10 - la gueule

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Quand elle se réveilla, ce fut comme si elle n’avait pas dormi. Rien n’avait changé, rien. Ni les flocons de neige qui tambourinaient sur la bâche, ni les courants d’air qui hululaient autour d’eux, ni le feu qui crépitait dans son âtre, ni les souffles des pirates assoupis.

Elle se redressa sur les coudes, courbaturée. Fort heureusement, les couvertures dont l’Aube était équipé étaient imperméables et renforcée d’une matière chaude et isolante. Cette précaution lui avait évité de se retrouver détrempée après une sieste sur une si épaisse couche de neige... qui ne semblait pas dérangée par leur présence. Autour du foyer, elle avait à peine fondu.

Morgane s’assit et étira ses membres endoloris. Elle dénoua ses doigts gelés avec une grimace. En approchant ses mains du feu, elle trouva le regard impassible d’Izac, occupé à surveiller les braises. Avait-il seulement dormi ? Il était là, assis en tailleur sur une couverture, immobile, les yeux rivés sur ces petites flammes qu’il maintenait en vie. Il avait, comme eux tous, retiré une veste, deux bonnets et une écharpe. Ses cheveux noirs, après un séjour dans un étau de laine, n’en étaient que plus décoiffés. Et sa présence, dans cette situation précaire, en devenait plus écrasante encore.

Quand il leva la tête pour lui rendre son regard, elle ne broncha pas.

- Tu as dormi ? S’enquit-il dans un murmure, à peine audible dans le vent.

- Je crois. Répondit-elle sur le même ton. Combien de temps ?

Il regarda sa montre, afficha une moue dubitative et haussa les épaules.

- Un peu moins de quatre heures. C’est bien. Nous partirons bientôt.

Il n’en ajouta pas plus et elle n’osa pas lui demander si lui, au moins, avait fermé l’oeil. De toute évidence, l’idée de clore ici la conversation lui convenait, car il reporta toute son attention sur le feu et elle eut la très ferme impression de ne plus exister.

Pourtant il restait cette tension, dans l’air. Comme si là, ici, entre eux, il restait un secret à tout prix scellé dans le silence.

S’agissait-il du traceur dont il lui avait parlé ? Ou de l’étreinte échangée juste après… Sans doute un peu des deux, finalement. Et bien qu’elle n’ait eu l’intention de parler ni de l’un, ni de l’autre, Morgane ne pouvait s’empêcher de ressentir le changement qui s’était opéré depuis. Elle avait du mal à supporter cette ambiguïté malsaine.

Heureusement, elle n’eut pas à lutter plus longtemps. Le visage d’Eddy, les yeux plissés et gonflés de sommeil, émergea du canot, rompant l’étrange charme de leur intimité. Le pirate grogna quelque chose, se gratta la tête et bâilla à s’en décrocher la mâchoire.

- Faut que j’aille pisser. Grommela-t-il en s’étirant.

Pour seule réponse, Izac lui désigna du pouce un gros bidon d’essence vide, rouge pétard, portant l’inscription au feutre "boîte à pipi". Morgane se demanda de qui venait l’idée, puis ce qu’il ferait de cette chose une fois qu’elle serait pleine.

Eddy, lui, ne se fit pas prier pour vider sa vessie.

Dix minutes plus tard, tout le monde s’était levé, et la grande majorité l’avait imité. Depuis, on regardait le bidon rouge comme une bombe prête à exploser.

- Qui videra ça ? S’enquit Mikaël en grignotant un biscuit.

- Toi. Trancha Izac avec un maigre rictus, s’apparentant sans doute à un sourire moqueur.

Le borgne parut sur le point de protester, mais se ravisa face au regard que lui lança Nina, farouche sous les mèches bleues éparses de sa tignasse. Il était flagrant que leur relation avait avancé d’un cran. Elle paraissait avoir sur lui toute autorité sans même avoir à ouvrir la bouche...

Ils commencèrent à plier le camp quelques minutes plus tard. Chacun trouva sa place sans difficulté. Ceux qui rangeaient la bâche étaient aidés par ceux qui la débarrassaient de sa neige. Ceux qui triaient les déchets prêtaient main-forte à ceux qui se chargeaient du feu. Quand ils furent près, à quelques minutes de partir, Morgane sentit au plus profond de ses tripes un profond tiraillement. Elle ne voulait pas y retourner.

Elle ne voulait pas retourner marcher pendant des heures dans ces terres glaçantes, se perdre dans le néant à la recherche d’un campement hypothétique, errer sans pouvoir penser à rien, en écoutant le vent qui siffle. Son corps hurlait, la suppliait de s’allonger dans cette tente bienfaisante, rassurante et de ne plus en bouger. Au chaud, bien au chaud. Loin des neiges et du froid glacial.

Pourtant, il fallait bien qu’ils repartent. C’était ça ou mourir.

Alors, pendant qu’on achevait les préparatifs, elle s’éloigna de quelques pas, s’accordant une pause. Quelques secondes, elle avait besoin d’être seule. Sans Izac et sa drôle de présence. Sans Clarisse et sa pesante bienveillance. Sans personne.

