11- Le prince des ombres

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Comment ne pas perdre la tête

Bercée par le chant langoureux

Dans cette danse où être à deux

Ne signifie pas être amoureux

Comment ne pas perdre la tête

les doigts embrassés par la glace

Quand dans la mélasse, on se noie pour une valse

Qui à jamais ferme nos yeux

Ho, viens danser

Sous l’éclat de ce miroir glacé

Ho, viens danser

Prends ma main et laisses toi emporter...

Comptine des Croqués

Partie première

__

Morgane avait le sentiment de respirer de la glace. Car plus elle avançait, plus elle avait froid. Plus elle était seule. Plus il faisait noir.

Elle tendait la lanterne à bout de bras, courbée sous le plafond trop bas, progressant depuis si longtemps déjà dans ce couloir étroit. La flamme, immobile dans sa prison de verre, la guidait de sa lumière. Où allait-elle ? Aucune importance. Elle avait oublié l’idée seule de sortir des tripes du glacier.

Silver viendrait peut-être la chercher. Mais jamais il ne pourrait la trouver.

Enfin, le plafond remonta. La faille qu’elle parcourait s’élargit. Elle put se tenir droite, soulager son dos, retrouver l’équilibre. Elle franchit le seuil de cette étrange venelle et déboucha dans un immense espace.

La plus grande cavité qu’il lui ait été donné de voir en ces lieux maudits. Ses hauteurs voûtées disparaissaient dans le néant, son sol glissant s’effaçait dans les profondeurs. Elle n’en voyait que le promontoire sur lequel elle se trouvait. Le reste était plongé dans le noir.

Le reste, sauf un point.

Si ce qu’elle avait exploré jusqu’à présent était des veines, elle venait de trouver le cœur.

Suspendu dans le noir gisait un navire. Le plus splendide des trois-mâts qui soit. Un sublime bâtiment, un bois fort et solide, une proue décorée d’une guerrière à quatre bras.

Nagakta, déesse païenne des tempêtes. Deux de ses mains soutenaient le bateau, la troisième brandissait une lanterne vers l’horizon, et la quatrième avait été tranchée.

Vacillant sur ses jambes, Morgane était incapable de bouger. Elle ne pouvait que contempler ce bâtiment, prisonnier dans le halo de lumière que jetaient ses lampes sur la glace. Il devait se trouver quelque cent mètres plus avant. La glace le maintenait captif, grignotant sa coque avec avidité. Il semblait un peu de guingois, et l’un de ses mâts, coupé net, gisait en contrebas, traînant derrière lui tout un fouillis de voiles et de cordages.

Il était posé là, comme un rêve, dans son écrin de lueurs vacillantes. Papillonnant des yeux, la machiniste tituba de quelques pas en avant. Elle jeta un coup d’oeil timide à sa propre lanterne. Venait-elle de cet endroit ? Devait-elle l’y apporter ?

Elle ne pensa même pas à se méfier. Peut-être qu’ici l’attendaient les Croqués qui devaient la maudire. Quelle importance, hein ? De toute manière, c’était inévitable.

À force de penser, elle finit par arriver au pied du navire. D’ici, il n’en était que plus splendide. Les gueules noires de ses cinquante canons, alignés sur deux rangées, dégoulinaient de stalactites semblables à des diamants. Sur sa ligne de flottaison s’accrochaient encore des vestiges de coquillages, moules et autres bigorneaux, prisonniers du gel comme tout le reste. Morgane passa une main sur le premier barreau de l’échelle. L’égarée, sans hésiter cette fois, déposa sa lanterne sur le sol et commença son ascension.

Elle était comme attirée par un aimant, par un chant muet qui résonnait dans le silence. Elle avait trouvé sa place dans ces terres mortes.

