment. L’Aube est échoué, les moteurs sont arrêtés. Nous ne pouvons faire demi-tour, la barre et les appareils de navigation sont inutilisables. Nous avons tout essayé, il ne nous reste plus qu’une solution…

Son regard s’assombrit, ses lèvres se pincèrent de frustration.

- On lance un S.O.S, ce n’est plus une option.

Cette déclaration déclencha aussitôt une salve de murmures furieux. Puis une femme éleva la voix.

- Ils ne viendront pas pour nous, Izac ! Jamais ! Ils nous laisseront crever dans la glace, parce que c’est bien plus simple pour eux…

Morgane sentit, à sa grande surprise, la main du capitaine se déposer sur son épaule. Elle ne ressentit aucune douceur, dans ce geste, mais une urgence électrisée et une attention possessive.

- Ils ne viendront jamais pour nous, Sharkelle. Confirma-t-il, un sourire dans ses mots. Mais ils viendront pour elle.

Un mutisme stupéfait tomba sur l’équipage. Personne n’avait, visiblement, envisagé cette possibilité. Alors que tous les regards convergeaient vers elle, la machiniste songea qu’elle n’avait pas à craindre ces gens. Après tout, ici, sur ces terres, ils étaient comme elle.

Des naufragés. Des Croqués.

Et ils avaient beau être dépeints comme des personnages violents, cruels, assoiffés de sang par les journaux, ce qu’elle voyait devant elle n’était que des hommes et des femmes aux yeux encore hagards. Habités de la même peur qu’elle. Des mêmes craintes qu’elle. Du même désir de survivre qu’elle. Piégés par les mêmes faiblesses. Les mêmes maladies. Les mêmes blessures. Le même choc.

C’étaient des humains malgré tout, non ?

Non… ?

Alors elle affronta chaque regard sans broncher, droite, fière, impassible. Prête à tout elle aussi pour sauver sa peau. Le silence qui meublait la pièce pesait aussi lourd sur ses épaules que la main d’Izac. Elle s’était déjà retirée mais elle en sentait encore la présence. Et elle sut que ni lui, avec ses yeux d’acier et ses mimiques glaçantes, ni son équipage avec ses balafres, ses tatouages, ses piercings et ses tranchoirs ne lui ferait le moindre mal.

Elle était leur passeport pour la terre ferme. Leur passeport pour la vie. Finalement, Clarisse n’avait pas menti.

Ils étaient des pirates.

Pas des assassins.

- Et puis quoi ? Lança soudain quelqu’un, rompant le calme mystique qui régnait dans la pièce. Après on retourne à la Rocheuse, c’est ça que tu veux ?

En pivotant sur elle-même, Morgane aperçut Murphy. Ses yeux pétillaient d’une telle peur et d’une telle colère qu’elle ne l’en trouva que plus humain.

- Après on se tire, comme d’habitude. Rétorqua Izac avec une froideur non contenue.

La machiniste prit conscience qu’elle se tenait toujours à ses côtés et fronça les sourcils. Pourquoi n’était-elle pas parmi les autres, en face de lui ? Elle n’avait pas remarqué qu’ils s’étaient placés de cette manière.

Mal à l’aise, écrasée sous le poids de l’imposante présence du capitaine, elle préféra s’éloigner un peu, l’air de rien.

- On se tire ? Répéta le tireur dans une hilarité estomaquée. On se tire… Tu sais très bien que c’est pas si simple ! Combien de temps on a mis pour se tirer, la dernière fois, hein ? Six mois ! Combien d’entre nous sont…

- Murphy ! Tonna la voix rauque du balafré, arrachant un sursaut à tout le monde. Si tu n’es pas en accord avec cette solution, je te demande d’en trouver une autre, pas de me reprocher la… mort de certains d’entre nous !

Morgane cilla. Était-elle la seule à avoir remarqué qu’il avait buté sur ses mots ? Les autres le fixaient toujours avec cette même crainte profondément respectueuse sans rien constater de sa faiblesse. Ou bien était-ce elle qui se faisait des idées ?

