5 - Maillon faible

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La sentence était tombée.

S’il n’était pas déjà bien rose, le saboteur perdit ce qu’il lui restait de couleurs. Il vacilla sur ses jambes, et seule la poigne puissante d’Izac sur son col lui épargna la chute.

- Tu… Tu n’es pas sérieux ? Essaya-t-il. Hein ? Tu n’es pas sérieux ?

- J’ai l’air de rire ?

Ho, non. Non, il n’avait pas l’air de rire du tout. La machiniste sentit une sueur glaciale lui dégouliner dans le dos. Il allait vraiment… ? Ses paupières papillonnèrent d’elles-mêmes. Elle avait l’impression d’observer la scène de très loin, comme si elle n’en faisait pas vraiment partie. C’était d’un irréalisme lyrique…

Sans prendre le temps d’enfiler l’une des vestes que recelait le poste de contrôle, Izac Médian empoigna Murphy par la manche et le traîna jusqu’à la porte.

C’est à cette seconde précise que l’horreur commença.

- Attends ! Attends, s’il te plaît, attends !

Personne ne trouva le courage de répondre à ses suppliques. Le capitaine, d’un coup de pied, ouvrit le battant qui peinait à pivoter. L’haleine mortelle d’un souffle glacial s’engouffra dans la pièce. Tout le monde enfila une parka et suivit le duo, cortège silencieux et impassible.

Morgane, sortant sous le crépitement, prit conscience qu’il ne s’agissait pas d’une pluie. Mais d’une neige dont les flocons étaient si fins qu’ils piquaient comme des aiguilles. Elle rabattit sa capuche sur sa tête et enfonça ses bottes dans l’épaisse crème qui s’étalait sur le pont. Là, dans la lueur verte des éclairages de secours qui filtrait à travers les vitres, ils s’avancèrent jusqu’au bastingage. Quelqu’un ramena une échelle de corde. Quelqu’un d’autre claqua des dents.

Quelque chose cliquetait, quelque part.

Dans la faible luminosité, la machiniste trouva la main d’Izac. Il comptait les balles avec une application obsessionnelle. Il n’en garda qu’une, arma son pistolet et braqua la gueule noire du canon sur le traître. Au même instant, Eddy – presque invisible de part sa peau d’ombre dans cet univers de nuit, jeta l’échelle de corde par-dessus le garde-fou, l’accrochant fixement aux barreaux.

- Descends, Murphy. Lâcha Izac, la voix étrangement étranglée.

- Izac…

- Descends, Murphy ! Tu connais la loi, Murphy ! Descends, ou c’est moi qui te descends.

Le saboteur lâcha un geignement dépité, courbé, tremblant dans ce froid assassin. Il tituba, s’empêtra les pieds dans la neige, puis agrippa les premiers barreaux de l’échelle de corde. Il jeta un ultime regard à l’équipage. Morgane, incapable de le soutenir, détourna les yeux. Il les avait tous condamnés…

Lentement, il descendit. Puis disparu. Aussi vite et facilement que ça.

Impassible, le capitaine alluma une lampe torche. Il jeta son faisceau dans l’obscurité. L’objet atterrit six mètres plus bas, suivi par le pistolet. Après quoi, il tourna le dos au néant et s’éloigna, son manteau claquant dans le vent.

Un à un, les autres suivirent. Seule Morgane n’arriva pas à bouger. Sonnée, elle contemplait l’endroit où Murphy avait disparu.

Puis il y eut une lumière. Sidérée, elle leva la tête. Et, devant elle s’éleva une perle. Une minuscule perle, pâle, vacillante, incertaine dans la brume de la neige.

Le Soleil.

Il monta, hésitant, au-dessus de l’horizon. Timidement, frissonnant, il s’y déposa. Puis attendit son heure.

Face à Morgane, la Fracasseuse de Navires s’étendait. Impassible étendue blanche aux limites inconnues. C’était une immensité aux teintes immaculées et aux ombres bleutées. Veinée de crevasses, de failles, de trous. Elle avait l’impression de contempler l’écorce d’un arbre.

Sauf qu’il s’agissait d’un glacier.

Se ressaisissant, elle s’approcha du bord. Les yeux plissés pour échapper à la blancheur trop vive du paysage impersonnel, elle se pencha par-dessus la balustrade. Tout en bas, enfoncé dans la neige jusqu’à mis mollets, se tenait Murphy. La lampe dans une main, le flingue dans l’autre, il contemplait ce flou lever de soleil.

Il avait l’air d’avoir si froid. Morgane aussi, avait froid.

Alors elle retira sa veste et la jeta dans le vide à son tour. Elle trouva que son geste n’avait aucun sens, et puis qu’il était stupide. Trop tard... Le lourd morceau de tissus ondula, voleta dans le silence et s’écrasa au pied du condamné. Perplexe, il leva la tête. Impassible, lui rendit son regard. Ils restèrent ainsi longtemps. Très longtemps. Enfin, elle lui adressa un signe de la main, comme un au revoir, et s’arracha à sa vision.

Pouvait-elle le faire remonter ? Le cacher à bord de l’Aube ? Le sauver ?