En face d’elle, invisible, s’étendait l’Eau des Ombres Gelées. La Grande Blanche, la Croqueuse de Marin, la Fracasseuse de Navires. Mais elle n’était qu’un grand rideau noir de rien. Et, si ce n’était le faible soleil vacillant au-dessus de l’horizon quelques minutes par jour, ou le faisceau d’une lampe torche, il n’existait pas grand-chose capable de l’éclairer. Morgane sentit qu’elle était en train de se noyer dans le néant. Pourtant ici, il lui semblait que ses pensées s’éclaircissaient.

Du faisceau de sa lampe torche, elle balaya les couches de neige qui l’entouraient. Aucune d’entre elles ne lui apporta de réponse. Elle sursauta violemment quand des pas sonnèrent dans son dos.

- Tu devrais revenir. Dit Izac en s’arrêtant à sa hauteur.

Elle garda le silence longuement, incapable de trouver un mot à prononcer. Elle avait l’impression qu’aucune des phrases qu’elle sortirait n’aurait de sens dans leur situation.

- Morgane ? Insista le capitaine. Tout va bien ?

- Hé bien... Commença-elle enfin. J’ai… pas vraiment le moral, faut dire.

À sa grande surprise, il étouffa un rire. Elle se tourna dans sa direction et affronta son regard translucide, étonnamment pétillant.

- Ça t’amuse ? S’agaça-t-elle.

- Pas du tout. Je trouvais simplement ma question stupide.

Elle s’arracha à ses iris hypnotiques et reporta son attention sur le néant qui leur faisait face. Un instant, elle hésita. Tenaillée par cette terreur qui hurlait en elle et déchirait en deux ses tripes affaiblies. Puis, lentement, elle ouvrit la bouche.

- J’ai peur. Avoua-t-elle dans un souffle, si bas qu’elle douta qu’il l’eût entendue.

- C’est normal. Répondit-il pourtant, l’air de dire "moi aussi".

Elle se tourna de nouveau vers lui.

- Non, Izac. J’ai peur du noir.

Il afficha une mine étonnée (à savoir un haussement de sourcil qui déforma son horrible balafre).

- Ha. Répondit-il avec un drôle de sourire forcé. Dommage.

Elle soupira. Inutile d’espérer le moindre degré de compassion de la part de cet homme… Cela dit, il ne bougea pas d’un poil et ne la quitta pas des yeux. Comme s’il l’encourageait à développer son propos.

Elle n’eut pas le temps de savoir si elle se trompait ou non. Ni de savoir si elle avait envie de se confier, de lui parler comme il lui avait parlé. Sa bouche s’était déjà ouverte d’elle-même et elle avait commencé son récit.

- J’ai grandi dans un phare… Une tour dressée sur un python rocheux, rasé et pelé, fouetté par les vents et les eaux. Il devait y avoir trois brins d’herbe, sur cet îlot. Trois brins d’herbe, un quai, et le phare.

Elle se tut, affrontant les iris de glace qui lui faisaient face. Elle crut y voir briller une lueur d’intérêt, alors elle continua.

- Quand ma famille est arrivée, la plus jeune de mes sœurs avait trois ans. Ma mère, qui jusqu’alors travaillait sur la côte, venait de divorcer et s’est arrangée pour quitter l’île Denfèr. Alors elle a débarqué là un dimanche matin avec ses quatre enfants, ses cartes maritimes, ses petites affaires, enceinte jusqu’au menton. Ma grand-mère est venue s’installer avec nous quand elle a accouché. Je suis née sur ce caillou, au milieu de la mer.

Elle marqua une pause, s’humecta les lèvres. Il lui sembla que le vent sifflait plus fort à ses oreilles. Izac, silencieux, la fixait toujours dans les yeux. Impassible. Immobile. Donc elle reprit.

- J’avais douze ans quand ça s’est passé. Tu connais les eaux autant que moi et tu sais à quel point la mer des Fracas peut se montrer violente. Cette tempête était la plus puissante que nous ayons jamais eue. Les vagues étaient si hautes qu’elles frappaient les murs du phare, elles inondaient tous les rochers. Le ciel était si noir que les nuages descendaient jusqu’à terre. Par la fenêtre, on voyait pas plus loin que deux centimètres. Toutes les lampes chauffaient au maximum, le faisceau du phare portait sur des kilomètres pour signaler les récifs. Et il y a eu une panne.

Sa voix mourut dans sa gorge, les souvenirs clapotèrent à la surface de sa mémoire. Elle se revit, soudain, dans cette obscurité qui avait tout avalé d’un coup. Dehors, dedans, tout était tombé dans le néant. Dans la chambre où elle dormait alors, mère-grand avait allumé une bougie en catastrophe. On avait entendu les grosses bottes usées de mère s’élancer dans le couloir et courir dans l’escalier.

"Levez-vous, les filles ! Il faut rallumer la lanterne ! La lanterne, vite !" Avait-elle hurlé en tambourinant sur la porte, sa voix étouffée par les crépitements de la pluie et les rugissements de la mer.

- Continue. Ordonna Izac.

Elle eut du mal à savoir s’il s’agissait d’un intérêt sincère ou d’une curiosité malsaine.

