8 - La main du froid
Elle bondit hors de sa couche, enfonça ses pieds dans ses bottes, s’équipa en un tour de main d’une veste, de gants, d’un bonnet, d’une lampe torche et quitta sa cabine comme une tornade.
- C’est pas vrai… Pesta-t-elle en apercevant un nouveau nuage de buée sous ses yeux.
Les choses allaient de mal en pis.
Elle enfonça la porte coupe-feu, alluma son luminaire et se mit à courir. Que se passait-il, cette fois ? Le cœur battant la chamade, elle craignit le pire.
Quand elle déboula en dérapant dans la salle des machines, qu’elle se précipita sur la porte du générateur secondaire elle sentit une horreur sans nom lui électriser tout le corps.
- Non… Souffla-t-elle.
La porte était grande ouverte. L’intérieur du local était plongé dans le noir. Avec l’impression étouffante que son angoisse pulsait dans sa gorge, elle tâta ses poches à la recherche des clefs. Où les avait-elle laissé ? Dans sa cabine ? Qui… qui avait fait ça ?
Horrifiée, elle franchit avec réticence le seuil de la pièce. Le froid lui sauta au visage. Les appareils de mesures, les commandes manuelles… Tout était pris dans le givre. Trop tard… Les lumières de l’Aubes s’éteindraient bientôt, quand la batterie serait épuisée.
Au mur, on avait abaissé le levier en position "INACTIF".
Et on l’avait défoncé à coup de hache.
- Qui… Gronda-t-elle, hors d’elle, en passant une main sur les entailles qui blessaient son petit protégé. Qui a osé…
Il lui sembla entendre un bruit, soudain, dans les profondeurs obscures de la salle des machines.
- Qui est là ! Tonna-t-elle, fendant le néant du faisceau de sa lampe.
Le silence lui répondit. Le silence pesant des machines éteinte...
Hors d’elle, elle donna un violent coup de poing sur la carcasse inutile.
- Merde ! Hurla-t-elle pour ponctuer le son creux.
C’était arrivé durant son inconscience. Ou pire… Si elle était venu voir dès son réveil au lieu de se perdre dans de vaines embrassades longues de plusieurs quart d’heures, peut-être que…
Nouveau coup de poing, nouveau juron. On avait infusé cette folie dans sa tête pour la distraire ! Maudite soit-elle ! Cet endroit la rendrait dingue. Elle se laissa glisser à genoux sur le sol congelé, appuyée sur ce qu’il restait du cœur de l’Aube. Le bateau était mort. Et elle n’y pouvait, pour de bon, plus rien du tout.
Sonnée, comme dans un rêve, elle laissa son regard errer sur les cadavres qui l’entouraient. Tout, figé. Le temps semblait s’être arrêté. Distraitement, elle caressa le mur du local comme elle l’aurait fait avec un bon chien. Il avait tenu, pourtant. Il avait tenu longtemps. Et le froid avait eu raison de lui. Comme il aurait raison de tout le reste.
Comme il aurait raison d’elle.
Le désespoir lui tomba sur les épaules et elle accusa le choc avec un hoquet. Elle se sentait incapable de lâcher la moindre larme tant sa gorge était nouée. Elle allait mourir ici… Mourir comme son bateau… Elle avait échoué… Elle n’avait pas su le faire respirer.
Non ! Non. Silver était en route, Silver arrivait. Elle se leva, déterminée. Pas le temps de se lamenter. Il fallait absolument réduire la surface habitable, encore. Il restait du monde à sauver.
Alors elle ramassa sa lampe, arrangea son bonnet, et elle se remit à courir.
- Morgane ! Rugit une voix lorsqu’elle passa le seuil de la zone habitable.
Elle dérapa sur la moquette et s’arrêta en titubant face au regard furibond du médecin de bord. Elle avait beau mesurer une tête de moins qu’elle, Nina n’en était pas moins effrayante quand elle était en colère.