Non, c’était impensable. Et puis pour quoi faire ? D’une, parce qu’il l’avait tuée en détruisant la radio. De deux, parce que si on s’en rendait compte, elle ne donnait pas cher de sa peau. De trois, parce qu’elle n’en avait pas envie.

Il avait voulu s’enfermer dans la Grande Blanche ? Qu’il profite ! Il l’avait pour lui tout seul de l’épiderme aux entrailles.

Elle lui avait offert sa veste, elle n’en ferait pas plus.

Claquant des dents, elle poussa la porte du poste de contrôle et entra.

Dans son dos, la larme brûlante du soleil replongea sous l’horizon.

À l’intérieur, elle eut l’impression qu’on l’attendait. Indécise, elle rejoignit les autres et souffla sur ses mains pour les réchauffer.

Izac, planté au milieu du cercle que formait son équipage, promenait parmi eux un regard lourd de fatalisme.

- Nous allons devoir nous organiser. Commença-t-il sombrement. Morgane, de quoi disposons-nous à bord ?

Elle mit un moment à réaliser qu’il venait de solliciter son aide, et ne parvint à répondre que lorsque ses yeux délavés se fichèrent dans les siens.

- Du linge de rechange. Des couvertures. Des lampes portatives, des lampes torches, des lampes à pétrole. Nous sommes équipés d’une cuisine, d’une infirmerie, nous avons l’eau chaude, des stocks de nourritures et il me semble qu’on peut trouver des livres, des jeux de cartes et des cassettes de musique dans la salle de repos.

Son inventaire avait allumé plus d’une lueur d’espoir dans les yeux des pirates. Le capitaine souffla par le nez, l’air frustré par ce qu’il allait dire.

- Qu’est-ce que tu nous conseilles ?

Elle haussa les sourcils. Il lui donnait une place décisive dans la suite des évènements et il ne semblait pas aimer ça. Était-ce parce qu’elle n’avait pas encore gagné sa confiance ? Après tout, elle ne pouvait que le comprendre. Dans sa profession, se fier à autrui devait être synonyme de suicide.

- Nous… Nous devons absolument aménager un espace de vie. Lâcha-t-elle après un bref instant de réflexion. Un endroit agréable au possible et… Il faut rationner les stocks de nourriture. À neuf, avec une consommation normale nous tiendrons deux semaines. Mais en réduisant les repas à un par jour, nous doublons le temps de survie.

- À quoi bon ? L’interrompit Kéops, quelque chose de mort dans le regard. Nous mourrons au bout du compte…

- Non. Réfuta-t-elle tout de go. Je suis Morgane Milante, l’une des dernières mécanos de Port Maugre capables de s’occuper de bateaux aussi obsolètes que l’Aube. Et croyez-moi, nous en avons toute une flotte. Mon capitaine, Silver, est également mon ami et je sais qu’il ne me laissera pas tomber. Je suis certaine que dès que la mer le permettra, ils partiront à notre recherche.

Une vague de murmures s’éleva après sa déclaration. Elle vit briller dans les iris de Clarisse une ferveur nouvelle qui raviva son énergie.

Ils allaient survivre. Ils feraient tout pour ça. Elle ferait tout pour ça. Et s’ils crevaient quand même, au moins, ils auraient essayé.

Izac, parfaitement silencieux depuis quelque minutes, ouvrit enfin la bouche.

- Et quel est le meilleur endroit où nous installer ?

- À bord ? S’étonna-t-elle. Ici.

Elle essuya quelques coups d’oeil perplexes.

- Le bateau ne tiendra pas éternellement. La glace se renforce de plus en plus, et il viendra un moment où la coque cédera. Le processus, ici, est extrêmement rapide. Cette pièce est la plus solide de toutes, et elle est en hauteur. Quand l’Aube commencera son naufrage, nous aurons une dizaine de minutes pour décarrer.

- Et où irons-nous ? S’inquiéta le borgne Mikaël, agitant ses longues tresses avec chagrin.

Sinistre, Morgane ne trouva aucune réponse à lui apporter.

C’était vrai, où ? Où, dans cette immensité, trouveraient-ils un refuge que ne les tuerait pas ?

Izac tapa dans ses mains, tranchant net le fil macabre de ses pensées.

- Allez dormir. Ordonna-t-il. Dans deux heures, je veux tout le monde ici pour commencer le travail. Mais avant, reposez-vous. Nous en avons tous besoin.

Il n’ajouta rien, et personne ne protesta. Puis il leur tourna le dos, et sans un mot, quitta les lieux.

La machiniste prit conscience que sa colère à son égard s’était évaporée. À présent, il lui semblait seulement en ruine. Détruit. Anéanti.

En deuil, en fait. Il venait de tuer Murphy.

__

Quelqu’un toussait gras.

Voilà la seule chose qu’elle entendait.

Dans la cabine voisine, quelqu’un qui toussait gras à s’en arracher la gorge.

D’abord, elle était descendue voir le moteur. Il avait calé, en percutant la Grande-Blanche, et l’alimentation avait basculé sur le générateur de secours. Il lui avait fallu relancer le générateur principal pour économiser leurs réserves de diesel. Ils n’en auraient pas pour l’éternité…

Ensuite, elle était retournée dans sa cabine. Là, elle n’avait même pas enlevé ses chaussures. Elle avait accroché un pull contre le hublot, ne supportant plus de voir ce néant sans fond à chaque fois qu’elle tournait la tête. Puis elle s’était allongée sur les couvertures et ne bougeait plus depuis, fixant le plafond vide de sens.