Elle n’eut pas le temps d’approfondir sa réflexion. L’insurgé venait de lâcher un rire chargé d’amertume.

- Parce que tu imagines que quelqu’un d’autre que toi en est responsable ?

Cette seule question suffit à jeter un vent glacé dans la pièce. La tension devint si épaisse, soudain, qu’elle en fut étouffante. Morgane ne put que constater le feu rageur qui brillait dans les yeux de Murphy.

Et celui, identique, qui s’était allumé dans ceux d’Izac.

Désorientée, elle chercha à accrocher le regard de Clarisse. Ne lui avait-elle pas manifesté sa sympathie, plus tôt ? Celle-ci, prostrée aux côtés de Nina son médecin de bord, tremblait de tout ses membres en fixant le sol.

- Il suffit, Murphy. Persifla le balafré, entrouvrant à peine les lèvres. Ce n’est pas le moment de demander des comptes.

Si la colère du tireur était effrayante, celle de son supérieur était pétrifiante. Pour ne pas dire étouffante. La machiniste eut l’impression que l’air autour de lui s’était mis à vibrer. Et elle sut que Clarisse avait dit vrai.

L’équipage craignait les sautes d’humeur du capitaine. Murphy lui-même, sachant qu’il en provoquait une, ne pouvait masquer son appréhension. Il ne se calma pas pour autant. Bien au contraire… Il assumait sa rage. Acceptait les risques.

- Je n’ai aucun ordre à recevoir de toi, Izac. Pas depuis ce qui s’est passé. Je sais pas ce que tu savais, et ce que tu avais l’intention de faire quand nous sommes tombés dans leur piège. Mais tu as lamentablement échoué et nous avons perdu la moitié des nôtres !

Parmi les pirates, Morgane en vit un refouler une larme. Le borgne Mikaël, secoué par les véhémentes paroles de son camarade.

- C’est terminé, capitaine.

Il cracha le dernier mot avec une telle rage qu’il sonna comme un coup de tonnerre.

- C’est terminé, maintenant. Je ne suis plus des tiens. Plus du tout, tu entends ? Arrête tes délires, mon vieux. On ne va certainement pas lancer un S.O.S.

La machiniste comprit avec un frisson glacé qu’elle était face à l’apogée de conflits et de tensions dont elle ignorait tout de la source. Presque… une mutinerie. Comment… Comment était-ce possible ? Ici, en ces lieux, dans leur situation ! Comment était-ce possible. Elle constata avec horreur que Murphy avait récupéré un couteau à sa ceinture, que Sharkelle hésitait à dégainer sa machette, qu’Eddy s’était déjà équipé de sa hache.

Perdue, avec l’impression de se noyer, elle suffoquait. Sur quel bande d’abrutis impulsifs était-elle tombée ? N’avaient-ils rien de mieux à faire que de s’entre-déchirer ? Il y avait urgence, le temps courrait et ne les attendrait pas. Pourquoi ne semblaient-ils même pas s’en rendre compte...

- Maintenant, Izac, tu vas laisser tomber, d’accord ? Insista le tireur, l’air soudain épuisé par sa propre tirade. Laisse tomber…

Sur le visage clos du capitaine, Morgane fut certaine de trouver une pointe de déception. Et dans ses gestes secs, chargés de haine, elle ne vit qu’une colère brûlante et mal contrôlée.

- Murphy… Soupira-t-il, refoulant sa rage avec un effort surhumain. Explique-moi pourquoi nous sommes ici.

L’autre marqua un temps d’arrêt.

- Pardon ?

- Nous sommes ici parce que tu as saccagé cette pièce. Nous sommes ici parce que tu nous as ôté toutes les chances que nous donnait ce navire. Parce que tu as saboté avec brio cet inespéré bâtiment.

Izac marqua une pause, et un sourire déjanté absolument effrayant étira sa longue cicatrice. Son regard glacial balaya chacun des visages de ceux qui s’étaient armés.

Pratiquement tous, en fait, car seuls Clarisse et Mikaël étaient restés immobiles.