- Tu as failli mourir dans le froid, et en toute logique, tu y retournes ? S’insurgea de nouveau la petite femme. Il va falloir que tu m’expliques comment t’as paumé ton instinct de survie, ma poule !
Elle eut à peine le temps de formuler une réponse dans sa tête qu’elle se heurta au regard de glace du capitaine. Surplombant son médecin de bord de toute sa sinistre hauteur, il ressemblait plus que jamais à un morbide corbeau. Dans ses iris impassibles, Milante lut à la fois la totale prohibition de parler de leur ambiguë entrevue, un reste de désir pour le moins perturbant, et une sourde colère couplée à une totale incompréhension face à sa brusque disparition.
Ce n’est qu’après cela qu’elle put ouvrir la bouche.
- Le générateur secondaire… Il… est en rade.
Pourquoi n’arrivait-elle pas à dire la vérité ?
Parce-qu’elle était persuadée que la personne qui avait saboté son précieux protégé était déjà morte ? Et parce-qu’elle avait peur d’énoncer ce fait qui l’effrayait trop pour qu’elle y croie vraiment...
Si elle avait annoncé un décès, il aurait moins pâli. Et, bien qu’il sembla quelques secondes sur le point de craquer, Izac Médian n’attendit pas plus de ce délai pour prononcer ses ordres d’un ton vide, froid, désincarné.
- Tous au poste de contrôle. Vous prenez vos affaires, vos matelas, vos couvertures. Allez !
Les deux femmes s’élancèrent dans un même mouvement. Le balafré, lui, donna trois coups dans les murs de fers qui se répercutèrent le long du couloir à la manière d’une alarme.
- Poste de contrôle, tout le monde ! Hurla-t-il aux portes des cabines qui s’ouvraient déjà. Matelas, affaires, et on se bouge le cul !
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Courir lui avait ôté toutes ses forces. Elle s’était sentie, après son réveil, aussi lasse qu’une morte. Puis aussi vive qu’une braise. Et voilà qu’à présent, les mauvaises nouvelles et sa course effrénée l’avaient jetée sur des jambes flageolantes. Au poste de contrôle, on avait enfilé les vestes. Elle, elle nageait, en sueur, dans son blouson de marin. Elle avait beau s’acharner sur son chauffage à roulette, elle était incapable de comprendre comment le démarrer. Un voile brumeux floutait sa vision et ses pensées pâteuses ne lui étaient pas d’une grande aide. Il lui fallut un poids sur l’épaule pour émerger de son étrange torpeur. La main d’Eddy.
- Morgane ? Fit-il. Va te reposer.
C’est en tordant le cou dans sa direction qu’elle prit conscience qu’elle était éreintée. Alors, sans protester, elle se leva, se traîna jusqu’à son matelas et s’y laissa tomber comme une masse.
Tous entassés dans un coin, les couchages constituaient désormais un seul grand lit à l’extrémité duquel grelottait Kéops sous une pile de trois édredons, fiévreux de la moelle à la peau. Ce fut la dernière chose que Morgane vit avant de plonger dans un profond sommeil.
Quand elle ouvrit les yeux, rien n’avait changé. La pièce était toujours plongée dans un silence peuplé de murmures, à la lumière tamisée de quelques bougies qu’on osait à peine enflammer.
Se sentant déjà bien mieux, la machiniste se redressa sur les coudes et chassa les mèches éparses de sa coiffure défaite qui lui tombait sur le front. La première personne qu’elle vit fut Izac. Il était assis, les jambes croisées sur un fauteuil, un grand papier étalé sur les genoux. Morgane mit un instant à comprendre qu’il s’agissait d’une carte, et que l’éclat cuivré sur l’accoudoir était une boussole. En bon capitaine, il étudiait ces terres où il s’était échoué avec son équipage. Que cherchait-il, au juste ? Un endroit où la mort arriverait moins vite ? Car elle arriverait, rien n’était moins sûr, et elle ne serait que trop douce.