Ainsi, elle fuyait l’immensité qui se terrait derrière sa fenêtre, refusant de penser au moment où elle devrait s’y perdre.

Non, rester positive. Silver la trouverait bien avant, elle en était certaine.

Elle ne savait pas depuis combien de temps elle était là, immobile, morose, la colère pulsant sous ses tempes, quand sa porte s’ouvrit. Clarisse entra sans même toquer. La machiniste se redressa nerveuse, et fronça le nez. Encore elle ? D’abord sa peur prit le dessus. Puis elle s’effaça. Peu importait, de toute façon… Qu’est-ce que ça changeait ? Elle n’avait pas à craindre cette drôle de fille... Non, en fait, elle fut peut-être même heureuse de la trouver là.

Elle s’assit, se tassa un peu, et la pirate prit place à ses côtés. C’est seulement à cet instant qu’elle remarqua qu’elle pleurait. Non, qu’elle avait pleuré. Ses yeux étaient gonflés, ses joues marquées d’humidité.

- Le flingue. Lâcha-t-elle soudain, sans laisser le temps à la machiniste d’ouvrir la bouche. C’est pour en finir quand ça devient trop dur, tu comprends ?

Morgane chercha quelque chose à lui répondre, le cœur serré tout à coup. Par les Fracas, que cette femme lui semblait seule… Terriblement seule au sein de cet équipage qui auraient pourtant dû être les siens. Elle ne savait pas quoi lui dire.

Elle comprit que ce n’était pas à elle de parler, pour l’instant, et hocha la tête.

- C’est déjà arrivé, des expulsions de ce genre. Pour fautes graves, comme Murphy. Mais…

Elle renifla, prise d’un hoquet pathétique, et ses lèvres se mirent à trembler.

- J’aimais bien Murphy. On l’aimait tous bien. C’était un chic type, tu sais ? Notre cuistot, en fait. Il était toujours très calme, très avisé. À l’écoute. Il épaulait beaucoup Izac. Ils étaient proches, tu vois ? Et là… Il y a eu la Rocheuse.

Le regard lointain de Clarisse se fit plus distant encore. Dans le fond noir de ses iris, Milante la machiniste eut l’impression de voir les remous assassins d’une mer déchaînée.

- C’est arrivé pendant la nuit. Personne n’a rien vu venir. On mouillait au port de Griordre, à ce moment-là. Il fallait refaire les stocks de poudres. On avait les cales pleines d’or prêt à être écoulé. Des centaines de bibelots qu’on avait pas encore revendus. Quand ils sont arrivés, on était pas préparés. La vigie s’est fait descendre. Mula, qu’elle s’appelait. En moins de vingt minutes, ils étaient sur la plage. Le Corbeau était plus loin, pas le temps de rejoindre les barques pour prendre la fuite. C’était terminé.

Une pluie amère roulait sur les joues de l’émaciée.

- Et la Rocheuse… Reprit-elle d’une voix étranglée. Tu sais ce que c’était, la Rocheuse ? Six mois d’horreurs. Mon compagnon de cellule est mort en deux semaines. Je l’ai pas dit, et j’ai planqué son cadavre sous les couvertures pour recevoir ses rations de bouffe. Tu te rends compte ? J’ai cohabité avec un mort ! Aux travaux d’intérêts généraux, je sentais la charogne à des kilomètres. Quand ils s’en sont rendu compte, ils m’ont mise à l’isolement et c’est là que j’ai perdu vingt kilos.

Morgane déglutit douloureusement. Le récit de la pirate lui faisait l’effet d’une lame en plein cœur. Sinistre, elle considéra l’aspect cadavérique de la parleuse. Peut-être avait-elle perdu bien plus que du poids, dans cette prison…

- Pourquoi… Pourquoi tu me racontes ça ? Demanda-t-elle enfin d’une voix un peu sèche.

- Parce que tu dois savoir, Morgane. Tu dois savoir pour nous comprendre. Si nous avons mis six mois à nous enfuir, tu dois savoir pourquoi. Si nous nous sommes fait prendre à nouveau, tu dois savoir pourquoi. Si Murphy a détruit la radio, tu dois savoir pourquoi. Tu vas devoir vivre avec nous ces semaines qui seront peut-être tes dernières. Tu dois savoir qui nous sommes.

- Vous êtes l’équipage du Corbeau. Argua la machiniste comme s’il s’agissait d’une évidence. Les plus célèbres pirates des tropiques ! Tout le monde à Denfèr sait qui vous êtes ! Et ça, je te garantis que ce n’est pas rien. Parce qu’il n’est pas grand monde dans mon pays qui s’intéresse aux affaires étrangères.

Un sourire vacillant s’étala sur les lèvres de l’émaciée.

- La renommée est à double tranchant… Soupira-t-elle. Laisse-moi continuer mon histoire.

Morgane n’avait pas envie d’en entendre plus, mais elle n’en dit rien.

- Je t’écoute. Lâcha-t-elle à la place.