- Alors nous nous sommes toutes levées pour rallumer la lanterne. Le système de secours était mort depuis des années, il fallait tout faire manuellement. Nous avions entre dix-sept et douze ans, et nous n’avons pas hésité une seconde à nous immerger jusqu’aux coudes dans le cambouis pour réparer les conduits de carburants qui alimentaient le système électrique. Mais nous étions trop lentes. Et nous agissions dans le noir. Inutile de te préciser les dangers d’emmener une bougie dans une machine imbibée d’essence.

Elle s’arrêta un instant, peinant à rester ancrée dans la réalité. Les terribles froideurs de la Grande Blanche lui semblaient bien abstraites face à l’intensité de son souvenir.

- Un bateau s’est fracassé sur notre île. Un lourd navire marchand, lancé plein gaz vers Denfèr. Il s’est écrasé sur les rochers, s’est renversé et est venu s’échouer au pied de chez nous. Les vagues ont aussitôt submergé le pont, réduisant de moitié toutes les chances de survie de l’équipage. On a laissé tomber la lampe, le système était foutu. Ma grand-mère a filé à la radio pour signaler le problème, ma mère et mes sœurs sont sorties pour porter secours aux marins. Moi ? Je suis restée dedans, seule, avec une lampe à pétrole, à attendre que les choses se calment.

Elle s’autorisa un instant de silence, rassemblant difficilement ses esprits.

- Mais ça ne s’est pas calmé.

Sa voix n’était plus qu’un mince filet de son dans le vent.

- Ça ne s’est pas calmé, c’est allé de pis en pis. De minute en minute, la pluie tapait plus fort. Les vagues montaient plus haut. J’étais au dernier étage, je voyais les gouttes d’écumes se fracasser sur les carreaux. J’entendais des gens crier, en bas, mais je n’arrivais pas à bouger. Et le tonnerre qui rugissait dehors. Et puis la flamme de ma lampe est devenue de plus en plus petite. Et plus la tempête enflait, plus la lumière baissait. Au bout d’un moment, il faisait complètement noir. Je n’entendais plus personne. Et j’étais seule. Je suis resté comme ça toute la nuit, pétrifiée. Quand le jour s’est levé, on voyait à peine. Il y avait tellement de nuages que la lumière du soleil n’arrivait pas jusqu’à nous. Alors je n’ai pas bougé. Je n’ai pas bougé jusqu’à y voir assez pour ça, et là j’ai lancé un appel de détresse.

Elle renifla, songeuse, les yeux rivés sur l’obscurité qui lui faisait face.

- Tu vois, Izac, cette nuit-là j’ai perdu ma mère et trois de mes sœurs. La quatrième a mis fin à ses jours un mois plus tard. Ma grand-mère n’a pas tenu le choc. Avant de mourir, elle m’a rappelé une comptine qui parlait de cet endroit, et elle m’a dit que la tempête était maudite. Qu’elle venait d’ici. Et qu’elle avait tué tous ceux qui l’avaient vue. Alors j’ai peur du noir, et j’ai peur de la Grande Blanche. C’est dommage, t’as raison.

Le capitaine du Corbeau la regarda le temps d’un silence, quelques pensées cryptées fusant dans ses iris illisibles. Après quoi il hocha la tête et ouvrit la bouche.

- C’est dommage, mais tu t’en sortira. Commenta-t-il en jetant un œil à sa montre. Tu es trop forte pour ça. Prends ton temps, mais dépêche-toi. On part dans cinq minutes.

Sur cet ordre à demi adouci et pour le moins paradoxal, il lui accorda une de ses rares marques de sympathie (une tape sur l’épaule aussi rapide et légère qu’un embrun salé) et s’éloigna sans rien ajouter. Sonnée par l’émotion qu’elle venait de vomir, secouée par ses sinistres réminiscences, Morgane entendit à peine les rires moqueurs et le commentaire joueur qui accueillirent l’arrivée du capitaine auprès de son équipage.

Les yeux embués, elle peinait à croire qu’elle venait de livrer dans son entièreté cette histoire si peu racontée à Izac Médian, brillant marin, dangereux assassin, fin stratège et pirate hors pair… Et qu’il l’avait écoutée sans broncher. Elle s’efforça de penser qu’au vu de son caractère, s’il n’en avait eu cure, il l’aurait interrompue dès le départ d’une remarque bien sentie.

Retrouver ses esprits lui fut pénible, apaiser son souffle plus encore. La machiniste décida qu’il était temps pour elle de se remettre en route. Étonnamment, se confier l’avait soulagée d’un poids qu’elle n’était pas mécontente d’avoir perdu.

Elle balaya la neige qui lui faisait face de sa lampe, savourant son étrange blancheur à la lisseur parfaite. Elle arrangea sa capuche sur sa tête, replaça l’un de ses bonnets, et perdit le deuxième.

Elle poussa un juron quand la pièce de laine s’égara dans le vent. Il ne fallait surtout pas qu’elle le perde, elle n’en avait pas d’autres. Le couvre-chef s’étala sur le sol deux pas plus avant.

- Morgane ! Cria la voix de Nina dans son dos. On va y aller, poulette !

- J’arrive !

Elle s’avança, se pencha, et recoiffa le bonnet sur sa tête. Voilà qui était mieux.

Puis le sol s’amollit sous ses pieds, et le vide l’avala.