S’agitant davantage, Morgane se rendit compte que tout le monde dormait. Peut-être chacun avait-il décidé de fuir dans le sommeil les sinistres desseins de leur avenir. Les murmures, eux, provenaient de deux ombres allongées qui bavardaient dans un coin sombre. Mikaël le borgne et Nina, à n’en pas douter.
Son regard, de lui-même, se détourna de l’étrange couple et retrouva la silhouette courbée du capitaine. Ainsi penché sur ses papiers, il semblait brisé en deux. Sa grande taille, sa finesse et le jeu des ombres lui donnaient l’air d’un mat avachi sous les assauts d’une tempête. Ses deux yeux bleus, joyaux brillants dans l’obscurité, se levèrent quelques instants pour rencontrer les siens. Ils s’y fichèrent, l’espace d’une seconde, en s’en désintéressèrent presque aussitôt. Comme si ici, ce qu’ils avaient partagé n’existait plus et n’existerait plus jamais.
L’homme qu’il avait pu être pendant quelques minutes s’était effacé dans l’urgence de la situation.
Elle pesta intérieurement contre elle-même et lissa son pull avec amertume.
C’était sans doute la meilleure et seule chose à faire. Passer outre. Il avait eu froid, elle aussi. Ils s’étaient trouvés. Voilà tout.
Elle ne voulait pas en savoir plus.
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Le temps coula dans un silence de mort. Sharkelle, faiblement éclairée à la lueur d’une bougie, fouillait dans les caisses en bois qu’ils avaient arrachées au froid. Patiente, elle listait chaque denrée qu’elle choisissait, inscrivant le tout dans un petit carnet.
- Sérieusement… Soupira soudain Eddy qui la regardait faire depuis quelques minutes. Pourquoi tu t’embêtes ? Faisons un vrai repas, ce sera peut-être le dernier.
- Il faut rationner. Trancha-t-elle sans sourciller.
- Rationner quoi ! Toute cette merde va finir gelée, et nous avec. Je commence à vraiment avoir faim, tu sais ?
- Il faut rationner, Eddy. Insista-t-elle en préparant une casserole.
L’homme se rembrunit et s’enferma dans un mutisme boudeur. Kéops émit une toux glaçante en se tordant sous ses draps. Izac, toujours planté dans son fauteuil, leva un regard sinistre sur le malade. Au fond de ses iris résonna la morbide étincelle qui prédit la mort.
Quand Morgane mit soigneusement la table, elle se constata avec dépit qu’elle le faisait avec mélancolie. Elle faisait là quelque chose qui n’avait aucun sens. Pourquoi installer des assiettes alors qu’ils dormaient au sol ? Pourquoi préparer un repas alors qu’ils mangeaient à peine ? Pourquoi attendre si longtemps alors que la mort serait si vive ?
Pourtant, la vision de tous ses compagnons d’infortune attablés, quelques minutes plus tard, parvint à chasser ces sinistres pensées. Sharkelle, pour réconforter les troupes, décida d’ouvrir une bouteille de vin. L’une des trois qu’ils avaient. Quand le bouchon sauta, Mikaël entonna une chanson et les autres le suivirent en tapant des mains.
Milante sourit, frappant en rythme comme les autres, criant ces paroles qu’elle connaissait à peine. Elle chantait faux et ça n’avait aucune importance. Dans cette mélodie hasardeuse, elle n’entendait pas sa voix. Rien ne comptait plus que ces visages dans la lumière, ces quelques sourires maladifs, les fumets de leurs repas, la dentelle rouge du vin et un peu de chaleur. Même Kéops, blanc comme un linge, avec des airs de fantômes et sa peau brûlée, avait rejoint la tablée. L’alcool, un très bon cru choisi par Silver, remit quelques couleurs sur ses joues malades.
