9 - Blizzard

18 minutes de lecture

- Allons-y. Déclara-t-elle avec fermeté en glissant le carnet dans sa poche.

Elle eut l’impression de ranger sa propre vie dans les plis de ses vêtements.

- Oui, filons. Renchéris l’autre.

Elle n’avait pas terminé sa phrase que sa lampe s’éteignait dans un claquement sec. Morgane retint un hoquet, Clarisse lâcha un cri, puis secoua l’objet. En vain.

- Merde, plus de pile ! Pesta-t-elle.

La machiniste sentit une vague de panique incendier ses veines. Et si sa lampe lâchait à son tour, hein ? Plus de lumière, le noir complet ? Elle sentit que ses mains commençaient à trembler. Pas dans le noir. Pas dans le noir, pas dans le noir. Elle serait incapable de se repérer dans le noir.

- Tirons-nous. Grinça-t-elle.

Elle sentait comme un intense regard sur sa nuque. Et tout son être qui hurlait, se débattait pour s’enfuir.

Elles sortirent du bureau sans prendre la peine d’en fermer l’entrée. Elles coururent presque pour traverser le couloir en sens inverse. Puis Clarisse ouvrit la mauvaise porte, franchit le mauvais seuil.

- Attends, pas par là ! S’écria Morgane.

Et dans le plus terrible des silences, sa lampe s’éteignit à son tour.

Tout d’abord, elle resta immobile, sans comprendre. Qui avait soudainement jeté cet épais voile noir devant ses yeux ? Puis elle saisit que l’objet inerte qu’elle serrait entre ses doigts venait de rendre l’âme. Que ce voile n’était autre que la plus pure et la plus profonde des obscurités. Et qu’elle y était seule.

Alors seulement elle commença à avoir peur. D’abord, son souffle s’effilocha, se saccada. Ensuite elle tapa à tâtons sur la torche éteinte. Puis son cœur suivit, tambourinant si fort et si vite qu’il semblait vouloir fuir sans elle. Ses yeux s’humidifièrent sous l’adrénaline. Sa bouche s’entrouvrit sons la panique. Son épiderme s’électrisa sous l’horreur.

- Morgane ? Murmura une voix quelque part. Morgane, tu es là ?

La machiniste, dans sa sourde angoisse, mit un instant à reconnaître Clarisse. D’instinct, elle tendit le cou vers l’origine de la question. Comme si ce geste lui permettrait de la trouver aussi facilement.

- Morgane ?

- Je suis là. Souffla-t-elle, et ses trois mots lui parurent venir d’un autre monde. Je suis là…

Elle s’abstint de préciser qu’elle était transie de terreur. Inutile d’aggraver la situation en inquiétant sa coéquipière.

Sur sa droite, des cristaux de glace crissèrent sous une semelle.

- Clarisse ? C’est toi qui marches, là ?

Le temps que mit la réponse à arriver sembla être une éternité.

- Oui. Oui, c’est moi. Où es-tu ?

- Ici, suit ma voix.

Quand une main trouva son épaule, elle crut mourir d’horreur. Puis le souffle chaud de la pirate vint s’échouer sur son visage et elle s’apaisa aussitôt. Le sol, sous leur pied, s’ébroua. Le bateau émit un craquement sinistre. La machiniste retint son souffle.

Par les Enfers, comment n’avait-elle pu la voir avant ?

- Morgane ? Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

La bouche entrouverte, Milante se trouva bien incapable de lui répondre. Car derrière le hublot, il y avait une lumière. Une douce lumière diffuse.

Un peu comme celle d’une bougie.

- Morgane ?

- La fenêtre. Souffla-t-elle. Regarde par la fenêtre.

Il y eut un instant de silence, puis…

- C’est peut-être le poste de contrôle ?

- Non, nous sommes trop loin.

Elles n’eurent pas le temps d’y penser davantage. Une main blafarde aux airs de cadavre venait de se plaquer sur la vitre. Puis un visage vacillant dans les ombres incertaines le rejoignit, et une femme leur rendit leur regard.