__

Elle eut à peine le temps de comprendre ce qui arrivait. La plaque de neige, sous son poids avait cédé. Et, sous son dur manteau blanc se cachait la gueule obscure d’une crevasse. Morgane lâcha un cri. Sa lampe lui échappa. Elle tomba, tomba, hurlant à en perdre l’esprit. Puis son épaule gauche heurta une surface dure comme la pierre, froide comme le fer. Quelque chose craqua, un hoquet lui échappa, et elle se sentit glisser le long d’une pente interminable.

Enfin, elle atteignit une surface plane dans un nouveau choc assourdissant, roula, dérapa, et buta contre une paroi dans un ultime bruit sourd.

Là, elle cessa de bouger.

Les yeux clos, elle n’eut conscience, pendant un interminable instant, que de sa respiration qui résonnait dans le silence, puis des battements de son cœur qui pulsaient dans ses chairs, et d’une douleur sourde qui s’étendait dans son épaule.

Puis elle prit une inspiration plus forte que les autres. Rauque. Ce son incongru lui fit ouvrir les yeux. Elle se rendit compte qu’elle était à l’horizontale, affalée contre un mur froid. Elle prit conscience de quelque chose de chaud qui coulait sur sa tempe, d’une sensation engourdie dans l’épaule, et d’une mince lueur bleutée.

Alors elle se redressa sur les coudes. Son épaule gauche protesta avec violence, et elle retomba allongée avec une grimace de douleur.

- Ouh… C’était ça, le bruit…

Sa voix rendit un drôle d’écho, et elle se redressa de nouveau. Avec plus de douceur, cette fois. Inutile de brusquer sa blessure…

Autour d’elle, tout était lisse. Pur. Tout renvoyait son reflet. Tournant sur elle-même, incertaine sur ses jambes, elle mit un instant à comprendre où elle était.

Elle se situait à la limite d’un maigre halo de lumière. Au-delà, il n’y avait qu’un noir d’encre parsemé de reflets bleutés. Une caverne. Une caverne de glace.

La Grande Blanche l’avait avalée.

Sonnée, elle se rendit compte qu’elle ne voyait même pas où était l’ouverture qui l’avait gobée. Elle était là, seule, dans les boyaux du monde. Il n’y avait plus de vent, plus de neige. Il ne restait qu’un silence assourdissant.

Claquant des dents sous l’angoisse, elle décida que la première étape était de retrouver sa lampe torche. Il y avait de la lumière, l’objet ne pouvait être bien loin.

Elle était tombée dans une petite crevasse, par chance peu profonde, et en avait heurté le fond. Ce fond, apparemment pentu, l’avait laissée rouler jusqu’à cette caverne. Force d’inertie, elle avait continué son chemin jusqu’à se prendre le mur. Son luminaire, lui, l’avait précédée dans sa dégringolade et gisait un peu plus bas, coincé entre deux excroissances. Elle se glissa avec précaution jusqu’à lui et le ramassa, frissonnant de réconfort. Enfin, elle retrouvait le contrôle de la lumière. Mais pour combien de temps ?

Ses piles étaient usées, elles n’en avaient pas pour plus d’une heure. Inutile d’espérer, en plus, remonter la paroi de la crevasse sans équipement, avec une épaule en vrac, et le choc qu’elle venait de recevoir. Elle n’avait plus qu’à attendre, à présent, seule avec le silence, que les autres descendent la chercher.

Puis son souffle se coupa. Son cœur se suspendit. Et un sourire mordu d’ironie s’étala sur sa face, derrière les deux couches de ses écharpes.

Descendre la chercher, hein ? Elle émit un rire défaitiste. Quelle idée saugrenue. Pourquoi Izac Médian s’embêterait-il à descendre la chercher ?

S’il la laissait là, seule dans son trou, pour continuer sa route ? Après tout, ils n’avaient plus besoin d’elle… Plus de bateau à surveiller, n’importe quel marin était capable de se servir d’une radio, et que faire d’une machiniste en plein milieu de la Grande Blanche ? Elle n’avait emporté dans sa chute aucun équipement sinon ses vêtements et sa lampe torche, et elle n’avait plus aucune valeur utilitaire. En bref, elle était un poids mort subitement disparu dans le plus complet des silences. Peut-être même que personne n’avait encore remarqué son absence.

Oui, elle le voyait avec clarté, à présent. Son avenir, son destin. Finir ici, pourrir ici, mourir ici. Dans le noir, le froid et le silence. Le capitaine du Corbeau lui avait peut-être accordé sa confiance, elle ne se trompait pas sur son affection. Elle n’était rien ni personne, et en plus, à présent, elle était morte. Qui irait chercher un cadavre d’une inconnue au fond d’un trou ?

C’était fini. Terminé. Cuit. Râpé. Elle les avait tous sauvés, et elle ne pourrait même pas profiter de cette providence. Saleté de destin, pourri soit le hasard.

Une haine bestiale se diffusa, vicieuse, dans ses boyaux, alimenta sa rage. Sa rage nourrit sa frustration. Et une étincelle s’alluma.

Celle-là, la toute simple. La pathétique. Cette lueur dans l’esprit humain, cette idée ancrée dans le cerveau dont on ne peut se défaire, qui ne conçoit pas l’idée même de mourir et qui pousse à vivre aux portes de la mort.