Quand ils eurent fini de manger, ils semblaient tous plus vivants. Oublié, le moteur en rade et le spectre saboteur. Oublié, le froid qui attendait que l’Aube les lâche. Ici il faisait chaud, ici on pouvait rire.
Lorsque quelqu’un lança une partie de poker, Morgane suivit. Elle ne connaissait ni les règles, ni les combinaisons de cartes. Pourtant, elle se retrouva avec un jeu complet dans la main et un sourire espiègle sur les lèvres.
Nina, distraitement, s’empara d’un jeton et le lança dans les airs. Il traversa la pièce et percuta avec un son étouffé la masse hirsute des cheveux d’Izac. Ce dernier, toujours plongé dans ses papiers, tourna vers son médecin de bord un regard à faire pleurer un mort.
- Tu viens perdre avec nous, capitaine ? Lança-t-elle cependant, sans même s’intéresser la menace dans ses iris.
L’homme sembla hésiter un instant. Observa sa boussole. Puis replia sa carte. Après tout, à quoi bon ?
- Je ne suis pas certain que tu sois de taille à gagner. Rétorqua-t-il sans l’ombre d’un sourire, se levant.
Puis, comme tout le monde éclatait de rire, Morgane supposa qu’il avait fait un trait d’humour.
- Combien de temps tiendra encore le bateau ? Demanda Eddy.
Il avait dit cela d’un ton si naturel que sa question s’accorda parfaitement au décor.
Milante échangea deux cartes de place dans sa main. Est-ce qu’avoir plus de pique lui était d’une quelconque aide ? Elle ne savait même pas combien valaient ses jetons…
- Quelques jours, si on a de la chance. Rétorqua-t-elle enfin tandis que Clarisse relançait de deux jetons blancs.
- He bien… Siffla Nina, admirative.
Elle mit un moment à comprendre qu’elle s’adressait à Mikael, qui venait de tenter un coup visiblement audacieux.
- Il faudra quitter le navire avant. Énonça Izac en suivant la relance.
Il y eut un instant de silence durant lequel Morgane jeta à son tour quelques jetons dans le pot. Ce geste lui attira quelques regards admiratifs dont elle ne comprit pas la source.
- Audacieux. Commenta Eddy.
- Et où on ira, quand on n’aura plus l’Aube ? Grinça quelque part la voix malade de Kéops.
Tous les regards convergèrent vers le matelas où il gisait depuis une heure déjà, tremblant comme une feuille, les yeux brillants de fièvre. Puis ils se posèrent tous sur le capitaine. Ce dernier, le port altier, les iris glaciaux, affronta la vérité quelques secondes avant de la prononcer.
- Je n’en sais rien. Lâcha-t-il. Il n’y a rien, sur ces terres… Je n’ai trouvé aucune solution.
Son aveux fut le chant d’un tocsin mortuaire. Il ne pouvait pas les sauver, il le lui avait dit. Ses cartes étudiées pendant des heures et ses espoirs vains étaient restés muets. Morgane eut l’impression d’entendre, au loin, un clocher sonner un enterrement. Ce vague souvenir, qui ressurgissait avec une éblouissante clarté dans cette si sombre situation, ne lui avait plus paru depuis bien longtemps.
Il s’agissait du jour où, à bord d’un minuscule bateau de pêche rouillé, elle avait regagné la côte pour la première fois en cinq longues années. Les plaines aux herbes séchées par le froid qui ondulaient comme des vagues. Les pierres pelées qui pointaient comme des dents déchaussées. Et le pic de ce clocher, dans le village où on l’avait larguée, qui se lançait vers le ciel comme un doigt décharné.
Et quand elle avait posé les pieds sur les galets, elle avait instantanément compris que la mer lui manquerait.
- Morgane ? Répéta Nina à la place de son capitaine, qui était visiblement lassé de ne pas être écouté. Tu aurais une idée ?
- Une idée… pour ? Répéta-t-elle, désorientée.