Une femme à la peau grise des morts, aux lèvres blanches des maudits, aux yeux vides des oubliés. Une femme aux cheveux mouillés des noyés, aux ongles noirs des congelés, aux vêtements déchirés des crevés.

Une femme avec une lanterne cuivrée porteuse d’une flamme dorée.

Une Croquée.

Une silhouette étrangère, un peu floue derrière le carreau sale du hublot, avec dans le fond des iris une telle douceur qu’on eut dit un ange. Morgane sentit les doigts de sa coéquipière se crisper sur son épaule.

- Morgane, il faut qu’on se tire.

- Quoi, dans le noir ? Gémit-elle.

- Avance !

La pirate la poussa vers l’avant. Elle trébucha, tituba, et ses jambes se mirent à courir d’elles-mêmes. Le noir l’avala à mesure qu’elle s’éloignait du hublot. Et si l’angoisse qu’avait éveillée en elle cette femme fantomatique s’effaçait, celle que provoquait l’épaisse pénombre ne cessait d’augmenter.

Elle se figea quand elle ne vit plus rien. Jeta un coup d’oeil dans son dos. Tout n’était que néant, qu’une obscurité liquide et ondulante. Plus de bougie, plus d’inconnue, plus de lumière.

Sa lampe torche grésilla entre ses doigts, son faisceau illumina la moquette. Elle redécouvrit le sol et ses morceaux de glace, le cœur battant la chamade. Elle n’avait jamais été aussi heureuse de voir un pan de moquette.

Puis elle redressa son luminaire et révéla la silhouette de Clarisse à deux pas d’elle. Son ampoule à son tour cliqueta, et elles virent de nouveau. Incapable d’échanger le moindre mot, elles se fixèrent longuement. Ni l’une ni l’autre n’avait la moindre idée de ce qu’elles venaient de voir, ni de ce qu’elles avaient risqué.

- Rentrons. Souffla la pirate, claquant des dents.

- Oui.

L’esprit de Morgane ne toléra pas la genèse d’une phrase plus longue, aussi ne put-elle prononcer que ce simple mot avant de se remettre en marche.

Puis il y eut un grincement. Un grincement si puissant, si long qu’on eût dit un hurlement. La coque du navire n’avait jamais émis un son si glaçant. Un craquement assourdissant retentit, ébranla le navire tout entier. Le sol sursauta, jetant les deux femmes à terre dans un cri. La lampe de la machiniste lui échappa et se mit à rouler. Rouler. Rouler. Rouler sans s’arrêter. Horrifiée, elle la vit s’enfuir et buter contre une porte coupe-feu close. Pourquoi était-elle partie ainsi ?

Elle se sentit glisser à son tour et comprit. Son cœur bondit dans sa poitrine et Morgane se redressa maladroitement sur ses pieds.

- Clarisse ! Rugit-elle à sa comparse. Le bateau s’incline ! Lève-toi !

La pirate obéit instantanément et elles se mirent à courir sans nul besoin de se concerter. L’Aube agonisait, elles le sentaient qui vibrait sous leurs pieds. Et il ne faudrait plus se trouver dans ses coursives sombres et étroites quand il rendrait son dernier soupir.

Morgane ouvrit une porte coupe-feu à la volée, trébucha sur le sol qui de plus en plus se penchait. S’il continuait ainsi, bientôt, elles tomberaient en arrière et chuteraient dans les entrailles du navire.

Un drôle de gargouillis fit écho à sa pensée, quelque part dans leur dos.

- Qu’est-ce que c’est ? S’étrangla-t-elle en ralentissant.

- De l’eau ! Accélère !

Elle ne se le fit pas dire deux fois, le cœur battant la chamade. Elles montèrent l’escalier du poste de contrôle en trébuchant sur les marches inclinées. Puis elles déboulèrent dans la pièce et Morgane buta sur une grosse caisse en bois, éventrée en travers de l’entrée.

- Vous êtes là ! S’écria Sharkelle, un hématome sur le front, un sac vide sous les bras.

Quand la machiniste voulut rejoindre les pirates éparpillés par la panique, elle se heurta à la silhouette glaciale d’Izac.

- Vous l’avez ? Demanda-t-il avec fermeté.

