7- La faille

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Brisée est un bien faible mot pour décrire ce qu’il reste de moi en ces lieux.

Journal intime

Capitaine Marie Diocèz

Disparue avec son navire le 26 janvier 1857

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Morgane s’était isolée. Ne supportant plus les pleurs stridents de Cassandre et l’aura profondément dérangeante qu’il dégageait, et voulant fuir à tout prix les regards inquisiteurs du capitaine, elle s’était réfugiée dans sa cabine et fixait le plafond sans s’en lasser depuis un temps indéterminé. Elle supposa que vingt minutes durent s’écouler. Elle revoyait, en boucle dans sa tête, l’image de ce blouson étalé au milieu d’un couloir. L’idée seule qu’il ait pu être déposé là par un mort lui glaçait le sang jusqu’aux os. Elle avait si peur que le jeune mousse ait dit la vérité qu’elle en venait à douter d’avoir vraiment vu la veste sur la moquette. Peut-être qu’elle avait rêvé, après tout ?

Agacée, elle se redressa en position assise. Elle ne pouvait plus rester ainsi, il fallait qu’elle retourne voir, qu’elle ramasse cette veste et qu’elle la ramène. Il n’y avait qu’ainsi qu’elle pourrait avoir les idées claires.

Déterminée, elle enfila ses bottes et quitta sa cabine. Elle trouva le pirate Eddy occupé à faire les cent pas dans le couloir et se rendit compte qu’elle avait oublié de se couvrir. Ici, son pull faisait l’affaire, mais lorsqu’elle partirait faire son tour…

Un long gémissement sinistre tordit la coque malmenée du navire, les faisant sursauter tous les deux. Le forban lui jeta un regard nerveux. La lisseur mate de sa peau d’ébène refléta la lumière lorsqu’elle clignota.

- Je hais ce bruit. Avoua-t-il.

- Moi aussi… Ce n’est jamais rassurant d’entendre un navire pleurer.

- Tu parles… Le Corbeau a grincé comme ça qu’une seule fois. On a failli couler, ce jour-là. Une tempête comme tu n’en as jamais vu, je t’assure…

Elle se força à sourire, se demandant quelle était la manière la plus courtoise de se soustraire à la conversation et aller enfiler une veste. Pas qu’elle n’appréciait pas discuter, mais… Elle avait mieux à faire.

- J’ai toujours eu peur de la Grande Blanche. Reprit l’homme. Dans l’Ouest, on raconte des légendes à son sujet… Ça m’a fait penser à ce que disait Cassandre sur Murphy.

Elle soupira, forcée d’admettre qu’il avait piqué sa curiosité.

- De quoi elles causent, tes légendes ?

- On dit que ceux qui meurent ici sont maudits et reviennent pour chercher les vivants.

Morgane ne put s’empêcher de lâcher un léger rire, comme pour dire "tu n’y crois tout de même pas ? ", mais un pesant malaise se lova au fond de ses tripes. Elle connaissait, elle aussi, toute une flopée de légendes sur ces terres. Dont celle-là. Celle des Marcheurs. Combien de fois sa grand-mère lui avait-elle chanté cette sinistre comptine les soirs d’orages ? Elle se souvint encore de cette voix aérienne qu’elle avait, et des rugissements de la mer qui se fracassait sur les rochers aux pieds du phare où elle avait grandi. Dame ! Plus que jamais, cette berceuse lui arrachait des sueurs froides.

Pour ne rien enlever au morbide du tableau, une cabine s’ouvrit et la face délavée de Cassandre se présenta à eux. Eddy jeta au mousse un regard attristé, plein d’inquiétude, et lui adressa un sourire presque paternel.

- Non, mon grand. Lui souffla-t-il gentiment. Tu dois te reposer, Nina l’a dit, tu te souviens ?

- Peu importe, Eddy. Rétorqua l’autre du tac au tac. Peu importe que je dorme, puisque nous mourrons tous.

Le pirate aux écarteurs eut un rire nerveux.

- Allez, s’il te plaît. Insista-t-il, presque suppliant cette fois. Ne fais pas d’histoire, tu sais bien qu’Izac finira par prendre des mesures.

Un sourire sans joie étira les lèvres du jeune mousse.

- Izac est puissant, mais il finira par mourir aussi, tu sais.

Eddy eut un rictus craintif, plus effrayé qu’autre chose cette fois. Mais déjà, Cassandre se désintéressait de lui et son regard se portait sur Morgane.

- Tu es là aussi. Constata-t-il d’une voix blanche. Tu sais que je ne suis pas fou, n’est-ce pas ?