Voilà qu’un nouveau souvenir arrivait, aussi brutal que le premier. Son père, ce petit homme chauve, doux, aimant, avec cette grosse moustache en balai-brosse, qui l’attendait sur la plage en sanglotant. Lui non plus, elle ne l’avait pas vu depuis cinq ans.
- Un endroit où aller sur ces terres maudites. Insista le médecin de bord sans rien perdre de sa patience. Qu’est-ce qu’il t’arrive, d’un coup ? Tu parais ailleurs. Tu te sens fiévreuse ?
Une légère migraine. Rien de plus, rien de grave.
Puis son père qui approche, elle qui se jette dans ses bras. Une phrase prononcée d’une voix trop longtemps absente. "Qu’est-ce que tu as grandi, ma fille !". Puis une autre scène. Un café-bar. La première fois qu’elle entrait dans un café-bar. "Tien, assieds-toi. Je vais te servir un chocolat. Tien, regarde-donc. Regarde. C’est mon ami Silver."
Silver.
Ses cartes lui échappèrent des doigts toutes en même temps. Silver ! Silver allait les sauver, Silver était leur sauveur. Prise d’une bouffée de chaleur, elle se leva d’un bond. Un vertige la fit retomber assise.
Le capitaine de l’Aube notait toutes les coordonnées dans un petit en cuir rouge avant le départ… Même celles qu’il n’atteignait jamais.
Maintenant, elle se sentait fiévreuse.
- Je sais. Souffla-t-elle en fixant enfin son regard sur ses compagnons d’infortune. Un abri. Des provisions. Une radio. Je sais !
Un silence de mort s’abattit sur la pièce. Plus personne ne bougeait d’un poil. Même Izac, l’impassible, le glacial, l’imposant Izac était suspendu à ses lèvres.
- En cas de naufrage dans la Grande Blanche… Commença-t-elle très lentement. Il existe un protocole suivi par la grande majorité des pêcheurs de la région. En cas de naufrage, il faut… Il faut débarquer à terre, construire un abri avec le matériel prévu à bord, et y rester strictement enfermé jusqu’à l’arrivée des secours. Cela… Cela évite les morts dans les épaves qui s’écrasent. Comme les bateaux de pêche sont plus fragiles, ils… ils…
Elle se rendit compte qu’elle s’égarait quand Mikaël gratta le creux sinistre de son œil absent.
- L’Aube est un navire de sauvetage. Reprit-elle donc.
- Nous le savions. La coupa Izac.
- Laisse-moi finir. Protesta-t-elle, s’attirant des regards outragés par cette audacieuse remarque. L’Aube est un navire de sauvetage, et il était en mission quand vous êtes arrivés. Nous avions reçu un appel en provenance de la Grande Blanche, d’où notre direction.
- Nous le savions aussi.
Elle lui jeta un regard noir, auquel il répondit par un sourire aussi moqueur que glaçant.
- La tempête nous a déviés de notre trajectoire, mais avec les coordonnés du naufrage, nous pouvons retrouver le campement des pêcheurs. Et là-bas, il y a une radio…
- Avec laquelle nous pourrons indiquer notre position. Termina le capitaine à sa place, se renversant sur sa chaise. Par les Damnés, Morgane, je suis en train d’imaginer la merde dans laquelle nous serions si j’avais fait l’erreur de te jeter par-dessus bord.
Ce sinistre commentaire ne choqua qu’elle, et elle déglutit. Ainsi donc, il avait eut la véritable intention de la livrer à la mer…
- Comment obtiendrons-nous ces coordonnées ? Intervint Sharkelle, les sourcils froncés.
- Nous les avons déjà ! Reprit Morgane. Elles sont à bord, dans le bureau de mon capitaine. C’est à quelques minutes de marches.
Eddy ponctua cette phrase d’un coup de poing festif sur la table.
- Formidable ! Rugit-il, le sourire étalé jusqu’aux oreilles.