- Et vous tous, vous l’écoutez déblatérer ses inepties. Railla-t-il avec une froideur altière. Vous le suivez quand il énumère les erreurs que j’ai commises, lui qui vous a tous condamnés. Par les Enfers, grand bien vous fasse ! Je comprends vos choix, je les respecte. Mais sachez une chose…

Il marqua une longue pause durant laquelle le seul son qui vint troubler le silence fut le crépitement tenace de la neige. Puis il enroula ses doigts autour du pommeau de son arme et, dans un long chuintement macabre, Izac Médian dégaina son sabre.

- Le premier qui s’en prend à moi sera mort avant même d’avoir pu prononcer le nom de sa mère.

La conclusion de sa tirade était tombée, verdict aux promesses sanglantes. Aussitôt, Nina rangea son arme et se retira du conflit, le regard transi de honte. Les autres hésitèrent, trépignant, se regardant les uns les autres, cherchant en silence une raison valable de tout arrêter. Ils ne firent rien d’autre, pourtant. Personne ne rengaina sa lame.

Morgane n’en revenait pas. Allait-elle vraiment rester bloquée ici, dans l’incapacité d’envoyer un S.O.S, à cause de l’homme responsable de leur naufrage et de la bande d’abrutis qui lui servait de collègues ? Il était hors de question qu’elle crève comme ça… C’était trop bête ! Son cœur battait de plus en plus fort, poussé par la révolte. Injustice ! Voilà le mot qui tournait en boucle dans sa tête. Injustice ! Elle ne méritait sans doute pas le salut, mais elle ne pensait certainement pas valoir l’enfer…

- Vraiment ? Lança-t-elle, au bord de l’hystérie. Vraiment, c’est comme ça que vous voulez crever ?

Tous les yeux se tournèrent dans sa direction, stupéfaits. La plus grande surprise était sans nul doute dans ceux d’Izac.

- Qu’est-ce que vous espérez ? S’égosilla-t-elle, ignorant leurs murmures outrés.

Elle avait bien trop peur, elle était bien trop en colère pour s’en inquiéter. Qu’ils la jettent par dessus bord si ça leur faisait plaisir ! Au moins, elle aurait essayé de sauver sa peau.

- Que vous allez vous en sortir, ici ? Reprit-elle. Que vous… Que sais-je, que vous allez dégager ce bateau de la glace et reprendre tranquillement votre chemin ? Vous êtes ridicules, pathétiques ! Vous entendez ces craquements, là ? C’est la mer. La mer qui se congèle peu à peu. Ça va vite, vous savez, dans la région… On s’est encastré dans la glace, bande de glands ! L’eau a, d’ores et déjà, enfermé l’Aube dans son étreinte. Et elle va s’épaissir, cette glace. Elle va écraser, encore et encore, ce bateau. Jusqu’à le bouffer ! Vous entendez ? La Grande Blanche est en train de vous bouffer !

Elle marqua une pause, à bout de souffle. Le fil de sa respiration lui échappait en même tant que ses mots. Elle criait avant de penser, mais ça ne servait à rien. Et constata avec horreur que son discours n’avait aucun effet. Non. Non, non, non. Il fallait qu’ils arrêtent ! Peu importaient leurs raisons, leurs revendications, leurs souffrances et leurs différends ! Elle s’en fichait royalement ! Elle refusait de finir ici, Croquée à tout jamais, digérée par ces contrées.

C’était tout ce qui comptait.

- Sans aide, vous allez mourir. Insista-t-elle, la voix vacillante. Vous vous imaginez que parce que vous avez survécu à la Rocheuse, vous allez pouvoir lutter contre cet endroit ? Des centaines d’explorateurs, des centaines d’équipages préparés, entraînés, formatés pour survivre à la Grande Blanche y sont morts. Et vous, pirates des tropiques, vous pensez pouvoir les surpasser ? A d’autres ! Chez vous il fait froid à vingt-cinq degrés !

Elle marqua une pause pour déglutir, solide sur ses appuis, quelque chose de rustre et de sauvage au fond des yeux.

Sa voix, lorsqu’à nouveau elle parla, fut plus sûre et plus calme.

