12 - Le palais de Glace

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Izac Médian remonta son écharpe sur son visage. Le vent, de plus en plus puissant, s’engouffrait dans le moindre pli de ses vêtements. Il avait froid, il était crevé, et le temps qui filait, coulait à toute allure n’arrangeait en rien son humeur massacrante.

D’un dernier coup de masse, il acheva de planter la barre métallique dans le sol glacé. Eddy, aussitôt qu’il eut fini, s’appliqua à y accrocher une corde avec le meilleur des nœuds marins qui soit. Tandis qu’il testait la solidité du dispositif, Nina ouvrait un nouveau sachet de viande séchée.

- Mangez. Ordonna-t-elle en l’agitant sous le nez de ses comparses. Nous avons besoin de force.

Les autres ne se le firent pas dire deux fois. Seul Kéops, perdu dans un sommeil fiévreux au fond du canot, ne broncha pas d’un pouce. Il était de plus en plus pâle et sa respiration sifflait. Le médecin de bord s’abstenait de tout commentaire sur son état, mais Izac ne se faisait aucune illusion.

Bientôt, il mourrait à son tour.

Le capitaine se servit une tranche.

- Prends-en deux. Insista Nina.

Il ne répondit rien et se contenta de lui jeter un bref regard froid. Agacée, la femme prit les deux dernières pièces de viande et rangea le paquet vide dans une de ses poches.

- Tout est prêt ! Lança Eddy, l’air satisfait de son travail.

- Dans ce cas, allons-y. Trancha le balafré. Clarisse, Mikaël. Vous descendez.

Il y eut un bref silence, puis…

- Quoi ? S’étrangla le borgne. Pourquoi moi ?

- Clarisse, Kéops et toi, vous êtes les plus agiles sur les cordages. Soupira Nina en retour. Kéops n’est pas en état, donc c’est toi qui y vas.

L’homme, jetant des regards terrorisés à ses comparses, sembla soudain se ratatiner sur lui même.

- Je… J’ai peur du vide. Avoua-t-il.

Ses oreilles avaient pris la teinte rouge de la honte.

- Dans ce cas il est temps de dépasser tes peurs. Trancha cruellement le capitaine avec un sourire carnassier.

La couleur écarlate du borgne vira aussitôt au blanc.

- Izac, je t’en prie. Souffla-t-il, au désespoir.

Il lui jeta un regard suppliant. Izac, sans rien dire, se débarrassa de son sac d’un coup d’épaule.

- Je plaisantais, Mikaël. Je vais descendre.

Aussitôt, le matelot lâcha un gloussement nerveux et le capitaine rejoignit Clarisse, déjà prête à descendre.

- Finalement tu viens, toi aussi. Railla l’émaciée en lui jetant un regard mauvais. Tu te sens coupable ? Quand as-tu retrouvé ta conscience ?

- Si tu voyais l’état de ma conscience, Clarisse, tu la bouclerais et tu irais vomir. Et puis tu vas faire quoi, hein ? Une mutinerie ? Tu parles bien, c’est tout ce que tu sais faire. Alors arrête de me cracher dessus, c’est fini maintenant.

Il lui avait sorti cette phrase avec une telle colère, une telle sincérité, et une telle verve que son visage se décomposa. Elle prit conscience que cette fois, la réaction de son capitaine était aussi profonde que personnelle. Ce n’était pas son supérieur hiérarchique qu’elle touchait, mais Izac. Izac, et seulement Izac.

Alors, sans un mot de plus, les deux silhouettes disparurent dans les profondeurs. L’instant d’après, ce fut comme si elles n’avaient jamais existé.

__

Le temps égrena ses minutes sans que rien ne revienne. Étaient-ils déjà en bas ? Qui y avait-il, dans ce "en bas" ?

Dehors, il ne restait que quatre personnes et un profond silence. Seule parlait la Grande Blanche, sifflant, claquant, grondant de ses vents, de ses neiges et de ses glaces. Une nouvelle bourrasque les fit tous tituber. Comme s’il s’était agi d’un déclic, dès que la capitaine du Corbeau avait disparu dans le néant avec sa lampe, tout s’était affolé, là-dehors. Les flocons, de plus en plus épais, de plus en plus puissants, hurlaient en filant dans les airs. Là-haut, soudain, dans les bras sinistres des nuages, on entendit un puissant coup de tonnerre.

Mikaël lâcha un cri. Nina riva un regard lourd d’angoisse sur le ciel.

Le canot, poussé par le vent, sursauta, et Kéops se réveilla en sursaut.