Pour seule réponse, elle tira le carnet de sa poche et le lui fourra dans la main. Il s’en saisit, la main fébrile, comme si sa vie en dépendait, l’ouvrit, s’arrêta à la page où étaient notées les coordonnées et releva les yeux. Quand ses iris se fichèrent dans ceux de Morgane, elle eut l’impression de contempler un trou d’eau turquoise.

Il ne prononça pas le moindre remerciement, mais quand elle fit mine de le dépasser pour s’équiper, elle eut droit à une accolade puissante et à la douceur déconcertante. Après quoi le bateau s’ébroua de nouveau et émit un craquement d’âme brisé.

Le capitaine se tourna vers le chaos qu’était le poste de contrôle. Enjambant une pile de boîtes de conserve renversées, le reste de la table fracassée, et quelques coussins éparpillés, il ouvrit la bouche.

- Tout le monde, sac à dos ! Rugit-il. Vous fourrez tout ce que vous pouvez dedans. Mika et Eddy sont partis nous trouver de quoi faire un traîneau. Dans cinq minutes on file alors… (le sol trembla, manquant de les projeter tous à terre)… Bougez-vous !

Morgane se jeta sur le premier sac qui lui tomba sous la main. Les temps jouaient contre eux, ils n’avaient certainement plus que quelques minutes avant que le bateau ne sombre. Elle y entassa une couverture en laine, trois grosses boîtes de conserve contenant du ragoût, deux autres pleines de fruits en sirop, puis deux sachets de viande séchée. Elle combla les trous avec des paquets de piles, glissa tout ce qu’elle put d’allumettes dans les poches. Après quoi elle trouva une casserole, l’accrocha au reste avec une sangle, y ajouta deux gourdes isothermes. Voyant qu’elle n’avait plus de place, elle optimisa. Elle parvint à ajouter quelques bandages et cachets antalgiques parmi les allumettes, puis dû se rendre à l’évidence. Elle n’avait vraiment plus de place.

Alors elle enfonça un deuxième bonnet sur sa tête, remisa une deuxième paire de gants dans sa poche, et renforça sa veste d’une deuxième parka.

- Allez, tout le monde dehors ! Tonna la voix du balafré.

Elle se rendit compte qu’elle était l’une des dernières encore à l’intérieur. En soulevant son sac, elle sut qu’elle n’aurait pas pu le remplir davantage. Il semblait peser une tonne. Elle l’épaula avec une grimace et s’élança à l’extérieur. Sur le seuil, le sol s’inclina brusquement. Elle trébucha, manqua de s’étaler de tout son long dans la neige. Izac, agrippé au chambranle de la porte, hurla à Mikaël de se "magner le fion". Le borgne jaillit à son tour du poste de contrôle et ils s’élancèrent sur le pont.

Les faisceaux de leurs lampes tressautaient au rythme de leurs pas. Ils couraient en direction de l’échelle de corde, échangeant quelques cris, quelques encouragements. Le bateau ne cessait de se pencher, comme entraîné vers le fond par une force invisible.

- Balancez tout ! Cria quelqu’un.

Elle vit vaguement les silhouettes d’Eddy et Mikaël jeter par-dessus bord un canot de sauvetage à air jaune éclatant, suivi de caisses en bois et de sacs de vêtements.

Morgane, arrivant à leur hauteur, s’empressa d’aider Nina à soulever une lourde boîte métallique. Ensemble, elles la firent passer par-dessus le garde-fou et regardèrent le néant l’avaler.

D’un coup d’oeil, elle remarqua que l’horizon commençait à s’éclaircir. Bientôt, le soleil viendrait leur prêter main-forte dans leur fuite désorganisée.

Comme pour faire taire son élan d’espoir, la neige se mit à tomber en sifflant et le sol s’inclina un peu plus. Elle trébucha, glissa, et se sentit happée par le vide. Une main l’attrapa par la capuche, l’étouffant à moitié, et elle s’accrocha à la rambarde.

- Reste ici, toi. Grommela Kéops, sa lampe torche coincée entre les dents.