- Il y a des centaines de manières d’échapper à la justice. Vous avez fui la Rocheuse, vous pourrez fuir les autorités de Denfèr ! Mais la Grande Blanche, elle, elle vous tuera. Croyez-moi.

Il y eut un long silence. Elle sut, à leurs regards hésitants, qu’elle parvenait à les toucher. Alors, les poings serrés, comme pour frapper, elle joua sa dernière carte.

- Je connais mal cet endroit. Mais je le connais mieux que vous tous réunis. Faites-moi confiance. Si nous ne lançons pas un S.O.S sur le champ, dans moins d’un mois, nous serons morts.

Son dernier argument fit mouche. Le premier à y céder fut l’homme à la peau caramel. Celui couvert de tatouage, avec la peau brûlée, qui l’avait effrayée plus tôt par son air détaché. Il leva une main pacifique et rangea son arme d’un même mouvement.

- Pardonnez mon emportement. Marmonna-t-il, pâteux. Je suis un peu fatigué, en ce moment.

- Kéops ! S’indigna le jeune blond dans un souffle.

Puis une femme, la peau de crème, les yeux en amande, lui donna un coup d’épaule et il se calma à son tour.

Celle-là s’appelait Sharkelle, lui semblait-il.

Lentement, les sabres tintèrent, les lames se turent, et le calme retomba sur l’habitacle. En dernier, Izac rengaina son arme et balaya d’un regard impassible son équipage traître.

- Il semblerait que nous soyons tombés sur une diplomate. Commenta-t-il, arrachant un éclat de rire à l’assemblée.

D’où tirait-il cette bonne humeur, par les enfers ! Il était passé à deux doigts de la mort, et il arrivait à ricaner. Qui était-il ? Longtemps elle avait réfléchi à son sujet durant sa captivité. Sa personnalité vaporeuse semblait impossible à cerner. Elle eut la très ferme impression qu’il se sentait responsable des crimes qu’on lui reprochait. Et que, au-delà d’accepter sa punition, il pouvait tout aussi bien la désirer.

- Je ne sais pas combien de temps nous avons. Reprit-il, sa voix retrouvant un sérieux menaçant aussi tranchant que sa lame. Prenez une heure. Une heure avec vous-même, avec les autres. Dans une heure nous nous retrouverons, et nous déciderons de la marche à suivre. De s’il faut lancer un S.O.S. Et de si je dois mourir cette nuit.

À la dernière phrase, des regards profondément gênés s’échangèrent dans la pièce. Combien d’entre eux avaient véritablement pensé porter un coup sur leur capitaine ?

Morgane fut certaine qu’il avait dit dans ce but très précis, justement. La culpabilité comme poids pour les pousser à prendre la bonne décision...

Il quitta la pièce sans rien ajouter. Son manteau claqua dans le silence, ses bottes chuintèrent sur le parquet, et il disparut.

Un à un, les pirates le suivirent. Morgane fut la dernière et elle resta plantée là, un peu sonnée, seule dans l’éclairage verdâtre.

Il ne restait plus, pour lui tenir compagnie, que le crépitement de la neige sur les carreaux.

Cherchant encore son souffle, secouée par les évènements qui s’enchaînaient bien trop vite, elle tituba et se laissa glisser contre une console criblée de balles. Ce matin encore, elle était chez elle. Elle se revit au téléphone avec Silver et eut l’impression que la scène n’avait jamais existé. Qu’elle avait toujours été captive de ce bateau immobile et de cette immensité impassible.

Elle replia ses jambes contre son torse, enroula ses bras autour de ses mollets et posa sa tête sur ses genoux. D’ici, elle entendait encore son cœur battre la chamade.

Elle enchaînait prise de conscience sur prise de conscience à une cadence bien trop élevée. Et à présent elle se retrouvait face au dilemme le plus cruel qui soit. Comment savoir qui avait raison ? Car il ne faisait plus l’ombre d’un doute qu’elle aurait, elle aussi, sa parole à donner dans la prise de décision. N’était-ce pas ce qu’Izac avait dit ? Elle était libre et les gens libres ont le droit de parler… Sa décision était déjà prise : lancer un S.O.S, elle n’avait pas à hésiter. Il n’y avait que des pour, aucun contre pour peser dans la balance.