La machiniste sentit des mains presser ses épaules, des ongles s’enfoncer dans sa chair, des rires résonner dans ses oreilles.
Le capitaine, étirant sa balafre d’un avare sourire, interrompit les effusions de joie d’un geste de la main avant de parler.
- Très bien. Déclara-t-il en se levant. Dans ce cas, pars de suite. Clarisse viendra avec toi. Pendant ce temps, nous préparerons le matériel d’urgence. Mieux vaux pour nous avoir quitter ce bâtiment avant qu’il ne nous écrase.
Le mot "départ" jeta de nouveau un blizzard sinistre sur les pirates. L’idée seule de devoir quitter la carcasse encore chaude de l’Aube gelait tout le monde de l’intérieur.
Puis une chaise racla le sol. La silhouette de la pirate concernée par l’ordre du capitaine venait de se lever et, sans un mot, elle se dirigea vers l’une des caisses entreposées dans la pièce pour l’ouvrir. Morgane se redressa à son tour, ne sachant trop où se mettre. Elle aurait aimé lui venir en aide pour préparer le matériel, mais le temps qu’elle vienne à sa hauteur, elle avait déjà tiré du stockage deux vestes fourrées, deux paires de gants, quatre bonnets et deux écharpes. En fait, elle était même déjà en train d’enfiler sa tenue.
La machiniste jeta un regard hésitant en direction de la tablée. Mais les autres s’en étaient déjà retournés à leur partie de poker. Elle croisa seulement les iris d’Izac, ce qui ne la rassura pas franchement. Comprenant qu’elle n’aurait pas plus d’ordres de la part du balafré et que l’expédition était désormais sous son commandement, Morgane enfonça ses pieds dans ses bottes. Pendant ce temps, sa coéquipière glissait des piles dans leurs lampes torches.
- C’est loin ? Demanda-t-elle soudain en testant la lumière. La cabine où on va.
- Pas vraiment. Avoua Milante et enfonçant un bonnet sur sa tête. Mais dans le froid, le noir, et avec l’Aube dans cet état, ça risque de paraître long.
Satisfaite de sa réponse, la pirate hocha la tête. Puis elle lui fourra une lampe dans les mains.
- Y a-t-il des risques que l’on se perde ? Questionna-t-elle encore.
La machiniste resta silencieuse un long instant, puis ouvrit la bouche.
- Il y en a toujours. Céda-t-elle à demi-ton. Surtout ici. Surtout maintenant.
Le regard de Clarisse s’assombrit.
- Tu es honnête. Lâcha-t-elle avec un sourire. T’en fais pas. Du moment qu’on rentre au poste à la fin, tu peux te perdre autant de fois que tu veux.
Elle ponctua sa phrase en remontant sa fermeture éclair jusqu’au cou, sourit, puis se dirigea vers la porte. Morgane sentit un pic d’angoisse faire sursauter son cœur. L’Aube lui avait toujours paru un navire chaleureux, à l’aspect vieillot familier. Sous la glace, dans le noir, il n’était plus qu’une épave.
Elle déglutit non sans nervosité, serra avec fermeté sa lampe, et emboîta le pas à sa coéquipière. Il leur fallait ce carnet. C’était le seul moyen.
Elles franchirent le seuil ensemble. Le froid les saisit à la gorge, l’air sec coula dans leurs poumons. Il portait quelque chose de malsain, de poisseux, qui collait à la langue. L’escalier en colimaçon, descendant dans l’obscurité, ressemblait désormais à la gueule grande ouverte d’un monstre prêt à les dévorer. Les cristaux de gel qui le recouvrait n’étaient autres que les dents acérées qui les déchiquetteraient. Milante échangea un regard avec la pirate et sut qu’elle aussi ressentait ce danger latent suspendu dans le silence. Elle était crispée, ramassée sur elle même, semblable un félin prêt à bondir.