Le malade la hissa difficilement à sa hauteur et elle se remit tant bien que mal sur pied, trop secouée pour balbutier le moindre remerciement. Il lui adressa un regard lointain, un peu torve, et elle crut bien qu’il allait s’évanouir. Le navire émit un long râle, le gargouillis d’une eau glaciale lui répondit. Une faille venait de le couper en deux et il commençait d’ores et déjà sa lente descente aux enfers.

- Tirez-vous ! Hurla quelqu’un. Tirez-vous !

En bas, Eddy et Mikaël tractaient de toutes leurs forces leur traîneau improvisé pour l’éloigner de la coque de l’Aube. Clarisse, avec l’agilité d’un marin habitué aux cordages, venait de bondir sur l’échelle qu’elle dévalait aussi vite qu’un singe. Izac balança une sangle par-dessus bord, l’accrocha solidement au bastingage, et ordonna d’un signe de tête à Nina de descendre en premier.

Dans cette panique sans cesse croissante, luttant péniblement contre le poids de son sac à dos, Morgane parvint à empoigner les barreaux de l’échelle et à faire passer son corps de l’autre côté de la barrière. Le navire, coupé en deux, s’inclina davantage, presque à la verticale. Les cordages auxquels elle était suspendue suivirent le mouvement dans une violente oscillation, lui arrachant un cri. Elle crut bien tomber, ses pieds ripèrent sur les barreaux, ses gants glissèrent sur le chanvre, mais elle tint bon.

- Éloignez le canot ! Rugit le capitaine, suspendu à la sangle qu’il était le dernier à descendre.

Après quoi il se laissa glisser jusqu’au sol et courut vers les autres pour leur prêter main-forte.

Quand ses bottes s’enfoncèrent enfin dans la neige, Morgane redressa son sac à dos et s’éloigna au plus vite du bateau, le cœur en lambeau. Elle s’était attachée à ce bâtiment, au fil des ans. Et voilà qu’il était là, maintenant, à se faire gober sous ses yeux par la goule Grande Blanche.

À l’horizon, derrière un voile épais de nuage, la larme vacillante du soleil s’était suspendue et attendait. Elle leur révélait l’étendue mortelle qui les entourait et leur infinie solitude.

L’Aube coulait dans les lueurs de l’aurore, dans des craquèlements dantesques que mugissait la glace.

Arrivée à hauteur du canot, essoufflée, déjà gelée jusqu’aux os, la machiniste sans navire s’autorisa à jeter un dernier regard à l’épave. La poupe n’était plus qu’une idée vague, déjà inondée en entier, dont on percevait la forme sous la surface de l’eau. Les cordages, les stockages flottaient tout autour comme des souvenirs égarés.

La proue, elle, s’était dressée à quarante-cinq degrés et s’enfonçait lentement dans ce liquide glacial, lâchant des gargouillis surpuissants et donnant naissance à un bouillonnement infernal. Morgane songea avec un frisson qu’à quelques minutes près, elle serait restée bloquée dans les couloirs avec Clarisse, et Sharkelle ne l’aurait pas accueillies en…

Sharkelle.

Elle fit volte-face subitement, ses yeux habités d’une soudaine horreur. Sharkelle.

Elle ne l’avait pas vue descendre. D’ailleurs, elle ne la voyait nulle part.

- Où est Sharkelle ? Lâcha-t-elle d’un ton blanc.

Une vague d’horreur s’abattit sur les pirates. Pétrifiés, ils échangèrent des regards sonnés. Comme s’ils allaient soudain la trouver, cachée parmi eux. La machiniste sentit son souffle mourir dans sa gorge.

Non. C’était impossible.

D’un coup d’épaule, elle se débarrassa de son sac à dos et le laissa choir dans la neige.

- Morgane, non ! Hurla quelqu’un.

Mais elle s’était déjà élancée dans la poudreuse, profitant des quelques lueurs du soleil pour avancer plus vite.

- Sharkelle ! Hurla-t-elle à l’adresse de l’épave à demi immergée.

Autour de l’Aube, la neige était mouillée. Il lui fallait prendre garde à ne pas marcher sur une fêlure. Ou pire, dans un trou.

Elle ralentit, dérapa à quelques mètres des craquelures dans la glace, ramassa une corde qui s’était échouée là.