La plus déterminée. La plus dangereuse.

Morgane refusait de finir ici. Tant pis pour tout, il fallait qu’elle tente le coup. Quelque part dans les entrailles glacées de la Gobeuse d’Égarés, il devait bien avoir une sortie qu’elle était capable d’emprunter. Alors elle retrouverait la surface. Elle retrouverait l’air. Elle reconnaîtrait le vent, elle les connaissait tous. Elle savait dans quelles directions ils soufflaient. L’Azimut plein Sud, le Franc-Parleur plein nord, le Rase-Montagne plein Ouest et le Porte-Navire plein Est. Nort-est pendant trois jours, hein ? Elle les ferait, les trois jours. Elle les vaincrait. Elle survivrait sans manger. Elle boufferait de la neige s’il le fallait, et tant pis si elle était glacée ! Parce qu’il était strictement hors de question de crever.

Et qui sait, si elle était assez rapide, peut-être qu’elle les devancerait ?

__

Un ange passa.

Puis, les gestes lourds, presque endeuillés, Mikaël acheva d’enrouler autour de son bras la corde qu’il était chargé de ranger. Eddy se pencha pour fermer son sac à dos. Nina arrangea les plis de son écharpe. Chaque geste qu’ils faisaient semblait au ralenti. Comme figé, interrompus le temps d’une disparition.

Là-bas, plus de lumière, plus de silhouette. Le vide, le néant, le rien. Elle s’était effacée. En l’espace d’un soupir, il n’en restait qu’un souvenir.

La fille était morte. Et si pas morte, mourante. Et si pas mourante, condamnée. Izac, avec une crispation de la mâchoire témoignant de sa frustration et d’une certaine détresse, la raya mentalement de sa liste. Morgane. Morte. Comme ceux qu’il avait tués. Comme ceux qu’il avait laissé mourir.

Il émit un léger soupir et souleva la caisse dont il était chargé. Il fallait la ranger, gagner de la place, gagner du temps.

Ses mains tremblaient.

- Qu’est-ce que vous faites ? Geignit Clarisse, figée, droite comme un piquet, au milieu du campement qui déjà n’existait plus.

Personne ne lui répondit. Pas le courage ? Pas l’envie ? Quelle importance. Izac serra les sangles d’un rapide coup sec. Nord-Est pendant trois jours, il fallait repartir.

- Allez, on y va ! Lança-t-il.

Et sa voix rauque éventra le linceul du silence. Incertaine sur ses jambes maigres, Clarisse tituba de quelques pas dans sa direction.

- Izac… Supplia-t-elle.

Dans ses grands yeux noirs, il lut une angoisse insondable, une culpabilité sans limites et une pitié inacceptable. Il grogna quelque chose que lui-même ne comprit pas, et cela fit office de réponse.

Elle avait disparu, et puis quoi ? Tout ce qui comptait était avancer. Nord-Est pendant trois jours, ils avaient déjà trop traîné. Maintenant, la Grande-Blanche l’avait avalée et lui, il n’irait pas la chercher.

Il ne pouvait pas la sauver. Il ne pouvait sauver personne.

Ho, bien sûr qu’il était troublé. Peut-être même un peu sonné. Depuis la Rocheuse, il se trouvait bien plus émotif. Et bien plus instable. Et bien plus distrait… Un peu tordu aussi. Quoi que cela, il l’avait toujours été. Ou bien était-ce récent ? Mince, à quoi pensait-il, déjà ?

Morgane.

Tout s’enchaînait à une vitesse étouffante, ces derniers temps. Elle lui s’ouvrait à lui, lui racontait cette sinistre histoire pour le moins fascinante, pour le moins macabre. Et touchante, il fallait bien l’admettre. Lui prenait le temps d’écouter.

Et puis l’instant d’après, avalée. Gobée. Dévorée. Morte.

Une nouvelle fois, il soupira. Pas d’importance. Pas d’importance, ça ne devait pas avoir d’importance. Pas d’importance. Pas un membre d’équipage. Pas un membre d’équipage, bon sang !

La détresse qui hurlait au fond de son être ne devait sortir sous aucun prétexte.

Les gens naissent, vivent et disparaissent. C’est ainsi, ça ne change pas. Ici encore moins.

- Izac…

Clarisse l’avait de nouveau appelé, il se contenta de lui jeter un regard en biais. Elle ne pouvait pas le lâcher, un peu !

Il ne put s’empêcher de chercher du regard l’endroit où elle avait disparu. Il ne restait d’elle qu’une immense tache d’obscurité. Dire qu’elle avait peur du noir… Oui, c’était dommage. Un caractère bien trempé, un sang-froid admirable, un courage hors du commun.

Et elle était bienveillante, forte et juste. Lui-même lui crachait à la gueule, à la justice. Tous les jours maudits de la sainte création, il était hors-la-loi par le seul fait d’être libre.

Libre dans ce trou, quelle chance ! Saleté de Murphy… tout macchabée qu’il puisse être.

Une étrange nausée le saisit. Ses yeux lui piquaient.

- Izac !

Cette fois, Clarisse avait crié. D’un bref coup d’oeil en arrière, il se rendit compte qu’elle n’avait pas bougé. Elle était plantée là, battue par le vent, les pieds fichés dans la neige. Presque floue derrière le rideau s’épaississant des flocons.