Elle se hissa sur le pont, se mit sur pied en titubant et retint son souffle dans un sursaut. À sa droite, tout près d’elle, deux hommes appuyés au bastingage la fixaient intensément. Il y avait quelque chose de tendu dans leur posture décontractée. Une panique assourdie dans la profondeur de leurs yeux. Quelque chose de sinistre dans leurs miteux habits de marins, dans leurs chemises tombant en morceau, dans leurs pantalons rapiécés, dans les ongles sales et racornis de leurs pieds nus.

Morgane n’eut pas le temps d’inspecter davantage leurs regards. Ils se détournèrent, l’oublièrent, et portèrent à leurs lèvres des chopes de bois. Hypnotisée, elle les regarda boire, déglutir, puis reposer leur godet. L’instant d’après, ils recommençaient. Lever le bras, incliner le poignet, aspirer, avaler, reposer.

Elle remarqua que leurs verres étaient vides. Troublée, elle s’en éloigna avec méfiance, trébucha dans un rouleau de cordage. La fatigue la rendait gauche.

Elle était au pied du mat central, maintenant. Celui qui avait perdu la tête. Un jeune garçon, blond, à quatre pattes sur le plancher, le frottait avec énergie d’un vieux chiffon gris. Puis il plongeait le tissu dans un sceau, l’essorait avec soin et continuait sa besogne. Il le faisait si bien que, sur cette zone qu’il astiquait, le gel était absent. En revanche, lui avait les genoux pris dans la glace.

Morgane organisait tant bien que mal le fouillis de ses pensées. Elle évoluait dans un rêve. Un rêve aussi sombre que les dessous de ce monde.

Lentement, elle tourna sur elle-même, tremblante. Des marins. Ce navire était rempli de marins. Combien en fallait-il, sur un bâtiment pareil ? Cinquante ? Plus ? Moins ? Et ils étaient tous là. Tous ou presque. Cette femme, là-bas, assise sur un tonneau, qui chargeait son arme. Inlassablement. Mettre la poudre dans le canon, vérifier le silex, mettre la balle, tasser le tout, armer. Désarmer, retirer la balle, retirer la poudre, nettoyer le canon. Mettre la poudre, vérifier le silex, mettre la balle, tasser le tout…

Ces deux autres qui tiraient sur les cordages, faisaient tinter les poulies pour déployer ce qu’il restait de la voile. Encore et encore alors que depuis longtemps le système ne fonctionnait plus. Ou cet homme avec un œil de verre, une main sur le gouvernail, figé, les yeux rivés vers l’horizon. Ou ce vieillard qui fumait la pipe, seul dans son coin, le regard vide, vide dans l’âme, sans fumée, sans fond.

La machiniste se mit en mouvement. Elle récupéra une bougie abandonnée sur un tonneau, leva la flamme bien haut au dessus de sa tête et s’avança sur le pont. À son passage, les marins s’interrompaient un instant. Levaient les yeux. L’observaient. Puis l’oubliaient aussitôt pour retourner à leur interminable besogne.

L’égarée trouva un homme d’à peu près son âge avec de superbes favoris roux. Il faisait rouler des tonneaux, courbé, alourdi par sa dure tâche, et les descendait à la cale. Sans trop savoir pourquoi, elle lui emboîta le pas et dévala l’escalier enfumé à sa suite. Une odeur aigre de renfermé lui sauta aux narines. Elle plissa les yeux pour percer l’obscurité, et déboucha dans une vaste pièce basse de plafond.

Là, entre les filets rangés, les caisses, les coffres et les canons s’agitaient d’autres marins, chacun cantonné dans son rôle, prisonniers de cette boucle intemporelle. Une femme ronflant dans un hamac crasseux, les yeux grands ouverts, les bras ballants. Une autre qui astiquait sans relâche tout un râtelier de rapières et de sabres. Encore une qui jouait aux dés, lançant sans cesse de la même façon, obtenant sans cesse la même somme.