- Sharkelle ! Répéta-t-elle en plissant les yeux, s’approchant encore de quelques pas.

Quelque chose craqua sous ses semelles.

- Ici ! Répondit alors une voix étouffée, quelque part. Je suis coincée, je suis coincée !

Horrifiée, la machiniste comprit qu’elle était bien trop loin. Si elle voulait la sauver, il lui fallait retourner à bord de ce qu’il restait de l’Aube.

Alors elle s’approcha encore.

- Où es-tu ?

Elle sentit une eau polaire lécher le bas de ses chaussures.

- Ici !

Le cri fut étouffé dans un sinistre grincement métallique. Un énorme bloc de glace se souleva sous le poids de la poupe, qui s’était affaissée, et Milante dû reculer pour échapper aux remous qu’il projeta.

Quand elle voulut avancer de nouveau, une force implacable la ceintura. Puis ses pieds décollèrent du sol, elle lâcha un cri, lança une main vers l’avant, aperçut une silhouette piégée dans les bras du navire, et sentit qu’on l’arrachait à la neige et l’éloignait du danger.

- Tiens-toi tranquille. Grinça la voix d’Izac à son oreille lorsqu’elle voulut se défaire de son étreinte. Il est trop tard, tiens-toi tranquille !

Cette fois il avait crié. Alors elle se figea.

Il y eut un hurlement. Un ultime craquement. Et un dernier fracas.

Enfin, dans ce concerto d’apocalypse, l’Aube acheva son interminable naufrage, emportant avec lui les pleurs d’une pirate. Puis, pour ponctuer cette scène de la plus froide des façons, le soleil replongea dans l’horizon. Et la nuit avala le monde.

Là où s’était tenu, quelques minutes en arrière, le cadavre rouillé d’un navire ne se trouvait plus qu’une épaisse obscurité.

Sonnée, Morgane prit conscience qu’on l’avait lâchée. Elle tituba, les yeux rivés sur ce néant, pas même capable d’avoir peur. Puis une main lui saisit violemment l’épaule, on la fit pivoter sur elle-même et le faisceau éblouissant d’une lampe torche se planta dans ses yeux. Elle détourna le regard en grognant.

- Allez, réveille-toi. Ordonna fermement Izac. Il faut y aller.

Elle repoussa la lampe lorsqu’il chercha à la lui coller de nouveau dans les yeux.

- Ça va. Cracha-t-elle.

Elle le dépassa, le pas lourd, et rejoignit les pirates qui s’affairaient. Chacun avait accroché une lampe à sa ceinture, et c’était là leurs seules sources de lumière. La neige tourbillonnait doucement, encore calme pour l’instant, et le vent froid venait gifler ses joues sans pitié. Elle souffla un coup, pour chasser la peur de cette obscurité qui l’entourait, et s’approcha des autres pour aider. Tentant d’ignorer les flocons qui venaient s’accrocher dans ses cils et ses sourcils, sur les bords de sa capuche à fourrure, elle entreprit de soulever une caisse plantée de la neige pour la porter jusqu’au traîneau. Tirer cette chose-là dans leur dos ne serait pas une mince affaire…

- Morgane, un coup de main ! Appela Clarisse.

Elle peinait à rassembler le contenu d’une boîte qui s’était éventrée durant leur évacuation.

Il leur fallut une demi-heure pour achever leurs préparatifs. Une demi-heure sous la neige qui forcissait, sous le vent qui sifflait à leurs oreilles, dans l’écrin de ce néant pesant. Une fois que les trois caisses furent rangées, les couvertures pliées, les sacs empilés dans leur canot, ils le fermèrent d’une bâche et y accrochèrent deux cordes. Puis Izac tira de ses poches sa boussole, une carte et le carnet, s’assit au sommet du traîneau et resta silencieux un long, très long moment.

Tout le monde l’attendait.

Morgane prit conscience qu’on ne voyait plus du capitaine que l’éclat puissant de ses yeux, un éclat de sa cicatrice et une mèche de cheveux noirs. Le reste était caché sous les vestes, écharpes et bonnet dont il s’était couvert lui aussi.