La machiniste se demanda si elle devait répondre. Puis elle comprit que garder le silence serait sans doute pire que tout.

- Je ne sais rien. Avoua-t-elle. Mais Murphy a été gentil de me ramener ma veste.

Elle douta d’avoir bien fait d’entrer dans son jeu quand son regard s’éclaira. Elle n’était pas certaine d’apprécier ce soudain élan de vie dans ses iris.

- Tu sais… Reprit-il. Je crois que je vais sortir. Il...Il faut que je sois sûr qu’il est réel. Tu veux venir avec moi ?

Elle retint son souffle. Si elle avait envie de venir avec lui ?

- Non. Lâcha-t-elle un peu vite. Et toi, te ne veux pas rester ici ?

- Non.

Un silence pesant accueillit cette déclaration. Au fond du couloir, comme pour contredire l’étouffant de la scène, un éclat de rire général émana du poste de contrôle. Sans doute une partie de cartes qui tournait bien. Tandis qu’ici tout devenait chaque seconde plus sombre.

Eddy recula en titubant et toqua frénétiquement à la porte d’une cabine. Le son résonna longuement dans le silence. Le pirate, les yeux agrandis d’horreur, tambourina de plus belle sur le battant en voyant qu’il ne s’ouvrait pas.

- Il ne me fera pas changer d’avis. Contra cependant Cassandre.

Il s’était, disant cela, approché d’un pas de la sortie.

L’instant d’après, Izac les rejoignait dans le couloir. Il promena lentement son regard sur la scène et pinça les lèvres.

- Cassandre… Soupira-t-il.

- Capitaine.

- Où est-ce que tu vas, comme ça ?

- Je m’en vais.

La mâchoire du balafré se crispa, tendant sa cicatrice comme un câble sur le point de lâcher.

- Tu ne vas nulle part, tu ne…

Il s’interrompit aussi sec. D’un ample mouvement, le jeune mousse avait dégainé son maudit couteau et Morgane se retrouvait avec sa lame sous la gorge. Une fureur noire l’envahit aussitôt.

- Qui lui a laissé son arme ? Rugit-elle.

Izac lui rendit son regard, aussi choqué qu’elle.

-Je… Je ne… Balbutia-t-il, décontenancé.

Une fois encore, il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Cassandre, entraînant son otage avec lui, acheva de reculer vers la sortie et l’ouvrit d’un coup de pied. Morgane sentit un courant d’air glacé lui effleurer le dos et retint son souffle. Paniquée, elle agrippa des deux mains le poignet du torturé. Puis elle comprit qu’au moindre faux geste, il lui tranchait la gorge.

Elle vit une dernière fois la mine dépitée d’Eddy. Puis la silhouette d’Izac qui partait en courant. Et la porte claqua, lui arrachant et cette vision, et la chaleur, et la lumière.

Dans le noir complet, elle se sentit bouillir. Une terreur viscérale, instinctive, rejoignit sa rage dans un cocktail assassin.

Morgane Milante avait une peur panique de l’obscurité.

Enfin, il y eut un grésillement dans ce lourd silence. Cassandre avait allumé une lampe torche. Le faisceau révéla les éclats croquants des cristaux de glace qui jonchaient la moquette. Comme s’il s’agissait d’un déclic, la machiniste se mit à claquer des dents.

- Passe devant. Ordonna le jeune homme.

Elle lui jeta un regard mauvais et il agita son couteau. Grelottant, elle tituba dans le couloir et lui ouvrit la voie. L’air lui sembla s’être figé tant il était froid. Et le silence lui parut soudain un cri assourdissant.

Elle croisa les bras, enfouit ses mains sous ses aisselles, rentra la tête dans les épaules. Lorsqu’elle tenta de ralentir pour gagner du temps, elle sentit la lame de Cassandre titiller la peau frêle de sa nuque.

Inutile d’y penser, en somme.

Arrivés devant le panneau impassible d’une porte complètement gelée, ils s’arrêtèrent. Morgane songea que si elle ne se mettait pas à bouger très vite, elle finirait dans le même état que la porte.

- Ouvre.

De nouveau, elle le fixa avec colère. Il lui rendit son regard avec une telle impassibilité qu’elle eut envie de lui coller une gifle. Alors elle abaissa la poignée, poussa le battant. Rien ne bougea.

- Ouvre !

- C-C’est bloqué par la neige. Bégaya-t-elle.

Sa mâchoire était ralentie par le froid.

- Ouvre la porte.