Quelle tannée…

- Clarisse ! Rugit-il en réponse. Avance, par les noyés, ou c’est moi qui viens te chercher !

- Izac, comment tu peux faire une chose pareille ? S’insurgea-t-elle.

- Très facilement, je t’assure. Mentit-il. Viens.

D’un pas décidé, elle le rejoignit. Mais lorsqu’elle se planta face à lui, il sut qu’elle n’avait pas changé d’avis. Les autres, mal à l’aise, échangeaient des regards en biais.

- Izac ! Glapit la pirate, un semblant de panique animant ses yeux torves. On ne peut pas la laisser. On n’a pas le droit !

- Elle est morte.

Cette phrase qu’il venait de lâcher lui fit l’effet d’une fêlure. Il se prit soudain à espérer, quelque part, se tromper. Et si elle était en vie ? Et si la chute l’avait épargnée ? Et si elle gisait au fond d’un trou en attendant son aide ?

Il ricana. Qui, en ce monde, avait un jour été assez naïf pour attendre son aide…

- Tu n’en sais rien. Argua Clarisse. Si elle était l’une des nôtres, nous serions descendus.

- Et ce n’est pas le cas. La question est réglée.

Non, pas des leurs. Lui non plus, en fait. Plus capitaine, plus pirate, plus rien du tout. Le Corbeau n’était plus qu’une carcasse dépecée, comme l’Aube. Comme Murphy. Et merde… De nouveau, il la rage enfla. Il coupa les ponts, coupa les flots. Redevint aussi froid qu’une pierre en ces terres maudites. C’était ça ou perdre le contrôle, et il faisait son choix.

Morgane. Pas important. Ça ne devait pas être important.

Oui, mais elle lui avait parlé de ses peurs.

Et alors ?

Oui, mais il lui avait parlé de ses peurs.

Cette fois sa mâchoire se crispa. Le dilemme qui se jouait dans son esprit cruel le mettait à fleur de peau. Quand un flocon s’accrocha dans ses cils, il eut envie d’égorger quelque chose.

Quelle importance, bon sang, quelle importance ! Il avait eu froid, un instant. Et elle avait été là. Il lui avait parlé, elle l’avait écouté. Ils s’étaient embrassés, et elle… elle... Silence !

Silence !

- Silence ! Rugit-il quand Clarisse ouvrit de nouveau la bouche. Il est trop tard, de toute manière.

Il y eut un long instant durant lequel tout demeura intensément figé. Le vent lui-même sembla s’être arrêté. Puis, avec une brusquerie sans pareille et une rage bestiale, l’émaciée saisit son capitaine par le col et approcha son visage près dans une secousse.

- Réveilles-toi ! Hurla-t-elle. Réveilles-toi Izac, bordel !

Il passa, dans les yeux translucides d’Izac Médian, une brutale étincelle irraisonnée. L’instant d’après, Clarisse tombait à genoux, un bras tordu dans le dos, une lame sous la gorge.

- Tu as deux secondes pour justifier ton acte. Lâcha-t-il d’une voix sans émotion.

Les hurlements qui déchiraient ses entrailles réclamaient du sang. La colère troublait sa vue. Rien n’était plus jouissif que les halètements paniqués de sa victime, et ses veines qui pulsaient sous le tranchant de son couteau.

- Elle t’a sauvé la vie. Geignit la pirate, les yeux embués soudain. Elle nous a tous sauvé la vie ! On lui en doit une, et toi, tu lui en dois deux !

Hors de lui, le capitaine raffermit sa prise. Deux, il lui en devait deux… Comment osait-elle ! Comment osait-elle ! Un coup de poignet et il lui trancherait la gorge. Et alors, il ne resterait de Clarisse qu’un squelette à l’agonie et...

Puis il se souvint de cette chambre silencieuse où ils avaient parlé. Où il avait fait l’erreur, la terrible, la mauvaise, la putain d’erreur de lui parler.

Et où elle l’avait écouté en silence, sans l’ombre d’un jugement, recevant ses paroles comme l’aurait fait une amie.

Finalement, peut-être qu’il lui en devait trois ?

- Izac… Intervint la voix tremblante de Nina. Izac, lâche ce couteau… S’il te plaît, lâche ce couteau…

Il se rendit compte qu’il s’agissait d’une supplique. Puis il prit conscience que sa main tremblait. Il tremblait tout entier. La colère disparut, et il ne resta que le vide.

Vide.

Vide.

Vide.

Une carcasse vide dans laquelle sifflait un vent creux.

Comme le Corbeau. Comme l’Aube. Comme Murphy.

Est-ce qu’il avait envie de pleurer ?

Avec lenteur, il relâcha sa prise, rangea son arme, puis remit Clarisse sur pied avec délicatesse La culpabilité lui fit froncer les sourcils. Il avait encore déraillé… Les choses allaient de mal en pis… Elle était si fragile, depuis la Rocheuse… Un rien pouvait lui briser les os. Il lissa les épaules de sa veste, trop grande pour elle, et vit qu’elle pleurait en silence. Elle avait une haine profonde au fond des yeux. Quelle importance. Il avait envie de s’effondrer, lui aussi.