Morgane fit un nouvel écart pour laisser passer le rouquin aux favoris. Il remontait prendre un autre tonneau, le dos courbé, comme épuisé, le regard vide et flou. L’égarée contourna les tonneaux alignés à la perfection et continua sa marche. Elle passa un doigt sur un canon, couvert de gel, sans comprendre. Quel était cet endroit, et qui étaient ces gens qui l’arpentaient, vides, en répétant encore et encore le même geste ? Elle ne savait pas qui ils avaient étés, mais aujourd’hui il n’en restait que des ombres. Elle se figea à côté d’un cuisinier qui éminçait le vide de son large couteau.

Des Croqués, bien sûr. Quoi d’autre ?

La lanterne. Celle qu’elle avait trouvée, et celle qu’elle avait vue dehors, avec Cassandre. Venaient-elles de ce bateau ? Morgane chercha son souffle, tourna sur elle-même pour jeter un nouveau regard à la cale. Tous ces gens étaient des naufragés. Des morts que la Croqueuse avait avalés, comme elle l’avait avalée elle. Est-ce qu’elle allait finir comme eux ? Coincée dans une boucle, condamnée à répéter encore et encore le même geste pour l’éternité ? L’Aube était-il lui aussi quelque part dans les tréfonds, avec à son bord Sharkelle, et peut-être même Murphy et Cassandre, le regard mort comme ces gens-là ? Ou bien est-ce que ceux qui périssaient dans la glace étaient-ils destinés à errer comme la femme à la lanterne, tendis que ceux qui coulaient avec leur navire restaient à son bord pour tout les jours et toutes les nuits à venir ? Sharkelle serait donc seule, errant sans arrêt dans un bateau où elle n’avait jamais eu sa place, et ce pour l’éternité ?

Elle refusait d’y penser, cela lui faisait peur. De toute manière, à quoi bon penser ? Quand elle serait morte, elle ne penserait plus.

Elle dépassa le cuisinier, manqua de tamponner le commis qui se précipitait avec un plat vide, et atteignit un court escalier plongé dans le noir. Elle monta les marches, les écouta grincer, puis trouva le seuil d’une porte. Là, assise à même le sol, une bohémienne à la robe chargée de froufrous, de perles, de pierres et de montres toutes stoppées à la même heure sortait toujours les trois mêmes cartes de son paquet. La première représentait un souffle de vent. La deuxième une cassure. La troisième une bouteille brisée.

Morgane la regarda faire un instant, l’éclairant à la lumière de sa bougie. Ce qu’il restait de cette femme n’avait sans doute pas vu la lumière depuis des décennies. Ou depuis des siècles ?

Puis le regard de la machiniste remonta lentement et trouva la poignée cuivrée de la porte. Alors, sans rien dire, elle enjamba la matelot et poussa le battant.

Elle déboucha alors dans la pièce la plus agréable qu’elle n’ait jamais vue.

Éclairée par la chaude lumière d’un lourd lustre rouillé chargé de chandelles, il s’agissant sans nul doute la cabine du capitaine. Ses façades étaient couvertes de hautes fenêtres à petits carreaux. Le verre qui les composait, épais et grossier, renvoyait des reflets déformés. De lourds tapis couvraient le sol de bois. Des tentures riches et extravagantes pendaient de tous les côtés. Au fond, dans un coin d’ombre, un lit couvert d’un édredon prenait la poussière. À côté, posé sur une commode en bois d’ébène, une longue rapière finement ciselée, une paire de pistolets usés, et une énorme pièce d’or ternie par les années.

Au centre de la pièce se trouvait une grande table ronde tapissée de cartes jaunies, d’un sextant, d’une boussole, d’une longue-vue, d’un globe terrestre en cuivre et d’une plume à écrire à la beauté fragile. Curieuse, ne pensant plus ni au danger, ni à la Grande Blanche, ni à sa solitude, Morgane se pencha sur les plans pour les étudier.