Elle pesa de tout son poids contre la surface glaciale. Après plusieurs coups d’épaule, elle parvint à l’entrouvrir, et le tas de neige lui tomba sur les pieds, lui arrachant un cri de surprise.

- Ouvre la porte.

- Ça vient, ça vient ! S’agaça-t-elle.

Elle parvint à élargir l’ouverture suffisamment pour pouvoir s’y glisser. Aussitôt, la pointe du couteau revint chatouiller sa nuque. Alors elle se faufila dans l’interstice en enfonça sa première botte dans la neige.

- Ha… Ha, bordel. Bordel, bordel, bordel… Pesta-t-elle en sentant le froid remonter le long de sa jambe.

- Cesse de jurer, et avance !

Cette fois, la lame croqua sa peau et elle sortit pour de bon. Les flocons de neige prirent d’assaut son visage. Il faisait nuit noire, mais le faisceau de la lampe sur la mélasse glacée renvoyait un éclat immaculé. Morgane plissa les yeux, éblouie, quand elle rencontra cette trop forte lumière. Ce faisant, elle s’était arrêtée. Une violente poussée la fit trébucher. Ses bras s’enfoncèrent jusqu’aux coudes dans la poudreuse et elle lâcha un cri. C’était comme si cette pâte blanche lui brûlait la peau.

- Avance !

Ne trouvant plus la force de rétorquer, elle se redressa misérablement et vacilla dans la direction voulue par son guide funèbre, essuyant nerveusement ses doigts gelés sur son pull. Elle colla de nouveau ses mains sous ses aisselles, claquant des dents.

Elle ne voulait surtout pas perdre un morceau.

Elle constata avec horreur qu’ils se dirigeaient vers l’échelle de corde. Celle qu’avait descendue Murphy. Celle qui avait tué Murphy.

- Descends.

Elle se figea.

- Allez, descends !

Ne sachant pas vraiment s’il lui restait encore des doigts pour le faire, Morgane s’empara du premier barreau et obéit. Elle eut l’impression de s’enfoncer des heures dans le noir, et quand sa semelle rencontra le sol mou, ce fut pire.

De la neige. Elle pataugeait dans de la neige, qui reposait sur de la glace. Une glace qui pouvait être très fine, autour de la coque du navire. Une glace qui pouvait être très dangereuse, même si elle se renforçait et s’épaississait d’heure en heure, il devait rester des endroits où elle était encore assez frêle pour l’avaler.

Sa peur monta d’un cran.

Elle n’allait tout de même pas mourir comme ça ?

- Cassandre ? Cria quelqu’un.

Aussitôt, l’interpelé, les deux pieds dans la neige, éteignit sa lampe.

- Là ! Cria-t-elle presque en même temps. L-aïe !

Un bras venait de s’enrouler autour de sa gorge, coupant ses mots et sa respiration dans un même mouvement. Un souffle rauque lui échappa, puis elle ne put plus rien prononcer. Elle donna une claque sur l’étau qui l’étouffait. Rien n’y fit. Elle chercha à attraper les cheveux de son bourreau, les tira de toutes ses forces, dans tous les sens. Rien n’y fit.

Rien n’y fit, rien ne changeait ! Elle allait mourir comme ça, étouffée ! Original dans un lieu où elle aurait dû finir congelée. Pisses-froids de pirates !

Justement, il lui semblait entendre quelque chose se craqueler, quelque part. Peut-être, finalement, que la Grande Blanche allait s’arranger pour la gober. Elle trouva cette pensée absurde, dans le flou de son asphyxie. Puis il y eut un bruyant fracas et la pression sur sa gorge s’envola. Déséquilibrée, elle tituba et tomba à genoux. Elle gonfla ses poumons d’un grand coup sec. L’air glacé s’y engouffra, lui arrachant une toux douloureuse. Elle se massa la gorge, prit conscience qu’elle ne sentait plus ni ses mains, ni ses jambes, ni même son bassin.

Sonnée, avec l’impression de flotter, elle se tourna pour chercher Cassandre. Mais il n’y avait plus de Cassandre. La Croqueuse l’avait croqué, avalé, digéré. Il ne restait plus de lui qu’un grand trou dans la glace et sa lampe torche, éteinte.

Morgane fronça les sourcils.

Comment ça, éteinte ?

Si cette foutue lampe était éteinte, comment pouvait-elle la voir ? D’où… D’où venait la lumière ? Dans sa torpeur glaciale, la machiniste se pencha vers l’orifice qui avait enlevé le jeune mousse. Dans l’eau, clapotante, frémissante, brillait une douce lumière. Comme celle d’une bougie. Comme celle d’une flamme mourrante.