Si elle avait besoin de parler… Qu’avait-elle à faire d’autre que de l’écouter ? Ce n’était pas comme si quelqu’un d’autre s’était intéressé à elle parmi cette bande de pillards…

- Pendant six mois, nous n’avons pas vu Izac. Reprit Clarisse. Personne ne sait où il était, ni ce qu’on lui faisait. Et il n’a pas pris la peine de nous raconter. On dit qu’ils essayaient de lui faire vendre ses sources. Les capitaines avec qui on collaborait parfois. Je ne sais pas s’il a parlé, mais six mois après, il était dans les couloirs. Malade, fiévreux, la voix tellement cassée qu’il parlait encore moins que d’habitude. Et il nous a fait sortir.

Elle marqua une pause, renifla, essuya une larme.

- M-mais ça a pas été facile. De s’en remettre. On était traqués. Sans relâche. On avait récupéré notre bateau dans un sale état, on s’est caché pendant des jours et des jours. On allait d’îlot en îlot, et chaque matin, on voyait leurs navires qui nous cherchaient pour nous capturer encore. Ils étaient jamais très loin, toujours derrière nous… Comme si… C-comme s’ils savaient où on allait, tu vois ?

Elle renifla à nouveau et Morgane lui donna un mouchoir.

- Ça a duré deux mois. Deux mois, putain ! Et... Ils...Ils nous ont retrouvés. Je sais pas comment ils font ça ! Mais ils vous laissent jamais partir. Quand ils vous ont eu une fois, c’est terminé. C’était pas de la faute d’Izac. On avait des malades, la mer était agacée, on avait accosté pour les ménager. Nina faisait de son mieux, mais… De toute façon ils sont arrivés. Et ils nous ont pris. Ils ont embarqué les malades, June et Boa. On nous a dit qu’ils étaient morts. Murphy a craqué. On a tous craqué. M-Mais c’est pas la f-faute d’Izac, tu v-vois ?

Cette fois, elle sanglotait pour de bon. Milante ne trouva rien de mieux à faire que de lui presser amicalement l’épaule, avec l’impression de recevoir en plein visage toute la pression que supportait l’émaciée depuis des moins. Un exutoire…

Voilà pourquoi cette femme revenait la voir. Elle cherchait un exutoire.

- I-Il fait de son mieux ! O-on fait tous de n-notre mieux et c-c’est comme ça que ça finit ? C-c’est p-pas de la faute de I-Izac s’ils nous ont retrouvés ! C’est la faute à pas de chance ! M-mais ça, Murphy il pouvait pas comprendre, hein ? Il pouvait pas comprendre...

Sa voix se brisa sur la fin de sa phrase et elle s’effondra en larmes, les épaules secouées par des sanglots déchirants. Morgane, aussi mal à l’aise qu’on pouvait l’être, la serra contre elle avec maladresse. Elle ignorait si elle était frustrée par son impuissance ou seulement gênée par sa confidence. Elle sentit, étonnée, qu’elle commençait à se détendre, dans son étreinte. Comme si parler l’avait libérée d’un poids. Un poids qu’elle, Milante, portait désormais sur l’estomac.

Elle soupira longuement, un nuage de buée s’étiola devant sa bouche. Elle comprenait mieux les tensions qui habitaient l’équipage, à présent. Elle comprenait mieux pourquoi Murphy avait craint un retour en prison.

Puis elle se crispa.

À chaque souffle, une tache blanche se dessinait sous ses lèvres.

Elle cilla ; il faisait froid. Pourquoi diable faisait-il froid ?

Son cœur s’affola.

- Va chercher Izac. Ordonna-t-elle en se levant d’un bond.

- Qu-quoi ? Renifla la pirate, les yeux rougis.

- Va le chercher !

Elle enfila un anorak jaune et jaillit dans le couloir.

__

Les lumières grésillaient sur son passage.

Électrisée par la peur de les voir s’éteindre pour de bon, Morgane intensifia sa course. Ses pas, solitaires dans les couloirs sinistres de l’Aube, la menaient toujours plus bas. Toujours plus près du cœur. Pourtant, même d’ici, elle ne l’entendait plus battre.

Quand elle en poussa la porte, elle suffoqua.

Un froid glacial la prit à la gorge, ses semelles crissèrent sur des cristaux de glaces. Sous ses yeux, tout était figé. Tout était mort.

- Non… S’étouffa-t-elle, l’âme en compote.

Elle tâtonna dans l’obscurité, cherchant le levier des lumières. Elle l’abaissa, le leva sans succès. Seule la diode, clignotant en rouge au dessus de la porte, lui permettait d’y voir.

Trop choquée pour jurer, la machiniste trouva à l’aveuglette sa grosse lampe de chantier, qu’elle entreposait toujours près de l’atelier. Quand elle alluma, elle eut une idée bien plus claire de l’ampleur du désastre.

La crue lumière blanche accrochait le givre. Tout brillait, autour d’elle. Il lui sembla, un instant, se trouver au cœur du firmament. Les étoiles gelées qui s’agrippaient aux machines miroitaient sur son passage. Bruissaient timidement sous ses pas. Soufflaient leur halène assassines.

Elle se mit à claquer des dents. La coque du navire gémit, le sol s’ébroua. Elle tituba sur sa passerelle. Ici, il faisait bien moins vingt-cinq degrés. Et tout était figé.