On trouvait ici, griffonné sur ces larges feuillets, le monde entier ! Des tropiques aux déserts, en passant par les terres fraîches du Nord et à celles, pelées, de l’île Denfèr. La machiniste remarqua que la moitié des villes qu’elle connaissait alors n’étaient que des villages sur ces dessins. Son chez-elle était à peine peuplé à l’époque de ces cartes. En revanche, elle trouva sans mal le phare où elle avait grandi. La Lanterne du Rocher, qu’elle s’appelait. Oui, elle se souvenait que le bâtiment avait été placé là en mille sept cent trente. Très vieux, très vieux…

Tiens, et la Rocheuse ! Elle portait le nom du "Fort des Tourments". Une base navale avancée, forteresse imprenable convoitée des pirates en ces temps reculés.

Plus intriguée qu’inquiète, à présent, Morgane se redressa pour approfondir son exploration. Effacées, la peur et la détresse. La Grande Blanche lui offrait là tout ce dont elle avait besoin pour oublier.

Revigorée, l’égarée s’autorisa à retirer sa capuche et l’une de ses deux vestes, qu’elle noua autour de sa taille. Il ne faisait pas si froid, ici… Non, et puis la lumière était si douce ! Elle était bien, et elle avait chaud. Elle retira un bonnet, le glissa dans sa poche et reprit son inspection.

Dans un placard, elle trouva un vaisselier complet. Les assiettes, les fourchettes, les couteaux et les verres étaient tous faits de la même matière. Un délicieux cuivre doré et patiné aux reflets dispendieux.

Morgane s’empara d’un verre à pied effilé, le faisant tourner entre ses doigts avec curiosité. Elle remarqua alors, sur le bord, une minuscule inscription. Intriguée, elle plissa les yeux. Mais l’écriture était bien trop petite.

Elle avait de la chance : le capitaine du bâtiment était de toute évidence frappé de presbytie, car sur son pupitre reposait une loupe oculaire dont elle s’empara sans hésiter. Assise sur le fauteuil du maître des lieux, elle approcha l’outil du verre, puis l’éloigna. Lorsqu’elle eut trouvé la juste distance, elle se concentra enfin pour lire.

- Perce Néant… Déchiffra-t-elle à haute voix.

Elle releva la tête, songeuse, paisible.

- Perce Néant… Répéta-t-elle tranquillement.

Puis elle écarquilla les yeux, le godet lui échappa et tinta sur le sol. Le Perce Néant ! Elle se leva d’un bond. Ce légendaire bâtiment disparu au début du dix-neuvième siècle, avalé par une tempête goulue ! Certains doutaient même de son existence ! Hagarde, elle promena son regard sur le mobilier. Ces cartes… Ces tentures… Ces bijoux… Ces décorations… Ça ne faisait pas l’ombre d’un doute, elle était dans l’antre d’un pirate et ce navire débordait de trésors.

Quelle ironie ! Elle quittait Izac Médian de manière expéditive et atterrissait chez son homologue du passé. Ce ne pouvait être réel… Non, ce ne pouvait pas être réel…

Son cœur se mit à tambouriner plus fort dans sa poitrine. Une sueur aigre dégoulina dans son dos. Est-ce qu’elle était déjà partie ? En hypothermie quelque part dans la glace, en train de rêver cela, sur le point de mourir ? Elle se tâta le visage avec frénésie pour constater qu’il n’avait pas bougé. Elle inspecta ses doigts. Cinq, cinq. Le compte y était. Puis elle se pinça, se mordit la langue et se colla une gifle.

C’était vrai, par les morts, c’était vrai. Et elle, elle était en train de perdre la tête… Elle soupira, retira son deuxième bonnet. Parbleu, qu’elle avait chaud ! Un courant d’air frais s’engouffra sur son crâne, entre les mèches graisseuses de sa couronne tressée à demi défaite.

Le Perce-Néant était le navire le plus redouté de son époque, à la tête d’une flotte de pirates mettant à sac les douze mers et les forts du monde entier. Elle ramassa le verre qui gisait toujours à terre. Elle dû tirer un peu pour le décoller. Avec le givre, il s’était soudé au parquet… elle rangea le couvert à sa place, et, précautionneuse referma le placard.