C’était bien ça, oui. Elle voyait une lanterne qui tournait lentement sur elle-même, cuivrée, comme celles des marins des anciens temps. Elle coulait en tourbillonnant doucement, happée par les profondeurs.

Au fin fond de son atonie, Morgane prit soudainement conscience que ce n’était pas normal. Pas normal du tout. Dans un élan de conscience, elle tomba sur les fesses et s’éloigna à croupetons. N’était-ce pas une ombre humaine qu’elle venait de voir, près de la lanterne ?

Deux mains blafardes jaillirent des eaux, lui arrachant un cri rauque. La glace craqua, les doigts s’enroulèrent autour de ses chevilles, elle se sentit tirée vers l’avant. Quand elle tenta de ralentir sa mortelle glissade, elle ne trouva que de la neige pour la soutenir. Puis, dans le plus atroce des silences, elle s’enfonça dans le trou jusqu’à la taille.

C’était incongru. Elle avait l’impression que son corps avait disparu. Le froid goba ce qu’il lui restait de conscience, elle se laissa aller mollement au sommeil.

- Morgane !

Mais deux bras, au moment où son buste allait plonger à son tour, l’arrachèrent à son destin. Elle se sentit vaguement tirée vers le haut. Des semelles crissaient dans la neige tout près d’elle.

- Morgane, réponds moi !

Puis elle n’entendit plus rien qu’un long sifflement.

Un long sifflement ou le silence, quelle importance ? Puisqu’elle avait bien cru que personne n’entendrait ses cris.

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Elle ouvrit les yeux avec une lenteur engourdie. L’impression d’avoir les paupières gelées les lui fit fermer à nouveau. Elle avait le crâne lourd, la bouche pâteuse. Elle se sentait limoneuse au fond de ses couvertures.

Avec prudence, elle prit une inspiration. Un air chaud, doux, s’insinua dans sa gorge, en dévala la pente jusqu’à ses poumons. Aussitôt, elle se détendit. Tout allait bien. Tout allait mieux.

Quelque part, la coque d’un navire grinça. Elle rouvrit les yeux dans un sursaut. Son regard rencontra les lattes du lit superposé de sa cabine. L’Aube. Elle était à bord de l’Aube. Un instant, elle avait pensé être rentrée chez elle…

- Tu es réveillée. Constata une voix.

Elle se redressa brusquement sur les coudes, planta un regard chargé de méfiance sur l’intrus. Elle rencontra les yeux glacés d’Izac, et l’éclat doré de la pièce avec laquelle il jonglait. Loin de la rassurer, ce constat acheva de la tirer de sa torpeur.

Bon sang, qu’elle avait mal au crâne...

Le capitaine, assis à même le sol, avait retiré son manteau. Il devait être là depuis un bon moment, car il était accompagné d’un cruchon d’eau et d’un godet vide. Son visage était éclairé en biais par la lampe à pétrole posée à côté de lui. La lumière de l’objet, réduite au minimum, jetait des ombres sinistres dans les boursouflures de sa cicatrice, découpait au couteau les contours de sa bouche pincée. De son nez droit. De ses sourcils froncés. Et ses iris, billes délavées, semblaient presque briller dans cette obscurité.

Quand il esquissa une amorce de sourire, toutes ces ombres changèrent de forme, changèrent de place.

- Depuis combien de temps je suis là ? Demanda Morgane d’une voix qui lui sembla venir de très loin.

- Quelques heures. Avoua l’autre.

Il ponctua cette annonce d’une distraite jonglerie, laissant sa pièce danser entre ses doigts.

- Nina t’a veillée une heure. Puis Clarisse. Puis Eddy. Puis Mika. Et me voilà.

La machiniste se frotta les yeux. Ainsi donc, on se souciait vraiment d’elle à bord de cette épave...

- Et Cassandre ?

Un sourire sinistre assombrit la face du capitaine. Pendant les quelques secondes que dura son maigre rictus, il parut profondément mauvais.

- Mort. Lâcha-t-il d’un ton badin.

Elle ne put réprimer un long frisson. Mort. Engloutit, avalé. Au final, il avait tenu sa promesse. Il s’en était allé voir Murphy…

Izac glissa d’un geste souple sa pièce dans sa poche. Puis il se redressa, remplit le godet d’une eau claire, s’approcha du lit et le lui fourra dans les mains. Sentant un peu du liquide l’éclabousser, Morgane se demanda si cet homme était capable de faire preuve de délicatesse. Quand il se laissa lourdement tomber assis au bord du matelas, elle en déduisit que non.