En revanche, il lui était impossible de comprendre la situation. D’abord, il y avait Izac. Cette créature imperturbable qu’elle découvrait à peine. Cet homme dont elle soupçonnait tout juste l’incroyable complexité. Colérique, impulsif, elle était persuadée qu’il l’aurait jetée par-dessus bord sans la moindre hésitation. Elle ne pouvait s’empêcher de constater en lui une profonde affection et un dévouement sans limites envers l’équipage. Elle avait peur, le temps passant, de commencer à le trouver fascinant.

Et puis Murphy, son opposant... Il avait cherché à la tuer, ce qui finalement ne le distinguait pas vraiment de son capitaine. S’il semblait affecté par les morts récentes, à la Rocheuse, elle ne pouvait entendre les raisons qui le poussaient à s’insurger. Ajoutant à cela que son désir d’éviter un S.O.S était purement irréfléchi.

Il ne lui avait pas fallu longtemps pour deviner qu’il avait souffert, mais ça, elle s’en fichait… Si cet homme prenait l’ascendant, ils étaient tous condamnés.

En vérité, les deux pirates ne se rendaient probablement pas compte qu’ils étaient le miroir l’un de l’autre.

Elle se ressaisit. Si elle commençait à considérer ses forbans comme des personnes, elle risquait de se perdre.

Elle allait mourir ici, toute seule, et ses proches ne pourraient même pas se recueillir sur sa dépouille. Ils n’auraient, pour la pleurer, que quelques souvenirs et un océan de larmes.

Refusant de tomber dans ces sombres réflexions, Morgane se leva et épousseta son pantalon. Baissant les yeux, elle constata qu’elle portait toujours cette chemise, tachée de sang et de cambouis. Un soupir lui échappa. Elle songea à faire un tour à la buanderie. On y trouvait toujours des vêtements propres, de toutes tailles et de tout genre, destinés aux rescapés et aux sauveteurs.

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Seule dans les tournants de l’escalier en colimaçon, elle écoutait avec attention les bruits que faisaient ses pas sur les marches métalliques.

En bas, il lui semblait entendre des voix. Il lui semblait qu’il s’agissait d’hommes, deux hommes se disputant à demi-ton.

Lorsqu’elle déboucha dans le couloir, elle en eut la certitude. Un peu plus loin, Murphy le tireur, du haut de ses quelques cent quatre-vingt-dix centimètres, projetait son ombre sur le jeunot, ce blond qui ne cessait visiblement jamais de trembler.

- Cassandre… Soupirait-il. S’il te plaît, je veux pas retourner à la Rocheuse !

- Moi non plus, enfin ! Personne ne veut y retourner ! Mais tu… Tu n’imagines quand même pas qu’on va s’en sortir, ici, hein ? Je ne veux pas mourir. Pas comme ça. Je t'en prie…

- Il y a forcément un autre moyen de s’en tirer ! Il y en a toujours un !

- Pas ici, Murphy. Le corrigea sombrement son cadet. Pas ici, soit en certains. Je ne veux pas y retourner, à la Rocheuse. Mais je sais qu’Izac fera tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher ça.

- Et quand on y était, hein ? Il a mis six mois à nous faire sortir ! Six mois !

Il y eut un silence sinistre, entre les deux hommes. Puis le blond reprit la parole dans un souffle de voix.

- Tu sais très bien pourquoi. Tu sais très bien pourquoi… On a pas le droit de le blâmer pour ça. Il… Il était seul, là-bas. C’est vrai que ça l’a changé. Qu’il est encore plus impatient... Violent… Voire déséquilibré, mais… C’est notre cas à tous, non ? Franchement, Murphy, entre mourir ici et la chance de survie que nous offre un S.O.S, je choisis le S.O.S. Je suis désolé. Je veux rentrer chez moi, tu comprends ? Je veux revoir les miens, je veux…

Il s’interrompit brusquement dans un hoquet étranglé. Il venait de remarquer la présence intruse dans le couloir.