Il lui restait encore tant de choses à voir, ici ! Elle découvrit, derrière une tenture, des livres reliés de cuir. Elle en prit un, l’ouvrit, le feuilleta. Un atlas. Elle retira ses gants pour mieux en caresser les pages. C’était étrange, comme elles étaient fraîches… Mais le tracé des mers était d’une si grande précision ! Selon toute vraisemblance, le maître des lieux était un féru de cartographie. Elle avait souvenance que le capitaine du Perce Néant était un homme.

Elle remarqua l’inscription "K.d.B" en bas d’une page. C’était bien ça. Kéo de Bonnette. Un corsaire qui s’était enrichi sur le dos de son employeur avant de mettre les voiles pour de bon. Secondé par Maud Alpertville, noble bannie et fine lame redoutable.

Les légendes qui croulaient sur le dos de cet étrange duo était arrivées jusqu’aux confins de Denfèr… Contant que les soutes du navire amiral contenaient encore l’ensemble des richesses accumulée par l’équipage et dont le capitaine, avide et paranoïaque, refusait de se séparer.

Elle rangea l’ouvrage et s’étira. Puis elle le vit.

L’homme.

Elle se demanda un instant comment elle n’avait pu le remarquer plus tôt. Il n’était pourtant pas vraiment caché.

Les mains croisées dans le dos, face à la fenêtre, dans les un mètre soixante-dix, elle le dépassait de dix bons centimètres. Était-ce pour ça qu’elle ne l’avait jusqu’alors pas remarqué ? Ou était-ce dû à cette douce torpeur rêveuse qui la berçait depuis qu’elle était arrivée ?

Intriguée, elle s’approcha de lui sans un bruit.

Il portait un grand chapeau noir, dont un bord relevé était chargé de plumes d’autruche et d’oie à la blancheur fringante. Sa redingote, d’un bleu ciel de velours, tombait à la perfection sur ses épaules carrées, ses boutons de nacres ciselés, ses manchettes de dentelles ourlées de motifs complexes. Ses doigts, aux ongles rongés et noircis par la poudre s’ornaient de bagues et de joyaux. Ses bottes de cuir, usées par la marche, étaient affublées de boucles cuivrées assorties à sa ceinture. Ses cheveux, noirs, rassemblés en une élégante queue de cheval par un ruban, tombaient en bataille sur sa nuque. Et son unique boucle d’oreille, un simple anneau, portait un saphir que ne faisait que confirmer son identité.

Morgane, quand elle comprit que c’était lui, eut l’impression de recevoir une gifle. Sonnée, sans penser à ce qu’elle faisait, elle lui posa une main sur l’épaule. Avec une lenteur glaçante, la face du capitaine Kéo de Bonnette pivota et son regard pâle se dirigea sur elle. Sous les bords larges de son grand chapeau, ses deux iris bleus cherchèrent à la voir sans vraiment la trouver. Un instant, il l’observa. Elle lui rendit son regard, inspecta ses traits. Elle lui donna la trentaine. Remarqua une cicatrice au coin de sa bouche. La finesse avec laquelle il avait taillé sa barbe noire aux reflets roux. La justesse de sa moustache en petit guidon.

Et cet air mort qui en faisait un demi-vivant.

Puis il se détourna et l’oublia, comme tout les autres.

Non ! Elle ne voulait pas être seule ! Elle lui secoua le bras.

- Capitaine ? Appela-t-elle. Capitaine ?

L’attention du maudit se fixa un peu plus longtemps sur elle. Elle eut l’impression qu’entendre quelqu’un lui parler ravivait quelque chose aux fonds de ses yeux. Pourtant, comme la première fois il finit par se lasser d’elle et ce fut comme si elle n’était plus là.

Alors elle recommença, encore. De nouveau son visage se tourna vers elle. De nouveau il voulut s’en détourner. Mais cette fois, elle le retint, plaquant une main sur sa joue et fichant son regard dans le sien.