- Bois. Fit-il. Ordre de Nina.

La rescapée s’exécuta. La première gorgée lui apprit qu’elle avait soif. La deuxième qu’elle aurait besoin de plus d’un verre.

Comme s’il avait prévu cette éventualité, le balafré tenant toujours le cruchon dans sa main. Lorsqu’elle eut apaisé son avidité, Morgane se pencha pour poser la timbale sur le sol. Izac l’imita, se débarrassant de sa carafe désormais inutile. Après quoi il croisa les jambes, se massa la nuque et poussa un long soupir.

- Morgane. Commença-t-il d’un ton pressant qui n’augurait rien de bon. Qu’est-ce qu’il y avait, sous la glace ?

Elle lui jeta un regard étonné. Sous la glace ? Qu’est-ce qu’il y avait sous la glace ?

- Qu’est-ce que tu veux dire ?

- Eddy a vu une lanterne dans l’eau, quand il t’a sauvée.

Les souvenirs remontèrent à la surface avec la violence d’une claque et elle écarquilla les yeux. Sous la glace… Oui, sous la glace. Par les Enfers, elle s’en souvenait à présent. Les mains… La lumière… Il y avait…

- Une femme. Répondit-elle d’une voix atone. Il y avait une femme sous la glace. Et une lanterne, une très vieille lanterne. Allumée.

- Tu en es certaine ?

Qu’il mette en doute l’information qu’il avait lui-même cherché à glaner l’agaça. Elle s’assit en peu plus droite et affronta son regard.

- Je l’ai vue comme je te vois, capitaine.

Il hocha la tête, resta silencieux un instant.

- Très bien… Soupira-t-il, l’air las soudain. Et cesse de m’appeler capitaine.

La tristesse qu’elle perçut, une fraction de seconde au fond de son regard, lui fit froncer les sourcils.

- Je n’ai plus de bateau, Morgane ne fait pas l’étonnée. Tu viens de la mer, toi aussi, tu sais ce qu’est un capitaine sans son navire. Et sans son équipage…

Il ponctua sa phrase d’un sourire amer et fit mine de se lever. Il s’en allait ? Elle le retint, sans réfléchir, par le poignet, écrasant ses bracelets de cuir sous ses doigts.

- Cette mutinerie n’avait aucune valeur, Izac. Trancha-t-elle fermement. Ils ont suivi Murphy sans réfléchir, et Murphy lui-même n’a pas réfléchi. Tu n’es en rien responsable de la mort de ces gens que vous avez perdu. Je trouve injuste qu’on t’en ait accusé, et plus injuste encore que tu t’en accuses toi-même.

Voilà qu’elle avait de la compassion pour cet assassin. Un soupir cynique lui échappa sans qu’elle ne puisse rien n’y faire. N’était-ce pas là le point de départ d’une lente descente dans la folie ?

Le regard qu’il lui lança après ça l’aurait sans doute tuée de peur en d’autres circonstances. Mais elle ne broncha pas d’un pouce et ne cilla pas une seconde. Elle avait été bien trop proche de mourir pour craindre un seul homme. Alors il s’assit à nouveau et la fixa longuement, songeur. Puis émit un rire bref, léger, qui sonnait plus comme un souffle de vent dans une voile.

- C’est… gentil de penser ça, Morgane, mais tu parles sans savoir.

- Clarisse m’a expliqué ce qui s’est passé, je te l’ai déjà dit.

- Clarisse n’en sait pas bien plus.

Elle fronça les sourcils sans comprendre, chercha à fouiller le fond de ses yeux pour y trouver quelques informations. Elle comprit en se heurtant à une barrière de glace qu’il était verrouillé comme une porte de prison et que si elle voulait en savoir plus, il faudrait qu’il lui en parle.

- Dans ce cas, soit gentil et éclaire ma lanterne.

Il soupira, fit craquer sa nuque et planta de nouveau son regard dans le sien.

- À la Rocheuse. Lâcha-t-il enfin d’une voix qui lui sembla plus éraillée encore que d’accoutumée. J’ai…

Il s’interrompit avant même d’avoir commencé sa phrase. Ses yeux s’étaient chargés de brumes, soudain. Et il sembla faire un effort surhumain pour chasser cette colère destructrice qui balayait tout le reste. Cette colère ou cette tristesse ? Morgane n’en fut plus certaine, soudain.