Morgane ne se sentit nullement mal à l’aise face au regard lourd de reproches que lui adressa Murphy. S’ils ne voulaient pas être entendus, ils auraient dut discuter dans un lieu plus reculé. Pas en plein milieu du corridor des cabines. Le tireur en était conscient, visiblement, car il ne formula pas son ressentiment. Il se contenta de leur tourner le dos, à elle, à Cassandre, et de s’éloigner sans un bruit dans l’éclairage de secours.

La machiniste échangea un long regard avec le jeunot. L’angoisse instinctive, la terreur profonde qu’elle lut dans ses yeux la mit mal à l’aise.

- Ça ira. Lâcha-t-elle sans réfléchir.

Il la fixa, perplexe, en haussant un sourcil. Se sentant bête, ne sachant vraiment elle même ce qu’elle avait voulu dire, elle ferma la bouche aussi vite qu’elle l’avait ouverte.

Elle ne vit pas la moindre once de reconnaissance dans ses iris. Ni même quelques prémices de confiance. Mais il hocha la tête, comme pour la remercier, et s’éloigna à son tour sans plus de cérémonie.

Un peu frustrée par ce manque pesant d’interactions, elle décida qu’il était temps pour elle de trouver des vêtements propres.

Si elle n’aimait pas discuter, elle aimait encore moins être ignorée.

La buanderie était à l’autre bout du navire, dans la zone réservée aux soins. Elle était voisine de l’infirmerie, de la cantine, des chambres d'infirmeries et du bloc opératoire. Quatre pièces aussi étriquées les unes que les autres.

À bord de l’Aube, les aménagements pour économiser de l’espace étaient poussés à outrances.

Morgane peu rassurée par les reflets sinistres que jetait l’éclairage vaseux dans les couloirs, s’engagea dans les boyaux du bateau. De jour, avec une lumière claire et simple, elle connaissait le bâtiment comme sa poche. Mais à présent, dans cette macabre nuit qui n’en finissait pas, sous le chant interminable de la Grande Blanche, elle avait l’impression d’évoluer en terrain inconnu.

Sa plus grande peur était que les lampes lâchent avant qu’elle ait terminé son périple. Tendue, elle arriva devant la porte familière de la buanderie sans encombre. Les ampoules de secours tenaient bon : elles étaient faites pour ça.

Elle enfonça la poignée, poussa le battant dans un grincement étouffé. Les sacs de linge, sagement empilés dans leurs caisses, s’offrirent à sa vue, macabres, répugnants. Elle s’imagina un instant qu’ils contenaient des cadavres, et cette image la terrorisa.

Derrière eux se découpait le rond d’un hublot ouvrant sur le néant. Il ressemblait à un œil aveugle, planté au milieu du rien, qui la fixait avec froideur. Ça, c’était l’iris de la Mort qui les surveillait tous...

Pressée de quitter les lieux et de retrouver les couloirs familiers – et un tant soit peu vivants, des cabines, elle s’empara du paquetage le plus proche, vérifia qu’il correspondait plus ou moins à sa taille et l’épaula. Avant de partir, elle jeta un ultime regard à la vitre et se figea. Était-ce une lumière qu’elle voyait dans le noir ?

Il n’y avait rien de plus effrayant qu’une lueur dans des terres mortes. Pourtant, en plissant les yeux, elle constata qu’il n’y avait rien. Le fruit de son imagination, ou bien un reflet qui jouait sur le carreau. L’angoisse et l’appréhension ne l’aidaient pas à y voir plus clair. Une soudaine vague de panique l’électrisant de la tête aux pieds, elle quitta la pièce et claqua la porte.

Le chemin du retour lui parut prendre deux fois plus de temps que l’aller. C’était comme si, face à elle, les couloirs de l’Aube s’allongeaient. Vicieux. Viciés.

Mauvais.

Quand elle franchit le seuil du corridor où s’étaient établis les pirates, son angoisse s’apaisa presque par enchantement. Certes, ni les lumières sinistres, ni l’obscurité pesante, ni le chuchotement de la pluie n’avaient changé. Mais au moins, derrière les portes closes, il y avait des voix.