- Capitaine ? Vous m'entendez ?

À sa grande surprise, il fronça légèrement les sourcils, comme pour chercher à comprendre ce qu’elle lui disait. Il entrouvrit la bouche, prit une longue inspiration.

- Votre nom. Insista-t-elle. Quel est votre nom ?

Était-il seulement capable de s’en rappeler ? Il sembla, encore une fois en proie à une profonde et intense réflexion. Ses yeux se perdirent un instant dans le vague, et il garda le silence pendant un long instant.

- La tempête. Souffla-t-il soudain.

Une vague d’horreur électrisa Morgane de la tête aux pieds, et elle fut tentée de le lâcher. Il avait parlé ! Par les morts, il avait parlé ! Et sa voix… Sa voix… Un écho, très loin dans un tunnel. Un soupir à peine audible.

- La tempête. Répéta-t-il, plus fort cette fois.

Non, pas un souffle, un fait. Il avait la voix d’un chanteur prodige. Douce, chaude, et tranchante à la fois.

Soudain, il s’anima. Ses yeux retrouvèrent un semblant de vie, il s’arracha à son contact, arrangea machinalement son chapeau et se dirigea d’un pas décidé vers la porte de sa cabine, celle qui menait dehors.

- Maud, faites réduire la voilure, les vents sont trop puissants ! Tonna-t-il à l’égarée qui le fixait avec des yeux ronds. Il faut absolument ralentir notre course, sans quoi nous sommes perdus.

D’un geste ample, souple, rapide, le capitaine s’empara d’une longue cape noire accrochée à la patère et l’épaula avec grâce. Sur le seuil, il se figea et se tourna dans sa direction. Son regard, puissant, dégageant une force absolue, et sa posture, implacable, témoignant de sa poigne, donnèrent à Morgane des frissons.

- Pourquoi restez-vous plantée là, très chère ? S’agaça-t-il en la fusillant du regard. Comptez-vous attendre que le Franc-Parleur nous mène jusqu’aux glaces de la Croqueuse ?

Soudain, il sursauta, comme surpris par un colossal fracas. La machiniste eut l’impression de l’entendre avec lui. Ça, et puis un monstrueux coup de tonnerre. Il lui sembla ouïr le vent rugir aux fenêtres, la pluie tambouriner aux carreaux. La clameur des marins qui hurlaient sur le pont, les chocs de l’écume sur le bois du navire. Elle crut voir, là dehors, les remous effroyables d’une mer en colère, les creux et les bosses de vagues aux proportions dantesques. Là, un éclair qui fend la voûte noire des nuages, dans cette nuit d’apocalypse sans étoiles ni lune.

- Le mat. Souffla le capitaine, blanc comme un linge. Le mât, par le kraken !

Morgane le vit sans mal, ce gigantesque pylône qui s’affaissait comme du carton-pâte, en travers sur le bâtiment. Sa grande voile, déchirée, claquait dans les bourrasques. La pièce de bois n’avait pas tenu les secousses et s’était brisée.

- Nous allons couler ! Fulmina Kéo de Bonnette. Nous allons…

Il sembla sur le point de quitter la cabine pour rugir ses ordres sur le pont. L’égarée s’était crispée, le voyant faire. Les vents, les pluies, c’était dangereux ! S’il était emporté par la tempête, il…

Mais il s’était figé, main sur la poignée. Ses grands yeux rivés sur son équipage, trouble à travers la vitre.

- Couler. Termina-t-il, vide soudain. Nous avons déjà coulé, n’est-ce pas ?

Cette question creuse, il l’avait posée sans la regarder. Elle ouvrit la bouche, n’osant presque pas lui répondre. Elle-même avait cessé de s’en souvenir, un instant.

- Oui. Avoua-t-elle timidement. Il y a presque cent cinquante ans.

Alors, il retira sa cape. L’accrocha à la patère. Et s’en retourna près de sa fenêtre.