Alors elle prit la tête de la marche, braquant son faisceau lumineux devant elle à la manière de la lame d’une épée. Trouver, en bas, le couloir des cabines qu’ils avaient occupées figé dans le vide lui arracha une étrange envie de vomir. Les portes des chambres, encore entrouvertes, révélaient les silhouettes figées des lits où ils avaient trouvé le repos. Lorsqu’elles passèrent devant la sienne, Morgane ralentit le pas quelques secondes. À l’intérieur, les lattes de bois étaient givrées. C’était là qu’elle avait dormi. Là qu’elle aurait aimé dormir encore. Là qu’elle avait eu froid. Puis qu’elle avait eu chaud.
Où trouveraient-ils ici un refuge tel que celui-ci ? C’était bien simple : il n’en existait pas.
Elle pressa le pas, sentant qu’elle s’égarait dans la mélancolie. Et elle sut que pour oublier de penser, il fallait parler. Parler de quelque chose de doux. De lointain. Un souvenir, peut-être ?
- J’ai grandi dans un phare. Lança-t-elle soudain.
Ce n’était pas le meilleur moyen de commencer une conversation. Ni le meilleur point de sa vie à évoquer…
- Dans un phare ? S’étonna Clarisse, ravie de ce contact établi, s’y accrochant comme à une bouée. C’est un drôle d’endroit pour élever un enfant.
Morgane émit un léger rire. Il était vrai qu’elle avait parfois manqué de quelques contacts sociaux, étant plus jeune.
- C’est vrai. Mais ma mère en était la seule gardienne. Et la dernière à savoir comment s’en occuper…
- Tu n’es pas allé à l’école, j’imagine ?
- Non. Mais ma grand-mère m’a appris ce que je devais savoir.
Il y eut un bref silence.
- Moi non plus je ne suis pas allée à l’école. Avoua la pirate. J’ai appris à lire sur le Corbeau. Mes parents étaient contrebandiers, nous étions sans cesse sur la route.
Quelque part, dans les couloirs déserts, il y eut un bruit sourd. Elles sursautèrent en même temps et braquèrent leurs lampes en direction du son. On aurait dit une porte qui claquait. Ou une boîte de fer qui tombait.
- Le vent. Supposa Clarisse d’une voix étranglée.
- Il n’y a pas de vent dans un bateau. Rétorqua Morgane d’un ton vide.
Sa coéquipière déglutit avec difficulté.
- Je sais…
Elles restèrent un instant ainsi, figées, immobiles, pétrifiées. Puis, comme rien ne se passait, elles reprirent leur route. Cette fois, elles marchèrent plus vite.
- Eddy m’a raconté que des bras étaient sortis de l’eau pour te tirer dans la glace. Chuchota soudain la pirate en lui jetant un regard nerveux.
Milante réprima un long frisson chargé d’une horreur pétillante. Elle eut l’impression que sa bouche se remplissait de salive. Etaient-elles seules dans les couloirs de l’Aube ? Elle n’en était plus certaine…
- Il a dit vrai. Répondit-elle sur le même ton.
- Qu’est-ce que c’était, à ton avis ?
Elle mit un instant à répondre, trop occupée à pousser une porte coupe-feu bloquée par la glace. À moins que ce ne soient ses mots qui restèrent bloqués au fond de sa gorge.
- Je ne sais pas. Je ne veux pas savoir. Mais… (elle parvint à ouvrir le battant, qui émit un craquement sec) mais ma grand-mère me chantait une comptine lorsque j’étais enfant. Elle parlait de danseurs à la peau marbrée et aux doigts crémeux qui ondulaient sous un miroir glacé. Au début j’aimais cette chanson. Puis quand j’ai compris de quoi elle parlait, elle a commencé à m’effrayer.
Elle laissa planer un silence, incapable de continuer. Le souvenir de la voix mélodieuse de son aïeule s’était rappelé à elle. En ces lieux, elle avait l’impression de l’entendre distordue. Echo du passé déterré.
- Et elle disait quoi ? Insista Clarisse.