Serait-elle donc l’exutoire de cet équipage tout entier ?

- Je n’ai aucune envie de parler de ça, tu en as conscience ? Siffla-t-il soudain entre ses dents serrées.

Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas lâché son poignet en raffermissant sa prise.

- Je sais. Tu n’es pas obligé. Mais je suis la seule personne ici qui ne fait pas partie de ton équipage, alors… si tu as envie… enfin, tu fais comme tu veux.

Malgré ses balbutiements, elle n’en démordrait pas, elle voulait comprendre. Elle voulait saisir le sens de ses sautes d’humeur, de cette distance qui semblait l’habiter, de cette froideur dont il faisait preuve. Il éveillait chez elle une curiosité qu’elle n’expliquait pas. Elle oubliait d’heure en heure ce qu’il était vraiment… Jusqu’à occulter la terreur et le dégoût qu’il avait pu lui inspirer pour le considérer comme ce qu’il n’avait jamais cessé d’être. Un homme dans la trentaine poursuivi par son lot de hantises.

Alors, avec un soupir résigné, Izac Médian dégagea sa main. Surprise, elle le regarda dénouer un à un les bracelets de cuirs qu’elle avait jusqu’alors enserrés dans sa poigne. Et elle découvrit, sur la peau claire du balafré, une plaie en forme d’Y. Elle était récente, de travers, découpait la chair avec une violence furibonde. Rougeâtre par endroits, blanchâtre en d’autres, elle s’était sans doute infectée plusieurs fois.

- Tu sais ce que c’est ? Fit-il, ouvrant à peine la bouche pour parler.

Elle se contenta d’observer la marque avec plus d’attention. Les bords étaient déchirés, mal découpés… On avait sans doute fait ça avec un couteau émoussé.

- Ça, Morgane, c’est ce qu’il reste d’un traceur. Tu comprends, maintenant ?

Elle releva la tête et manqua de se noyer dans son regard. Il lui répondit par un sourire vide. Vidé. Épuisé.

- Ils m’ont marqué. Insista-t-il. Comme une bête, Morgane. Et moi, je n’ai même pas pensé à vérifier. Alors tu imagines bien que quand je m’en suis rendu compte, il était bien trop tard. Et nous avons encore eu des morts.

Sidérée, elle ouvrit la bouche, puis la referma. Un choc sincère avait dû se peindre sur ses traits, car Izac soupira.

- Allez, ça suffit, je vais chercher Nina. Conclut-il.

- Mais tu n’as rien fait ! Protesta-t-elle tout de même.

- C’est bien là qu’est le problème. Insista-t-il, comme s’il doutait de l’avoir convaincue. De toute façon quelle importance ? Tu as eu ta réponse, il suffit. L’interrompit-il en voyant qu’elle allait de nouveau ouvrir la bouche.

Alors, elle leur accorda un instant de silence avant de poser sa dernière question.

- Qui d’autre le sait ?

- Personne ne sait. Personne ne doit savoir. Jamais, c’est bien compris ?

Elle crut voir comme une menace fuser dans ses yeux et eut un mouvement de recul instinctif. Pourrait-il la punir si elle trahissait sa confiance ? Elle n’en doutait pas un instant.

Dans la chambre voisine, quelqu’un toussa gras. Kéops, sans doute. Morgane soupira.

- Je suis désolée que vous en soyez arrivés là. Fit-elle a demi-ton, ne sachant pas vraiment quoi dire de plus.

Le regard glacial qu’il lui lança lui apprit très clairement qu’il n’était pas près d’accepter sa pitié. Mais elle n’eut pas besoin de voir au travers de son ressentiment pour comprendre que ses aveux l’avaient profondément secoué. Quelque part, elle eut l’impression que ce secret avait tant pesé sur sa conscience qu’il avait été incapable de le conserver plus longtemps. Elle le revit, brisé, après l’exil assassin de Murphy, et se demanda ce qu’il restait vraiment du capitaine Izac Médian. Présenté comme un démoniaque tyran par tous ceux qui osaient parler de lui. En face d’elle, assise sur son lit, elle ne voyait qu’un homme seul. Profondément seul. Tranché en deux par un séjour trop cruel en prison. Sortant à peine d’une maladie qui avait creusé des cernes sous ses yeux trop obscurs. Solitaire dans son pesant rôle de capitaine. Elle repensa à ce que lui avait dit Silver, une fois. Quand on est un trop bon meneur, on s’éloigne de ses hommes. Elle avait le sentiment que c’était très clairement ce qui était arrivé à ce type-là. Elle se souvint des six mois qu’il avait passés, seul, entre les mains des geôliers. Lui n’avait vu aucun des membres d’équipage du Corbeau et pourtant, il avait réussi à les sortir de leurs cages. Combien d’autres l’auraient fait à sa place ? Elle se demanda s’il avait parlé, sous la torture. Elle se demanda s’il avait trahi la confiance de ses alliés. Elle fut presque certaine, un instant, que c’était la première chose qu’il avait failli lui partager.