Il n’en fit rien.

Le regard inflexible, il étendit un bras, l’enroula autour de la pirate, et l’attira contre lui. Elle le laissa faire, tremblante de nerfs, sanglotant.

- Je suis désolé. Souffla-t-il de sa voix cassée. Tu avais raison. Nous allons descendre. Nous allons la chercher.

Sur sa liste des morts, le nom de Morgane s’en était allé.

Pour l’instant... Encore pour longtemps ?

__

Il y avait, dans ce pesant silence, une profonde sérénité. Et dans cette sérénité, quelque chose de sépulcral. Peut-être était-ce l’écho de ses pas, la seule chose qu’elle entendait. Peut-être était-ce sa direction, dont elle ne savait rien. Peut-être était-ce le temps, qu’elle ne ressentait plus.

Elle était bien là depuis quinze… non, vingt minutes. Non plus ! À moins que… Morgane soupira. Les murs, autour d’elle, lui renvoyaient des reflets déformés. Elle les voyait, pâle copie, danser autour d’elle sur ces surfaces mouillées. Elle-même en mille exemplaires, seule dans un halo, seule dans un profond néant. Elle avait l’impression que, derrière comme devant, il y avait la même chose. Les mêmes décors. Les mêmes silences. La même solitude.

En partant, elle s’était sentie si vivante ! Ressuscitée par la douleur, par l’angoisse, par la révolte de l’injustice. Mais à présent, elle n’était plus que ce qu’elle n’avait pas cessé d’être. Une naufragée esseulée condamnée à l’errance.

Ses semelles cloutées, faites pour avancer dans le froid et la glace, crissaient sur la surface lisse du sol. Elle les écoutait avec attention, comme si elles contenaient toutes les réponses. Et puis elle fixait, aussi, comme l’ultime guide de ses pas, le faisceau de sa lampe torche.

Quand il s’éteindrait, le noir l’avalerait. Là, elle serait incapable de savoir où elle mettrait les pieds. Elle se figerait. Elle attendrait, elle perdrait la notion du temps, puis celle des distances. Puis tout le reste.

Et ce serait terminé.

Cette pensée sinistre l’envoya au plus bas de son humeur. Un désespoir glacé s’empara de ses tripes. Personne ne viendrait la chercher, et elle, elle n’irait nulle part. Sortir et se repérer grâce au vent, quelle idiote elle faisait ! Avec une épaule blessée, c’était un escalier qu’il lui faudrait pour s’échapper des tripes du glacier. Et elle n’avait croisé que des trous étroits, des pentes escarpées, des crevasses avides. Et puis survivre, dehors, pendant trois jours ! Sans lumière, sans rien ! Elle émit un reniflement dédaigneux. Maudit soit Izac, maudits soient les pirates. Qu’il aille aux Enfers, lui, son traceur, ses secrets et ses crimes. Cet homme méritait la prison, la Rocheuse et la mort.

Elle se rendit compte, soudain, que le haïr lui faisait du bien. Peut-être cela l’aidait-elle à oublier qu’elle était seule ?

Sa lampe s’éteignit dans un claquement sec.

- Non !

Le cri lui avait échappé de lui-même, un sursaut l’avait accompagné. Elle ouvrit la bouche, la referma, se mit à trembler comme une feuille. Non ! Non ! Pas déjà, pas comme ça ! Elle ne voulait pas mourir… Elle ne voulait pas mourir !

Sa respiration se fit saccadée, rauque, paniquée. Son cœur suivit le rythme. Sa température corporelle haussa d’un cran. Non ! Pas ici… Pas ici…

Elle se laissa glisser jusqu’au sol. S’y assit avec mollesse. Où était-elle, cette étincelle ? Celle qui, plus tôt, pétillait dans son cerveau et la poussait à avancer ? Il en restait si peu, dans le fouillis de son esprit… Si peu… Pas assez.

Elle s’allongea. Que pouvait-elle faire d’autre, de toute manière ? Puisqu’il était temps, autant attendre dans une position confortable.

Les yeux grands ouverts, elle fixa l’obscurité. L’obscurité lui rendit son regard.

Elle n’avait même pas envie de pleurer, tien.

Puis elle vit un reflet.

Un joli reflet, juste au-dessus d’elle. Sans doute une stalactite de glace... Si elle se décrochait et tombait, elle la transpercerait en pleine poitrine. C’était peut-être la meilleure façon d’en finir...

Morgane se redressa dans un brusque élan d’espoir. Un reflet ! Par les morts, un reflet ! Pas de reflet sans lumière, non des Dieux, alors d’où… Elle se figea. Son souffle se coupa. En se retournant, elle l’avait vue.

La lanterne.

Là, juste là. Derrière elle, posée à même le sol. D’une belle couleur cuivrée, usée par les années. Avec une poignée renforcée par quelques lamelles de cuir, et une flamme vacillante qui renvoyait un étrange éclat verdâtre.

Intemporelle. Peut-être irréelle ?

Hésitante, la machiniste s’approcha à quatre pattes de l’incongru luminaire. Rentrer dans son étrange halo lui fit l’effet d’approcher un bon feu de bois. Tremblante, elle tendit ses doigts gantés dans sa direction. En effleurant sa poignée, elle crut bien la faire disparaître. S’envoler comme un mirage. Mais elle était bien là. Palpable. Présente. Et elle s’en saisit pour la soulever à hauteur de regard.