En fait, ici, sans son long manteau, sans son sabre, sans ses couteaux, il ressemblait à tous les autres membres de l’équipage. Pourtant, quand il parla, ce fut lui qu’on écouta.

Il pointa une direction, tous la suivirent du regard.

- Nord-Est pendant trois jours. Annonça-t-il.

Il y eut quelques soupirs. Des sourires découragés. Trois jours. Trois jours dans cet enfer… Il n’y eut ni plainte ni pleur. Tout le monde épaula son sac à dos, le secouant pour en chasser la neige. Eddy et Mikaël empoignèrent les cordes du traîneau, et ils furent prêts à partir.

Izac sauta au bas de son perchoir et épousseta le bas de son pantalon.

- Morgane ? Interpella-t-il. Une dernière recommandation avant le départ ?

Émergeant de sa torpeur, la machiniste trouva le regard du capitaine et ouvrit la bouche pour parler. Aussitôt, une poignée de flocons glacés s’y engouffra.

- Faites très attention. Lâcha-t-elle sans détours. Pour l’instant, nous sommes sur une couche de glace simple et assez épaisse pour nous supporter. Mais en avançant dans les terres, nous risquons de tomber sur des terrains plus compliqués. Sur des glaciers, en particulier. Méfiez-vous des plaques de neige et ne faites confiance à aucun sol. Tout cache une crevasse, ici.

Son commentaire assombrit davantage les mines. Eddy et Mikaël, qui se retrouvaient en tête du convoi, échangèrent un regard inquiet. Ni l’un ni l’autre n’avait envie de découvrir un trou en chutant dans sa gueule. Pourtant, ils se mirent en marche tout de même, et ce fut Izac qui partit en tête. Il s’arma d’une corde, ordonna à chacun de la tenir d’une main au moins, et commença à marcher en leur souhaitant bonne chance.

Morgane, son poing serré avec détermination sur le chanvre, se traîna entre Nina et Kéops. Ce dernier, plus pâle que jamais, titubait sous les assauts de la neige. Toutes les deux minutes, la machiniste jetait des coups d’oeil en arrière, effrayée à l’idée de le voir disparaître à son tour. Heureusement, Clarisse qui le suivait de près, le surveillait avec attention de son œil torve.

Clarisse. Elle aurait préféré marcher à côté d’elle. C’était sans doute la seule dont la présence l’apaisait… Etaient-elles devenues amies ?

Morgane avait la sensation que ses bottes pesaient chacune une tonne. Ses joues étaient glacées, elle ne les sentaient plus, et même ses doigts dans leurs étuis de laine semblaient avoir disparu. Le noir l’entourait de tous les côtés. Elle avait l’impression que les vents de la Croqueuse avaient vidé sa tête. Elle ne parvenait même plus à réfléchir, à se réfugier dans l’étreinte rassurante de ses pensées. Ici, tout n’était que froid et glace et chaque pas était plus difficile que celui qui l’avait précédé.

De temps à autre, il lui semblait entendre des murmures dans le vent. Impossible de savoir s’ils n’étaient qu’illusions ou véritables mélodies qui poursuivaient leurs pas. Elle n’arrêtait pas de sursauter, hantée par les cris de Sharkelle, par la vision de l’Aube qui coulait, par l’idée de marcher trois jours durant dans cette nuit interminable.

Les montres égrenaient les secondes. De temps à autre ils s’arrêtaient pour boire, pour grignoter un morceau. En l’espace de quatre heures, Morgane termina deux gourdes. Pour les remplir, elle y tassait de la neige et les rangeait dans les plis de ses vêtements. L’eau qui en résultait était glaciale, mais ça n’avait pas d’importance. Au bout de ces quatre heures, ils mangèrent en marchant. Ils n’avançaient pas très vite et personne n’avait envie de prendre du retard. La machiniste se contenta de quelques épaisses tranches de viande séchée qu’elle mastiqua pendant de longues minutes. Son dessert fut un gâteau sec périmé depuis des lustres.