Et quelle ne fut pas sa surprise, en entrant dans sa cabine, de trouver Clarisse sagement assise sur son lit.

Elle hésita un instant à entrer. Sa crainte animale, sauvage, de nouveau s’était éveillée pour bouillir dans ses tripes. Que voulait-elle encore, celle-ci ? Elle afficha un sourire de circonstance. Il fallait qu’elle se contrôle, cette femme ne semblait en rien mal intentionnée, et toute manière bien trop frêle pour lui faire le moindre mal. A défaut de lui faire confiance, elle pouvait au moins oublier un instant le dégoût qu’elle lui inspirait et donner une chance à cette tentative de sociabilisation.

C’était de toute façon la seule pirate de l’équipage à lui avoir adressé la parole dans cet objectif…

Alors elle entra, comme si de rien était.

- Qu’est-ce que tu fais là ? S’étonna-t-elle.

La pirate rachitique lui rendit son regard. Vide, creux, infiniment seul.

- L’heure est bientôt écoulée. Je viens voir si tu as pris ta décision.

La machiniste laissa tomber son sac à ses pieds et ferma la porte dans son dos.

- Ma décision était actée dès le départ. Argua-t-elle. Nous lancerons un S.O.S, je ferais tout pour cela.

L’émaciée émit un long soupir frissonnant. Ses yeux se firent fuyants.

- Je n’ai aucune envie de retourner en prison. Avoua-t-elle, les dents serrées. Mais j’ai confiance en Izac, on ne survivra pas ici. Nous avons besoin d’aide.

Elle mettait visiblement de côté son égo et sa fierté pour lui faire cette déclaration. Morgane fut contente de constater qu’il en étaient parmi cet équipage étrange dotés d’un discernement intelligent.

- Ce que tu as fait, tout à l’heure. Reprit Clarisse. C’était très bien. Je voulais te remercier également pour cela.

La machiniste haussa les épaules, ne sachant quoi répondre. Elle avait agi par pulsion, refusant de mourir à cause des décisions insensées de pirates. Qu’elle soit venue en aide à Izac n’avait rien à voir ni avec ses convictions ni avec son opinion. C’était son instinct de survie, rien de plus.

Elle remarqua ensuite que l’émaciée, en plus d’avoir l’air malade et dépressive, ne portait qu’un simple haut de lin et qu’elle semblait avoir froid. Elle lui pointa donc le sac du menton et ouvrit la bouche.

- Choisis quelque chose de chaud dans ce sac. Nous faisons à peu de chose près la même taille, tu devrais trouver ton bonheur.

Elles fouillèrent ensemble les vêtements qui s’entassaient dans la toile. Morgane sélectionna une chemise propre, de couleur rouge, et un pull en laine noire, usé jusqu’à la corde. Elle laissa l’espace étriqué de la cabine à Clarisse et s’isola dans la minuscule salle de bain. Là, elle se contorsionna entre la douche, les toilettes et le lavabo pour se changer. Pas un seul instant elle n’osa échanger un regard avec son reflet.

Elle avait peur de s’y trouver désespérée.

__

Chaque marche lui semblait plus haute. Chaque seconde lui semblait plus longue. Chaque respiration lui semblait plus brève.

Était-ce sa mort qu’on allait jouer là-haut ?

À la suite des autres, elle grimpait l’escalier de la salle de contrôle. Tous avaient les yeux rivés sur le rectangle lumineux qu’était la porte, au-dessus d’eux. Coincée entre le dos de Nina, le médecin de bord et le souffle rauque de Kéops le brûlé tatoué, Morgane suivait le mouvement à une lenteur exaspérante.

Enfin, elle franchit le seuil. Elle avait eu l’impression de rester bloquée une éternité dans ces marches, comme flottant entre deux mondes. Et à présent, elle était avec tous les autres dans le poste de contrôle, et le silence était de plomb.

Ha. Non. Il restait la pluie pour crépiter. Mais tout le reste n’était que vide.

Rien.

Néant.