La flamme resta indifférente aux courants d’air qu’elle occasionna. Ce constat, quelque part, l’effraya. Puis elle se rendit compte que ce n’était pas si important.

Ou moins, à présent, elle voyait. Et voir la sauverait.

Revigorée, elle se redressa sur ses pieds. Face à elle s’ouvrait la gueule béante d’une fente tordue dans le mur. La lanterne avait été déposée devant. Et on entendait, on fond de ce sinistre trou, un long sifflement.

Celui d’un vent lointain.

Ou du murmure d’une chanson.

Alors, sans hésiter, Morgane s’engouffra dans cette bouche humide tout entière.

__

Les flocons leur fouettaient le visage avec la violence d’un coup de massue. Le vent, de secondes en secondes, s’enhardissait dans les plaines pelées de la Grande Blanche. Chaque bourrasque, plus puissante que la précédente, les faisait chanceler dangereusement dans la poudreuse.

Courbés sous la besogne, ils donnaient des coups dans le sol meuble avec leurs lames, quelques éclats de bois et barres de fer. Ils cherchaient, en vain depuis plus d’un quart d’heure, la faille qui avait avalé la machiniste. La Croqueuse, comme pour effacer les traces de son crime, avait jeté sur ses terres une nouvelle couche de neige, ensevelissant l’orifice. Et eux, en s’éloignant de leur point de campement, en avaient perdu la trace.

Izac enfonça son sabre dans un sol impassible. Pas ici, encore une fois… Il avait depuis quelques jours déjà remisé son arme au fond de leurs affaires. Il n’avait jamais pensé avoir à le ressortir pour s’en servir ainsi.

Sa plus grande peur était de voir l’un des siens disparaître soudain, comme Morgane, avalé par un gouffre invisible. De temps à autre, il remarquait les regards sinistres que lui coulait Clarisse. Qu’elle le haïsse, qu’elle le maudisse… Ça ne changerait rien.

Mikaël, lui, grommelait dans sa barbe quelques plaintes et chichis. Depuis la Rocheuse, il avait pris la sale habitude de parler ainsi, tout seul, avec lui-même. Comme l’émaciée, il s’était vite retrouvé avec un cadavre en guise de compagnon de cellule. Étant donné qu’il s’agissait de son frère, il n’avait pas trouvé le courage de cohabiter avec la dépouille et avait demandé un enterrement digne de ce nom.

Izac, lorsqu’il avait entendu son récit, n’avait eu que peu de doutes sur ce qu’on lui avait promis. Et il avait su sans mal qu’il s’était agi d’un mensonge. Car il se souvenait avoir trouvé, un jour, une bague argentée dans son repas, et y avoir reconnu le sceau de son équipage.

Il avait pleuré, ce jour-là.

La Rocheuse était une torture en tout et pour tout. Il fallait admettre qu’elle était dotée d’une imagination florissante.

S’il lui en avait parlé ? Non, jamais de la vie. Lui-même n’osait pas y penser. Quant à savoir s’il avait refusé le repas, la réponse était bien simple : faire la fine bouche n’avait pas été une option.

Pris d’une soudaine envie de vomir, le capitaine du Corbeau cessa un instant de remuer la neige. Incertain sur ses jambes, il chercha un repère dans les sifflements du vent. Les doigts tremblants, le légendaire Izac Médian s’appuya un instant sur la poigne de son arme, cherchant un quelconque apaisement dans les silhouettes de son équipage.

Il était hors de question de flancher.

Alors, encore une fois, il s’enferma. Couper les ponts, couper les flots, placer les digues. Tout fermer, tout contenir. Il chassa les images, les souvenirs, les cauchemars avec l’aisance de l’habitude. Puis il se redressa et planta sa lame dans le sol avec un chuintement humide.

Soudain, à sa droite, il y eut un cri de surprise. Du coin de l’oeil, il vit Nina faire un bond en arrière et Mikaël sursauter d’inquiétude. Une lourde plaque de neige s’était enfoncée dans la gueule béante d’un profond trou. Aussitôt, tout le monde cessa les recherches et convergea vers le médecin de bord.

- Gare ! Avertis le borgne. Vous faites pas avoir…

En effet, les bords de l’orifice s’effritaient poignée par poignée. En balayant les environs de sa lampe torche, Eddy découvrit un peu plus loin une faille à peu près similaire, aux contours déchiquetés.

- Nous y sommes. Commenta-t-il, sinistre.

Les pirates se mirent à l’ouvrage. La première étape : dégager les bordures du gouffre. Ensuite, il faudrait trouver un endroit où planter, puis enfoncer dans la glace un pique métallique. Après quoi on y harnacherait quelqu’un pour le descendre.

Ils en avaient pour au moins vingt minutes. Izac, sentant le vent le pousser de plus en plus fort, songea que s’il avait réagi tout de suite, Morgane aurait sans doute déjà été remontée.

Morgane ou le cadavre de Morgane, ça il ne pouvait pas le savoir.

Frustré, agacé, voire énervé, il pinça les lèvres et se mit au travail. Si seulement elle avait regardé où elle marchait, aussi…

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