Plus de vagues furieuses, dehors. Plus de vent, plus de cris, plus de mât brisé, plus de tonnerre. Seul le pesant silence de la Grande Blanche et sa lourde obscurité.

- Nous avons coulé. Répéta le maudit en reprenant sa position première. Coulés, avalés, dévorés.

- J’ai fais naufrage, moi aussi. Renchérit Morgane, se rendant compte que sa propre voix avait soudain les mêmes accents de mélancolie que celle de son interlocuteur.

Au lieu de reposer son regard sur la vitre, Kéo de Bonnette fixa son attention sur elle.

- Je crois que je suis mort. Commenta-t-il. Suis-je mort ?

- Je ne sais pas.

Sa bouche aux lèvres trop pâles se plissa d’un sourire fade.

- Et vous, êtes-vous morte ?

Morgane hésita longuement. Elle fronça les sourcils, se gratta le poignet.

- Je… Je ne sais pas.

Elle sentit la main chargée de bagues du capitaine se déposer sur son front. L’odeur aigre de la poudre incrustée dans ses doigts vint lui piquer les narines. Ils restèrent une éternité ainsi, sans bouger. Les iris bleus du capitaine semblèrent hypnotisés.

- Vous êtes brûlante. Souffla-t-il, subjugué. Brûlante. N’avez-vous pas chaud ?

- Non. Avoua-t-elle.

En fait, elle avait un peu frais.

Soudain, avec brusquerie, Kéo retira sa main comme s’il s’était blessé.

- Vous devez partir. Lâcha-t-il de but en blanc.

- Quoi ? Comment ça ?

- Vous devez partir !

Il l’ignora quand elle voulut protester de nouveau. Il la saisit avec violence par le poignet et la tira vers la sortie. Paniquée, elle tenta de lui résister, mais le capitaine de Perce Néant possédait une force hors du commun et elle ne put que trébucher vers l’avant.

- S’il vous plaît ! S’il vous plaît, laissez-moi rester ! Il fait bon chez vous !

Ses semelles crissèrent sur le givre quand elle parvint à s’arrêter. Elle s’arracha à sa poigne et recula en titubant. Il lui jeta un regard pesant, qu’elle affronta sans broncher.

- Je vous en prie. Insista-t-elle. Si je sors, je vais mourir.

Elle se rendit compte que ses yeux lui piquaient. Allait-elle pleurer ? Le capitaine s’approcha, s’arrêta en face d’elle. Puis, avec une lenteur irréelle, il prit ses mains entre les siennes. Morgane eut à peine conscience des bagues dont il était chargé.

- Maud… Commença-t-il.

- Morgane. Corrigea-t-elle.

- Maudgane. Reprit-il donc. Vous êtes déjà en train de mourir.

L’égarée sentit quelque chose se fêler en elle. Puis tout s’effondra. L’horreur s’écoula en elle, dégoulinant de son cœur jusqu’à sa tête. Elle eut l’impression de retrouver l’ouïe, la vue, et la pensée en même temps. Elle ouvrit la bouche, la referma. Puis baissa lentement les yeux. Elle vit ses propres doigts, agiles, robustes, dans ceux, courts, noircis, de Kéo de Bonnette. Et elle se rendit compte qu’elle ne les sentait pas. Ni eux, ni les bagues, ni les manches de sa veste sur ses poignets. Rien.

Son souffle s’accéléra.

- Qu’est-ce… Qu’est-ce que… Balbutia-t-elle, terrifiée.

- Vous devez partir. S’obstina le maudit.

Elle se mit à trembler, soudain. Elle tituba, ses semelles crissèrent à nouveau sur le sol. Du givre. Du givre ! Elle prit une inspiration rauque. Son cœur loupa un battement. Elle monta ses mains à hauteur de regard quand le capitaine la lâcha. Le bout de ses doigts était rougi, comme à vif. Comme gelé.

La peur saccadant son souffle, elle se mit à fouiller frénétiquement dans ses poches. Ses gants ! Où étaient ses gants !