Son nez se fronça. Tout était allé très vite. Les moteurs, en s’arrêtant, avait cessé de produire leur énergie thermique et le froid n’avait pas eut besoin de plus de quelques heures pour reprendre ses droits.

Mais l’éclairage, en haut, avait tenu le choc. Ce qui signifiait que...

Elle pressa le pas. Passa une main sur les tuyaux de carburants. Elle ne les avait jamais sentis aussi froids, même à l’arrêt. Leur métal particulier emmagasinait la fraîcheur pour éviter une surchauffe. Mais maintenant que le moteur était en rade, et que le carburant ne glougloutait plus dans leurs entrailles, ils s’étaient laissés happer par la Grande Blanche.

Elle s’arrêta devant les puissants engrenages des machines. Comment était-ce possible ? Comment ces monstres avaient-ils pu se figer ? Elle balaya leurs carcasses inertes du faisceau de sa lampe. Les mastodontes gisaient, eux aussi, dans un écrin givré.

Peut-être était-ce l’impact avec l’Orage qui avait endommagé les rouages de l’Aube. Ou bien était-ce sa longue traversée au cœur de la tempête, lancé à plein régime, et son fracas bruyant contre les glaces, qui avait vaincu ce dantesque appareillage.

Elle jura entre ses dents. Combien de fois avait-elle demandé à la compagnie de financer une révision complète de l’Aube, hein ? A tout les coup, une pièce avait lâché ! Si c’était l’axe moteur, inutile d’avoir le moindre espoir… Bon sang, elle leur aurait bien craché au visage, à tout ces bouffis, qui s’accrochaient aux fonds des sauveteurs comme si c’était leur argent… On envoyait le navire braver les tempêtes et les glace sans même se soucier de son état de santé, et voilà le résultat !

Sans cesser de pester à haute voix, elle traversa d’un pas vif les lieux pour atteindre un local reculé, terré tout au fond de la salle des machines.

Elle posa une main sur la porte close du générateur secondaire. Elle était tiède.

Le froid lui brûla les poumons quand elle prit une inspiration soulagée.

Elle enfonça la poignée et entra.

C’était un groupe électrogène de la taille d’une pièce entière, alimenté par un réservoir autonome. Il se lançait par automatisme lorsque le moteur principal cessait brutalement de fonctionner, et pour la deuxième fois depuis le naufrage, il remplissait parfaitement sa tâche. Morgane, rassurée de sentir l’odeur de graisse chaude qui envahissait l’endroit, fit une ronde rapide pour établir un état des lieux. Les mécanismes étaient en état, tout tournait sans accrocs, le niveau de carburant était au maximum, comme tout à l’heure. L’impact violent du navire contre la glace n’avait donc pas provoqué de fuite.

Sur les consoles de contrôles, tout était au vert. Le levier de lancement, à côté de la porte, était en position "ACTIF". La diode d’urgence, censée indiquer une panne, était éteinte.

Au moins, elle n’aurait pas à s’inquiéter de ça.

En revanche, il allait leur falloir faire de colossales économies s’ils espéraient tenir plus de trois jours. Le réservoir du générateur secondaire était bien plus petit que le réservoir principal…

Elle se campa devant le tableau électrique et en ouvrit le panneau. Très bien… En quelque coup de pouce, elle abaissa tout les fusibles sauf deux. Celui qui alimentait le poste de contrôle, et celui qui alimentait les quartiers juste en dessous. Ils allaient devoir se contenter de ça…

Elle quitta le local et ferma derrière elle. Claquant des dents, tremblante de la tête aux pieds, elle récupéra sa lampe qu’elle avait déposée sur le côté et se remit en marche.

Il fallait aller vite, à présent.

Elle quitta la passerelle, se faufila entre les entrelacs des machines et enjamba une nouvelle rambarde pour se glisser juste à la sortie. D’un coup d’oeil, elle remarqua une plaie sur sa main droite.

Le métal gelé lui avait volé un éclat de peau. Tant pis.

Elle s’empara d’un gros manuel, près de l’entrée, et décida qu’il était temps pour elle de quitter les lieux.

Elle poussa la porte de la salle des machines d’un coup de pied et traversa les couloirs au pas de course. Les températures chutaient en flèche, elles devaient désormais frôler les cinq degrés dans les étages les plus hauts. Le générateur secondaire n’était pas assez puissant pour alimenter tout les équipements de l’Aube d’un seul coup... Il fallait faire vite.

Elle déboula dans le couloir des cabines et manqua de rentrer dans Izac. Il l’empoigna par les épaules pour lui épargner la chute et, anesthésiée par la glace, elle sentit à peine ses doigts s’enfoncer dans sa peau.

- Morgane, pourquoi fait-il froid ? S’enquit-il brusquement.

Pour la première fois, elle remarqua une profonde panique dans ses yeux délavés. Ainsi que les cernes mauves qui soulignaient son regard. Sa pâleur maladive. Ses épais cils noirs qui intensifiaient la profondeur de ses iris. Et quelques rougeurs dérangeantes dans les boursouflures de sa cicatrice.

Elle se ressaisit et se dégagea de sa poigne avec un sursaut quand il toucha malencontreusement à sa plaie.