Ainsi, fouettés de toute part par le mauvais temps, poursuivis par les sifflements du vent et les rires profonds du glacier, ils marchèrent. Sans se soucier ni de la douleur, ni de la peur, ni du froid. Ils marchèrent en ne pensant qu’à une chose.

L’idée vague, si peu certaine, qu’un refuge les attendait au bout du chemin.

Au bout de cinq heures, ils durent faire une pause. Kéops, toussant, crachant ses poumons, ne tenait plus le coup. Nina l’examina, lui fit gober quelques cachets, puis tourna un regard déterminé sur son capitaine.

- Il doit dormir.

- Dans ce cas, il dormira.

On aménagea une place pour le malade dans le traîneau, entre quelques boîtes, où on le recouvrit de couvertures. Morgane, qui était alors chargée de tirer leur lourd bagage avec Eddy, surprit le regard sinistre de celui-ci. Sans doute avait-il lui aussi l’envie de s’allonger là-dedans et de se laisser porter. Mais la jalousie s’éteignit bien vite pour laisser place à la résignation.

Lui pouvait marcher. Kéops non.

Ainsi, ils repartirent.

Ce fut long. La machiniste échangea de place avec Clarisse, rejoignit l’arrière du convoi en claquant des dents. À présent, il n’y avait plus derrière elle qu’une immensité obscure. Si elle lâchait la corde, ce vide infini l’engloutirait d’une bouchée. Cette idée, bien que profondément abstraite, la terrifia.

Cela devait faire sept heures qu’ils avançaient quand Izac leva le bras. Ce devait être un signal, car tout le monde s’arrêta et on commença à installer un campement.

Nina et Mikaël tendirent la bâche pour en faire une tente, Eddy creusa la neige pour y encastrer une caisse en fer, Clarisse brisa quelques planches, Izac ouvrit quelques boîtes de conserve avec l’aide de Kéops et en l’espace de vingt minutes, ils se réchauffaient autour d’un bon feu.

La toile ainsi tendue leur offrait, à côté du canot lui aussi protégé, un abri assez grand pour qu’ils s’y entassent tous. Dans leur brasero improvisé, la pirate rachitique maîtrisait de petites flammes dont la fumée âcre s’échappait par les fêlures de la bâche. Là, dans ces braises brûlantes, Morgane déposa une marmite où on versa quelques boîtes de ragoût. À côté, on trouva de la place pour faire bouillir de l’eau. Quelques minutes plus tard, ils héritaient tous d’une tasse chaude.

- Il nous faut dormir. Déclara Nina, le regard vide, touillant son thé sans conviction.

- Pas plus d’une heure. Trancha le capitaine.

- Izac, si nous ne dormons pas nous n’irons pas très loin ! Insista le médecin de bord avec véhémence, la colère teintant la peau sombre de son visage du rouge de l’agacement.

Le balafré émit un grognement incompréhensible.

- Combien de temps ? Gronda-t-il enfin.

- Au moins quatre heures.

Cette annonce sembla le frustrer à un tel point qu’un éclair de rage fusa dans son regard.

- Vous avez quatre heures. Conclut-il.

Aussitôt, Mikaël et Eddy se réfugièrent dans le canot où ils se blottirent sous leurs couvertures. Nina les rejoignit quelques minutes plus tard. Morgane étendit la sienne près du feu, s’y roula en boule et se pelotonna en une seconde sans penser à rien. Elle était si fatiguée que son esprit n’était qu’une coquille vide.

- Morgane. Chuchota une voix, dans son dos.

Elle se redressa. C’était Clarisse qui s’installait près d’elle.

- Oui ?

- C’était chouette, ce que tu as fait.

- Hein ? Marmonna-t-elle, l’esprit embrumé. Pour quoi ?

- Pour Sharkelle.

- Ha. Merci.

Le compliment de la pirate, au lieu de la réconforter, la plongea dans une torpeur horrifié. Les cris d’agonies de son navire résonnèrent de nouveau à ses oreilles. Elle se recoucha, regrettant de ne pouvoir effacer ces images. Elle eut peur de ne pas réussir à trouver le sommeil.... Pourtant, lorsqu’elle ferma les yeux, elle n’entendait même plus le vent siffler.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Gabie_Griffonne ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0