- Capitaine. Répéta-t-elle lorsque l’homme voulut l’entraîner vers la porte à nouveau. Que je sorte ou que je reste, quelle différence, hein ? Je suis seule, et je suis perdue.

Il la regarda longuement, songeur. Durant son silence, elle trouva un bonnet et se demanda quand elle l’avait retiré. Puis elle prit conscience qu’elle avait le crâne nu et l’enfonça sur sa tête en claquant des dents. Il faisait froid. Il faisait tellement froid ! Cet endroit qui lui avait jusqu’alors paru chaud, lumineux et coloré redevint à ses yeux glacial, fade et sombre.

Elle était en train de remettre veste et capuche quand le maudit lui fourra un petit objet dans les mains. Perplexe dans sa panique, elle constata qu’il s’agissait de la boussole. Ronde, cuivrée, travaillée avec finesse, équipée d’un anneau pour la glisser à la ceinture. Elle l’ouvrit d’un coup de pouce et l’aiguille se mit à tourner et rond sans suivre la moindre logique. Comme si, ici, le Nord n’existait pas.

- Maintenant vous n’êtes plus perdue. Argua Kéo de Bonnette. Partez.

Elle trouva ses gants, enfin. Les enfila, tremblant de fébrilité, puis fourra ses mains sous ses aisselles pour les réchauffer. Son épaule blessée protesta violemment contre ce geste. La douleur acheva de la réveiller.

- Merci. Souffla-t-elle.

L’air dans sa gorge lui parut brûlant. Soudain, elle craignit d’avoir de la fièvre. Le capitaine la fixa encore un instant, puis hocha la tête avec une satisfaction distante. Quand elle sourit, il répondit par un mince étirement des lèvres. Puis il lui souffla, presque avec tendresse :

- Au revoir, Maudgane.

Et ce furent là ses derniers mots. Il lui tourna le dos pour de bon, retourna devant sa fenêtre et se planta face à l’horizon de néant.

- Capitaine ? Appela-t-elle d’une toute petite voix.

Il ne broncha pas. Il était retourné dans son oubli, dans sa boucle. Condamné à contempler pour l’éternité son souvenir de la tempête qui les avait tous tués, lui, son équipage et son navire.

Morgane fut bien incapable de réfréner la tristesse qui l’envahit comme une vague. Cette fois, elle avait vraiment envie de pleurer.

- Au revoir, capitaine. Conclut-elle à son tour.

Puis, claquant des dents, les yeux brillants, elle sortit sur le pont par la grande porte. Là, sans plus faire attention aux maudits qui l’entouraient, elle rejoignit l’échelle en silence, avec l’impression d’évoluer dans un tombeau. Elle dépassa le mousse et son seau vide. Les deux buveurs d’invisibles.

Incertaine sur ses jambes, maladroite dans ses gestes, elle descendit le long de la coque du Perce Néant, récupéra sa lanterne en frissonnant, et s’éloigna de quelque pas pour contempler l’épave.

Ce navire avait disparu sans laisser de trace. Il s’était éteint, juste comme ça, ne laissant aucune archive dans son sillage sinon quelques gravures et un livre. Le journal de bord, rédigé par le Corbeau, dont elle avait fait don à sa sœur.

Jamais on n’avait trouvé d’épave. Jamais on n’avait trouvé la dépouille de Kéo de Bonette, ni celle de Maud Alpertville. Dans le souvenir du monde, il n’existait ni épave, ni dépouille, ni aucun navire portant ce nom.

Un songe gobé par la Grande Blanche dont il ne restait plus rien.

Elle resta ainsi longtemps, imprimant dans sa mémoire cette image à la beauté absurde. Et, enfin, tremblante de fièvre, malade de tristesse et de solitude, elle sortit la boussole de sa poche.

Cette fois, l’aiguille pointait clairement une direction.

Alors Morgane retrouva son souffle, un semblant de courage, et elle se mit en marche.

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