- Il y a une casse moteur, je sais pas encore où. Dit-elle très vite. Le générateur de secours est en route, mais son réservoir est plus petit. J’ai coupé l’alimentation de tout le navire. Les seuls endroits encore chauffés sont les dix cabines qui sont ici, le bureau de l’autre côté, et le poste de contrôle. Si on veut récupérer des denrées dans le reste du navire, c’est maintenant.

Le capitaine ouvrit la bouche, la referma. Il cilla, déglutit. L’indomptable Izac Médian était transi de trouille.

Pourtant, quand il se tourna vers son équipage amassé dans le couloir, toutes marques de faiblesse avaient disparu.

- Nina, Mika, vous ramenez le matériel médical. Ordonna-t-il d’une voix ferme, sans défauts. Sharkelle et Cassandre, les provisions. Clarisse, les vêtements, les couvertures. Kéops, tu te charges des lumières et des sources d’alimentations. Eddy, trouve de quoi améliorer notre confort. On commence par le fond du bateau, et on remonte. Morgane et moi, on ferme derrière vous et on s’assure d’oublier personne. Tout le monde prend une veste. Allez !

__

Elle n’avait jamais autant détesté courir. Les bruits de cavalcades résonnaient dans les tripes vides, froidissant, de l’Aube. Son navire mourrait. Il mourrait. Il se faisait bouffer.

Les portes claquaient, les ordres fusaient. Mikaël lui passa devant à toute allure, chargé jusqu’au menton de sacs et de mallettes. Sous ses pieds, la moquette se couvrait lentement de cristaux de glace.

Elle franchit une porte coupe-feu. Elle était seule, éclairée par une lampe bringuebalant à sa ceinture. Izac se chargeait des couloirs à bâbord. Elle de tribord.

Elle claqua une porte, offrant une nouvelle portion de son navire chéri à la glace. Le vide lui rendit son regard, aussi effrayé qu’elle. Ce qu’il restait des chauffages laissa la place au froid. Elle se sentit aspirée par la glace qui prenait possession de l’endroit.

Courir.

Elle s’élança, ferma une porte coupe-feu, la sécurisa, condamna l’aile qu’elle venait d’offrir à la Croqueuse. Et il en fut ainsi. Encore et encore pendant vingt minutes.

Elle courait, abaissait, claquait, sécurisait. Et elle repartait. Elle courait, abaissait, claquait, sécurisait.

Et l’obscurité. Et le froid. L’Aube sombrait dans l’oubli porte par porte. Levier par levier.

Elle croisa Clarisse chargée de sacs de vêtements. Essoufflée, croulant sous le poids de son fardeau. Ses os roulant sous sa peau. Aucune d’elles d’eux ne s’arrêta. Chaque seconde gagnée en était une de plus à vivre.

Bientôt, ce fut fait. Dix cabines, un bureau vide, la cage d’escalier et le poste de contrôle échappaient aux baisers langoureux de la Grande Blanche. Le reste était d’ores et déjà figé sous la glace.

Morgane tremblait encore. Le froid refusait de la quitter. Entreposée entre le monceau de sacs, de caisses et de bric-à-brac qu’ils avaient épargnés, elle tira une autre pomme de terre bouillie de sa boîte de conserve. Ça n’avait aucun goût, et ça collait aux dents. Mais il fallait bien qu’elle mange quelque chose.

Pour l’heure, elle mastiquait en silence, assise aux côtés de Clarisse. Toutes deux gardaient un regard flou plongé dans le vide. Eddy triait, un peu plus loin, ce qu’il avait ramené. La machiniste constata, dans un état second, qu’il tenait un coussin chat. Elle connaissait ce coussin chat. C’était Bonnie, la nouvelle opératrice de Port Maugre, qui l’avait offert à l’Aube lorsqu’elle avait été promue.

Une toux grasse s’éleva de nouveau dans la pièce. C’était Kéops, assis sur une caisse, qui tentait sans succès de repousser la chevelure bleue de Nina. Visiblement, personne n’aimait être ausculté, dans cet équipage. Pourtant, l’état du tatoué brûlé inquiétait sérieusement le médecin de bord, car elle avait retardé le pansement de Morgane pour s’occuper de son cas. Aussi cette dernière conservait-elle, tout frais, luisant, son souvenir de la rambarde gelée, rature écarlate au milieu de sa paume.

- Kéops, par Marie-Morgane, laisse la faire ! Intervint la voix d’Izac, occupé à boire de pleines rasades d’eau dans une chope en métal.

Aussitôt, le récalcitrant s’adoucit, et Morgane retourna à ses patates.

Elle se souvint, en engloutissant la dernière, qu’il fallait se rationner. Puis le capitaine sauta au bas de la table sur laquelle il s’était assis et tapa dans ses mains.

- Bien ! Il faut nous organiser, à présent.

Sur son ordre, tout le monde se mit en branle. Sauf Kéops, que Nina cloua sur place avec agilité, lui interdisant de se défiler. Après quoi elle le força à ouvrir la bouche et lui colla le faisceau d’une lampe torche dans la gorge, qu’elle inspecta avec attention.

La machiniste s’empara d’une caisse de boîtes de conserve. Il fallait les entreposer dans la cabine de stockage.