Elle n’osa pas lui poser la question, redoutant de provoquer sa colère.

Alors elle se contenta de lui presser amicalement l’avant-bras, n’ayant jamais été très douée pour les manifestations sentimentales.

- Je n’en parlerais pas. Promit-elle. À personne. Jamais.

Elle fut elle-même surprise de la sincérité qu’elle plaça dans sa voix. S’il en fut rassuré, Izac n’en montra rien. Il se contenta de rester figé, aussi impassible qu’une figure de proue. Peut-être constata-t-il comme elle l’aspect incongru de ce énième contact entre eux. Il sembla hésiter un instant. Puis il approcha son visage du sien pour conclure par quelques mots, la voix vide de toutes émotions.

- Je suis parfaitement incapable de les sauver. Trancha-t-il. Parfaitement. Incapable. Tu es la seule personne sur ce navire qui peux nous tirer de là.

Elle cilla, mal à l’aise soudain face çà l’intense franchise dont il alourdissait ses mots. Elle frissonna. Elle seule connaissait la Grande Blanche. Ça ne voulait pas dire qu’elle pouvait y survivre… Si elle était leur seul espoir, elle ne donnait pas cher de leur peau.

- Et je doute d’être une bonne âme, Morgane. Reprit-il avec un hochement de tête entendu. Je te dis ça au cas où. Je voudrais pas que tu te fourvoie à mon sujet, d’accord ?

- Entendu

Ils s’arrêtèrent là mais ne bougèrent pas pour autant. Milante affronta son regard sans broncher, et prit même le temps d’apprécier l’agréable profondeur de ses iris. Ces yeux, il était vrai, n’étaient pas seulement glaçants : ils possédaient un charme mystique à couper le souffle. Et quand ils n’étaient pas remplis de rage, d’indifférence ou de funestes promesses, peut-être était-il possible d’y trouver une forme de grâce.

C’était étrange, tout à coup, la tournure que prenaient les choses. Maintenant leur silence mutuel lui semblait presque hypnotique. Elle n’avait plus peur de lui. Il n’avait rien d’effrayant, finalement, ce grand type balafré. Non, en fait, elle était bien. Elle était au chaud, et en bonne compagnie. C’était le contraste le plus agréable et le plus brutal qu’elle ait jamais connu.

La main froide de la Mort lui avait chatouillé le visage.

Et maintenant...

Oui, c’était diablement étrange, comme leur proximité prenait soudain tout un autre sens. Comme elle sentait son ventre pétiller, curieux à l’idée de savoir ce qu’il pourrait advenir s’ils se rapprochaient davantage. Sa main, sur l’avant bras d’Izac, remonta d’elle même jusqu’à son épaule. Sous la toile de sa chemise, la chaleur de sa peau l’appelait.

Il fronça les sourcils mais ne dit rien. De toute manière, ils étaient maintenant bien trop proches pour revenir en arrière. Leurs bouches se trouvèrent, aussi simplement que ça. Il l’attrapa par la taille, elle le saisit par la nuque. Ça avait un goût d’interdit qui n’était pas pour lui déplaire.

A peine consciente que son cerveau avait cessé de fonctionner, Morgane l’attira contre elle sans plus de cérémonies. Il se laissa faire et ils retombèrent, étroitement enlacés, sur l’inconfortable matelas de l’Aube.

Le sommier grinça sous l’impact.

Perdue dans cette bulle intemporelle à la saveur cendrée, elle savoura le souffle d’Izac. Brûlant, il effaçait la sensation glacée qui avait manqué de la tuer quelques heures plus tôt. Ses doigts, crispés avidement sur sa peau, jouaient un contraste délicieux avec le couteau qu’elle avait eu sur la nuque. Sa chaleur presque étouffante la laissait oublier qu’elle était condamnée à mourir ici, prisonnière dans l’étreinte de la Grande blanche.

Ce n’était pas assez. Ce n’était pas assez ! Elle glisse une main audacieuse sur son torse, constata que ses côtes saillaient sous ses muscles fondus. Elle le sentit frissonner. Se noyait-il, lui aussi, dans l’étrangeté sans queue ni tête de cet instant ?