Izac était déjà là. Adossé contre une console, ses yeux délavés inspectant chaque visage avec minutie. Alors qu’elle prenait place parmi les pirates, Morgane sentit la pointe acérée de son regard s’attarder sur ses traits. Une boule d’angoisse intense se coinça dans sa gorge. Elle serra les poings. Pourquoi peinait-elle à respirer, soudain ? Elle comprit qu’elle avait peur.

Indécise, elle chercha les yeux de Clarisse parmi ses voisins. L’émaciée lui adressa un sourire si crispé que pendant un instant, elle ressembla à un squelette.

Et le capitaine ne bougeait toujours pas. Une main dans sa poche. L’autre sur la poigne de son sabre. Le visage clos. Sa cicatrice inerte sur sa joue. Ses iris luisant comme ceux d’un faucon. Morgane Milante retint son souffle. Pourquoi ne disait-il rien ? Qu’attendait-il ?

Elle tourna la tête, balaya du regard les naufragés. Tous fixaient le balafré. Aucun n’osait parler. Comme si briser le silence revenait à réveiller la bête…

Puis, enfin, une voix s’éleva.

- Izac ?

C’était Nina qui avait posé cette question hésitante, ses cheveux bleus figés par l’indécision. Elle avait exprimé par ce seul mot leur incompréhension.

Alors, le capitaine pinça les lèvres. Et, une ombre glaçante dans le regard, il se décala lentement sur la droite.

Dans son dos gisait la radio. Solidement accrochée à son support.

Brisée.

Sabotée.

Inutilisable.

Et, dans les soupirs tendus, horrifiés, qui s’élevaient dans la pièce, il y eut un cliquetis. Izac Médian qui chargeait un pistolet. Balle par balle. Avec une application effrayante.

- Qui a fait ça ? Gronda-t-il, les yeux rivés sur son travail.

D'eux même, tous les regards convergèrent vers Murphy. L’homme, imperturbable, ne broncha pas.

- Qui a fait ça ? Répéta la voix du capitaine, lourde de menaces.

- Tu le sais bien, Izac. Rétorqua le tireur.

Tireur... et saboteur, de toute évidence.

- Je veux t’entendre le dire. Siffla l’autre entre ses dents. Je veux t’entendre le dire !

La deuxième fois, il avait crié. Et ses yeux, quand il les releva, brûlèrent de colère.

Démoniaque.

- J’ai fait ce qu’il fallait faire. Répondit Murphy. C’était ça, ou te suivre encore dans tes erreurs.

Morgane déglutit en voyant la manière dont le capitaine serrait convulsivement son arme, si fort qu’il s’en blanchissait les jointures des doigts.

- Mes erreurs… Gronda-t-il. Tu sais où tu peux te les carrer, mes erreurs ? (cette fois, il avait hurlé) De quel droit as-tu pris la décision seul ?

Sa voix vibrait si fort que les murs tremblaient.

- De quel droit l’aurais-tu prise, toi ? Réfuta le saboteur. Tu n’es plus mon capitaine.

Il y eut un long silence, prenant, étouffant, durant lequel Médian traversa d’une foulée ample l’espace qui le séparait de son interlocuteur. Une vague de haine et de colère silencieuse traversa l’équipage. La machiniste, brisée, figée, y ressentit une puissante pointe d’amertume. Il les avait tous condamnés. L’idiot… Il les avait tous condamnés.

- Non… Confirma-t-il dans un grondement. Non, je ne suis plus ton capitaine… Et toi, tu n’es plus mon matelot. Murphy, si tu ne me sors pas l’excuse du siècle dans la seconde, je te jette par-dessus bord.

- Arrête de faire ta mijaurée, Izac. Tu sais aussi bien que moi qu’un S.O.S nous aurait tous amenés directement sur le gibet.

Le balafré émit un son sourd, proche d’un grognement, le visage tiré par une rage démente. Il déposa délicatement le canon de son arme sur le menton de Murphy, et Morgane le vit clairement tressaillir.

Sans céder pour autant.

- Fais tes adieux à la compagnie, tu es expulsé de l’équipage.

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