Prendre une caisse. La numéroter, la consigner dans le registre, la descendre. Sharkelle examinait chaque boîte et listait leur contenu. Eddy, Morgane et Cassandre les descendaient. Mikaël et Clarisse rangeaient ce qui restait. Et Kéops toussait gras.

L’exercice leur prit une demi-heure. Une demi-heure durant laquelle elle eut le droit de ne penser à rien.

Milante soupira en sentant la morsure d’une écharde dans son doigt. La boîte qu’elle portait lui avait glissé des mains et elle en conservait un douloureux souvenir. Lasse, elle retira l’éclat de bois de sa chair et contempla la cabine.

Ils l’avaient remplie à ras bord, utilisant les lits superposés comme des étagères. Tout était soigneusement compartimenté. Nourriture. Médicament. Rechanges. Luminaires. Aussi dut-elle enjamber quelques sacs de draps pour atteindre le seuil. Là, elle se rendit compte que Cassandre l’attendait.

Il avait la mine grise, le regard vaseux, la bouche molle, les bras ballants. Il lui sembla un peu absent. Non. Pas absent.

Traumatisé.

Lorsqu’elle se contorsionna pour le dépasser sans le toucher, il eut un violent mouvement de recul et se dégagea.

- Ne me touche pas. Lâcha-t-il un peu sèchement.

Devant la violence de sa réaction, elle sursauta et ouvrit des yeux ronds. Mince alors, qu’avait-il, celui-ci ? Elle recula d’un pas, par prudence. Elle s’était approché ben trop près. On ne l’y reprendrait plus…

Le jeunot recula en titubant, secoua la tête et s’éloigna d’un pas vif.

Morgane déglutit. Plus les heures passaient, plus elle trouvait ce gamin étrange. Et, sans qu’elle ne sache pourquoi, elle songea que ça n’irait sans doute pas en s’arrangeant.

Figée sur place, comme clouée au sol, la machiniste ne put quitter la pièce que lorsqu’elle fut sûre que Cassandre était rentré dans sa cabine. Là, elle remonta au poste de contrôle en courant.

Rester seule l’angoissait presque autant que d’être en face de lui.

Elle découvrit l’endroit transformé.

Le sol blanc, impersonnel avait été recouvert du confortable tapis élimé de la salle de repos. Une table était dressée en son centre, et Mikaël était occupé à compter des cartes à jouer. Une fausse plante verte trônait sur le meuble, entouré de quelques bougies allumées. En outre, Eddy s’était visiblement appliqué à monter le canapé et les deux causeuses, puisqu’ils étaient proprement agencés dans un coin de la pièce, surchargés de coussins colorés. À côté, sur une table basse, Sharkelle, avec ses yeux en amandes, triait les livres et les cassettes audio de l’Aube. Distraitement, elle étendit le bras, en glissa une dans le lecteur, puis une entraînante musique de rock s’éleva dans le silence, discrète et étouffée.

Il y avait également un espace réservé à la cuisine. Un réchaud à gaz, quelques poêles, une marmite, des cuillères en bois et des couverts métalliques. On avait accroché quelques lampes de chantiers aux murs et une lumière chaleureuse baignait les lieux.

Morgane ne put empêcher un sourire bienveillant de s’étaler sur ses lèvres. L’aspect rassurant du poste de contrôle réveillait quelque chose de vivant dans ce bateau à l’agonie. Au moins, ici, elle n’aurait plus l’impression d’être une naufragée condamnée à la mort. Ici, elle saurait qu’elle n’était pas seule et que, même si ses compagnons d’infortune étaient des forbans aux mains couvertes de sang, ils avaient le sens de la décoration.

La machiniste inspecta le coin cuisine. Un papier était collé sur le mur, portant l’inscription suivante : "le premier qui se sert sans mon autorisation sera privé de bouffe", signé Sharkelle. C’était de toute évidence elle qui se chargerait du rationnement.

- Qui veut jouer aux cartes ? Lança la voix de Mikaël dans la musique.

Les quelques pirates présents dans la pièce le rejoignirent aussitôt.

- Morgane ? S’enquit Clarisse en prenant place. Tu veux jouer ?

Elle hésita un instant, puis prit conscience qu’elle était épuisée. Sans compter qu’il fallait qu’elle se penche sur les plans du moteur et les notes prises dans le cahier de suivi pour tenter de déterminer quelle pièce avait lâché… Et si elle y pouvait quelque chose.

- Non, merci. Je vais dormir un peu.

- D’accord. À tout à l’heure.

Et puis l’idée de s’asseoir ainsi avec ces gens… Ça ne lui plaisait pas. Si elle baissait sa garde, alors elle prenait le risque de commencer à les apprécier. Et alors, comment serait-elle capable de se souvenir des monstres qu’ils étaient ? Elle leur tourna le dos et descendit l’escalier, poursuivie par la voix râpeuse du chanteur de la radio.

Une pénombre pesante régnait dans le couloir des cabines. Par souci d’économie, seule une lampe l’éclairait. Considérant qu’il s’agissait uniquement d’un lieu de passage, personne n’avait jugé utile de l’illuminer autant que le poste de contrôle. Fébrile, Morgane se dépêcha d’ouvrir sa porte et d’entrer dans sa chambre. Là, une obscurité plus pesante encore l’accueillit.

Pire. Un noir complet.