Plus le temps passait, plus tout lui semblait si froid en dehors et si chaud en dedans. Plus elle s’imprégnait de son odeur cendrée, de son goût salé, plus l’air lui semblait glacé, plus son souffle lui semblait ardent.

Mais ce n’était toujours pas assez.

Le vent hululait, au dehors. Ici, il n’avait aucune importance. Quand Izac plongea son visage dans son cou pour lui mordre la peau avec appétit, elle songea que les choses échappaient à son contrôle. Un instant, elle eut peur de ce qui était en train d’arriver. La seconde d’après, elle avait oublié.

Il fallut, bien des minutes plus tard, une toux grasse, mauvaise, malade pour la tirer de cette torpeur.

Elle s’arracha aux lèvres du capitaine, tremblant comme une feuille, les yeux ronds. Elle le fixa, sans rien dire, et il en fit de même. Elle constata qu’elle envie de recommencer. Lui aussi, de toute évidence, car cet éclat sauvage au fond de ses yeux n’était plus en rien de la colère ou de l’agacement. Pourtant, au prix d’un effort surhumain, il s’assit, rompant l’étreinte. Elle laissa retomber ses bras sur le lit, se redressant elle aussi. Ses mains, en quittant sa peau, laissèrent un cruel manque trop froid. Ils restèrent là un instant, comme sonnés. Il ouvrit la bouche, la referma. Fronça les sourcils encore une fois. Il arrangea les pans de sa chemise, l’air perturbé. Le cœur battant bien plus fort que d’habitude, Morgane le regarda faire sans un mot. Elle ne se sentait pas capable de parler, pour l’instant. Il se leva, enfila son manteau d’un coup d’épaule, recoiffa ses mèches chaotiques. Renouant un à un les bracelets de cuir qui cachaient sa faute, il daigna lui jeter un regard avant de se détourner aussitôt. Comme s’il s’était brûlé.

- C’était… Commença-t-il d’une voix si pincée qu’elle sut sans le voir qu’il ouvrait à peine la bouche.

Elle attendit la fin d’une phrase qui ne vint pas. Quand il lui fit face de nouveau, elle sut qu’il s’était de nouveau fermé. Pourtant, elle n’eut aucun mal à percevoir le trouble qui persistait dans ses mains hésitantes, dans ses manières fébriles.

- Une erreur ? Termina-t-elle à sa place avec un sourire cynique.

Il ne répondit pas, se contentant de lisser une deuxième fois sa chemise d’un geste qui lui parut nerveux. Il secoua la tête.

- Ce n’est pas… C’est pas ce que j’ai dis. J’étais… Je vais… Peu importe.

Ses premiers balbutiements l’avaient profondément agacée. Le ton de sa dernière phrase sonnait comme un coup de poing.

- Oui. Confirma-t-elle distraitement. Peu importe.

Ils échangèrent un long regard et cette fois, ne se détournèrent pas. Elle sut durant ce bref échange muet que rien de ce qu’ils venaient de faire, rien de ce qu’ils venaient de dire ne l’aiderait à le comprendre davantage. Plus elle découvrait cet homme, plus il lui semblait insensé.

Enfin, il soupira en passant une main sur son visage, rompant le charme.

- Je vais prévenir Nina que tu es réveillée. Trancha-t-il. Ne bouge pas.

Il quitta la pièce sans rien ajouter et elle resta là, immobile, sonnée dans l’étreinte de ses draps encore chauds.

Avec un long soupir, elle se prit la tête entre les mains et se massa les yeux.

- C’est pas possible… Grogna-t-elle entre ses dents. Qu’est-ce je peux être conne, parfois…

Elle avait encore l’impression de sentir sa main sur sa peau. Elle se sentait stupide. Elle avait été stupide. Comment avait-elle pu céder à cette tentation animale… C’était absurde. Qu’est-ce qu’il faisait froid, depuis qu’il était parti… L’angoisse la prit à la gorge. Ça y est, elle perdait les pédales ! Quand avait-elle oublié les kilomètres d’âmes en peine que cet homme traînait dans son sillage ? Elle eut envie de se coller une gifle.

Elle n’eut pas l’occasion d’y penser davantage. Un constat interrompit net le fil encore réchauffé de ses pensées. Pire que le baiser qu’elle venait de donner aux lèvres d’un assassin, sa bouche dessinait sous ses yeux un nuage de buée.

Le froid.

Le froid, par les Enfers !

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