Ne pouvaient-elles pas changer de sujet ?
- Elle parlait des Croqués. Répondit à contre-coeur Morgane. Car ceux qui meurent restent, et ils cherchent ceux qui se perdent en ces terres pour les guider à leur tour vers l’errance et l’oubli éternel. Pour, enfin, ne plus êtres seuls.
- Des Damnés. Souffla la pirate, horrifiée. Tu penses que c’est vrai ?
- À présent, je vois mal comment ça ne pourrait être qu’une chanson.
Sa coéquipière émit un soupir tendu avant de renchérir.
- Mikaël aime raconter des histoires. Il parle souvent du Perce-Néant, un navire qui a disparu au début du dix-neuvième siècle. Il se serait échoué ici avec à son bord un fabuleux trésor. Tu penses que c’est possible ?
Morgane hésita longtemps, se remémorant cette lampe qu’elle avait vu tournoyer dans l’eau claire de la Grande-Blanche. Finalement, elle ouvrit la bouche.
- Certaines histoires ne sont que des histoires.
Au même instant, l’Aube émit un long râle d’agonie et le sol tressauta. La glace se renforçait d’heure en heure. Il ne leur restait plus beaucoup de temps. Les deux femmes pressèrent le pas.
Lorsque la machiniste posa ses doigts gantés sur la poignée de la porte familière du bureau de Silver, elle sentit un froid mordant traverser la laine pour piquer sa peau. Avec une grimace, elle actionna le loquet et poussa le battant d’un coup d’épaule. La glace craqua lorsque le panneau de fer s’arracha à son étreinte. Les cristaux délogés roulèrent sur la moquette figée. Et la pièce s’offrit à leurs yeux.
Si immobile qu’on aurait dit une peinture. L’air lui-même paraissait fixé. Morgane promena un regard sinistre sur l’endroit. Les papiers épars sur le bureau. La tasse de café renversé dont le contenu n’était plus qu’une flaque de givre. Les cadres photos aux vitres blanchies par le froid. La gueule noire d’un hublot derrière le fauteuil de cuivre. L’aquarium avait éclaté, et des flots de glaces s’en échappaient, figés. Viciés. Sur une commode, il restait une boîte en métal. Une boîte de gâteau. La machiniste tenta de l’ouvrir, mais les charnières étaient bloqués. Elle laissa tomber.
- Que cherche-t-on, exactement ? S’enquit Clarisse.
- Un carnet de cuir rouge. À peu près grand comme ça.
Aussitôt, elles se mirent à soulever les papiers, les décollant de la couche de givre qui les emprisonnait. Morgane ouvrit les tiroirs un à un, tentant de ne pas laisser son regard accrocher le moindre objet. Tout ici lui rappelait Silver… et là où il était.
Pas là. Il n’était pas là. Il ne viendrait pas. Ho, ce n’était sans doute pas sa faute… La mer était mauvaise, ces temps-ci. Très mauvaise. Et sans l’Aube pour l’affronter…
Comme pour faire échos à sa pensée, le bateau gémit longuement. Lui aussi souffrait. Souffrait terriblement.
- Je l’ai ! S’écria la voix de la pirate.
Elle arracha l’ouvrage à une pile de documents et le brandit d’un air victorieux. Milante sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Elle le lui ôta des mains sans prendre le temps d’être délicate et en fit fébrilement tourner les pages. Des dates, des coordonnées toutes raturées. Certaines portaient l’inscription "échec". La plupart en hiver.
Enfin, elle trouva la dernière. Elle lui sembla remonter à une éternité. Le jour du départ. Elle n’aurait sut dire à combien de temps s’était écoulé depuis… Elle était suivie d’une suite de chiffres et de lettre qu’elle fut bien en mal de comprendre.
N-90-34 ; S-00-00 ; O-52-23 ; E67-02.
Izac était capitaine, oui. Izac saurait les lire, lui.
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