Elle sentit son souffle s’effilocher dans sa gorge, eut l’impression que son cœur se décrochait. Elle resta un instant là, figée, sonnée, comme assommée par l’obscurité, puis tâtonna enfin sur le mur pour trouver la grosse lampe qui y avait été fixée. Elle effleura l’interrupteur, l’enfonça, et une lumière jaune inonda la pièce.

Aussitôt, la pression s’envola et elle retrouva le fil.

Se débarrassant de ses chaussures, elle décida pour la première fois depuis que l’Aube s’était échoué de dormir pour de bon. Ses siestes précaires et superficielles ne suffiraient pas bien longtemps à lui rendre l’énergie dont elle avait besoin, et elle ne pouvait pas se permettre d’être fatiguée.

Alors elle déplaça la lampe. La remisa dans la salle de bain, vérifia qu’elle ne s’éteindrait pas, laissa la porte entrouverte et se glissa sous les couvertures.

Le matelas couina quand elle cala ses bras sous l’oreiller. Par l’embrasure qu’elle avait créée, un rais de lumière rassurant filtrait jusqu’à elle. Elle sut, avant que ses yeux ne se ferment d’eux-mêmes, qu’elle dormirait d’un sommeil de plomb. Et quand elle sombra, pour de bon, elle pria pour ne faire aucun cauchemar.

__

D’ici, on voyait les étoiles. Le ciel était d’une clarté sans pareille, il n’avait jamais vu ça. Elles s’étalaient sur un voile noir comme une gerbe de peinture, lancées là par une quelconque artiste rêveuse. Elles scintillaient, derrière les nuages, visibles de temps à autre. Elles se répartissaient par taches, impassibles spectatrices du vide glacial. Il lui sembla qu’elles se riaient de lui.

Cela faisait bien longtemps que Murphy avait lâché l’arme et le luminaire qu’on lui avait confié. Cela faisait bien longtemps que l’eau s’était infiltrée dans ses chaussures. Cela faisait bien longtemps qu’il ne sentait plus ni ses pieds, ni ses mollets, ni ses genoux. Il avait l’impression que c’était quelqu’un d’autre qui activait son corps pour lui.

Il faisait tellement sombre qu’il ne savait pas où il allait. Au début, il se retournait souvent. Il cherchait les lumières de l’Aube, au loin. Cette marque verdâtre posée dans le noir. Puis la neige était tombée plus fort et il l’avait perdue. Maintenant, tout était apaisé. La Grande Blanche lui offrait cette accalmie.

Alors il marchait, inlassable. Il marchait, il ne voulait pas s’arrêter. Ne pas s’arrêter. Ne pas s’endormir. Surtout, ne pas s’endormir.

Il serra davantage les pans de la veste de Morgane autour de ses épaules. Il avait froid. Froid. Froid en dehors. Froid en dedans. Il avait comme l’impression d’être déjà mort. Et cette nuit ! Cette nuit qui n’en finissait pas ! Elle finirait par l’étouffer, cette nuit-là… Et ce néant. Par les tempêtes, ce néant !

Il lui sembla voir une lumière, soudain. Oui, une lumière. Diffuse. Discrète. Comme au pastel, en fait. Indécis, il tituba. S’arrêta. Non… Non… Il fallait reprendre. Marche, bon Dieu ! Avance ! Il fit un pas. Encore un. Trébucha. Tomba à genoux. Il suffoqua. La neige lui arrivait à mi-cuisse, maintenant.

Et la lumière… Elle venait de sous la neige. De sous lui. C’était comme si quelqu’un s’agitait là avec une vieille bougie. C’était beau… C’était beau, c’était doux, c’était chaud. Il aurait aimé mourir dans cette paisible lumière.

Non ! Non ! Pas dormir, pas mourir !

Il tenta de se lever, reprenant son souffle. L’air lui brûla les poumons. Il tenta d’avaler sa salive. Il avait la bouche sèche. Puis quelque chose craqua quelque part, et sa jambe droite tout entière fut happée par les flots. La glace avait cédé sous son poids. Sa respiration devint rauque. La morsure lui arracha un hoquet. Puis plus rien.

Plus rien, il ne sentait plus rien. Plus de pied, plus de mollet, plus de cuisse. Du vide. Silence radio. Alors il resta là. Immobile. Sonné. Il écouta le vent chanter.

Et il prit conscience d’une voix. D’une voix qui fredonnait. Une mélodie pleine d’écho qui lui parvenait à peine. Une chanson. Une berceuse.

Il tomba à quatre pattes, nageant dans la tiède mélasse de l’hypothermie. Des deux mains, il chassa la neige qui recouvrait la glace. Et il la découvrit enfin. La lumière. Il approcha ses yeux de la surface bleutée. En dessous, elle était bien là. Cette lanterne vétuste, cuivrée, polie, avec en son cœur une bougie. Des doigts la tenaient, délicats, clairs, presque blancs. Et un visage l’accompagnait. Tache floue entourée de cheveux noirs. Il lui sembla la voir sourire tristement, soudain. Puis, quelque chose se fissura quelque part.

Il y eut un grand craquement, et il n’entendit plus rien.

Ni le vent qui siffle.

Ni la neige qui pique.

Ni la glace qui craque.

Ni le chant qui flotte.

Puis le noir vient, et tout s’éteint.

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