- Qu’est-ce que… Marmonna-t-il.

- Il faut descendre ! Comprit soudain Eddy.

Cette fois, il avait bien failli tomber sous les assauts de la tourmente. Sa phrase ne fit qu’énoncer l’évidence. Quand leur traîneau fit un bond sur deux mètres, poussé par la tempête, il devint flagrant que rester là serait du suicide.

La Croqueuse ne voulait plus d’eux ici.

Le pirate empoigna le malade par le bras. Ce dernier, sonné, assommé par la fièvre, semblait évoluer dans de la mélasse. Avec douceur, non sans fermeté, le matelot guida son acolyte vers la corde.

- Je sais pas si je peux… Balbutia Kéops.

- Monte sur mon dos.

Eddy était l’un des rares membres d’équipage à préférer la force à la souplesse. Aussi n’eut-il aucun mal à soulever la frêle silhouette de son camarade.

- Eddy ! L’interpella Mikaël. Le matériel, on ne peut pas le laisser comme ça, il faut…

Mais, pressé de fuir, de disparaître, l’homme s’était déjà enfoncé dans le noir.

- Mais quel con ! Pesta Nina en ramassant le sac à dos d’Izac.

Elle le fourra dans les bras de son compagnon et s’élança à la poursuite du canot, éclairée faiblement par sa lampe torche à demi déchargée.

- Nina ! S’écria le borgne en la voyant s’éloigner.

Titubant sous le vent, il hésita à la suivre. Mais déjà, le médecin de bord se hissait dans le traîneau, immobilisé pour quelques instants. Elle s’empara d’un sac à dos vide et y fourra pelle-mêle boîtes de conserve, allumettes, piles et couvertures.

Une nouvelle bourrasque fit sursauter le canot. Elle trébucha dans un cri. Sa chute la propulsa au fond de l’embarcation, et les caisses, les sacs qui bringuebalaient dans tous les sens l’ensevelirent dans un fracas.

- Nina ! Cria de nouveau quelqu’un.

Presque aussitôt, elle sentit le poids du matériel qui l’écrasait disparaître. Puis la poigne de Mikaël qui la tirait hors de son trou. S’accrochant solidement à ses sacs, elle quitta le traîneau improvisé qui, dès que sa masse lui fut enlevée, s’enfuit dans le vent en répandant sur son sillage médicaments, couvertures, bâches et cordages. De plus en plus léger, il accéléra, et bientôt ils le virent disparaître dans la tourmente.

Agrippée au torse de son sauveur, le médecin de bord fusilla du regard tout cet équipement perdu et maudit Eddy de s’être enfui si vite.

- Il faut y aller ! Lança-t-elle à son comparse.

Se soutenant l’un l’autre contre les assauts du vent, ils titubèrent tant bien que mal jusqu’à la corde. Elle avait déjà disparu sous une épaisse couche de neige, et ils durent remuer la poudreuse pour la retrouver.

- Puterelle de puterelle ! Jura Nina en s’emmêlant dans la sangle.

Mikaël, lui, déglutissait difficilement en contemplant l’abîme. L’une de ses tresses, échappée de sa capuche, vint lui fouetter le visage.

La main gantée du médecin de bord s’empara de son visage, non sans une certaine brusquerie, le forçant à détourner le regard.

- Depuis quand tu as le vertige, toi ? Lui cria-t-elle pour couvrir le vent.

- La Rocheuse.

Elle soupira.

- Ouais, moi aussi ça m’a fait un sale effet. Maintenant j’ai la trouille des vers de terre, c’est fou, hein ?

Il parvint à en rire. Elle lui asséna une tape affectueuse sur l’épaule.

- Allez, ça va aller. Ensemble, d’accord ?

Le vent les fit chanceler, le borgne hocha la tête.

Ils sourirent. Puis ils empoignèrent la corde et se jetèrent dans le vide.

Pour saluer leur départ, un monstrueux éclair à la blancheur éclatante illumina la tempête et les flocons redoublèrent d’intensité.

__

Quelque chose couinait, quelque part. La poignée d’une lanterne qui oscillait au rythme d’un pas lent.

Seule dans son halo de lumière, les yeux rivés sur l’aiguille de la boussole, Morgane se concentrait pour poser un pied après l’autre. Elle refusait d’entendre le silence, ou de voir l’obscurité. Depuis qu’elle avait quitté le Perce Néant, elle n’était plus sûre de rien. Où était-elle, où allait-elle ? Elle en venait, quelques fois, à se demander si ce qu’elle avait vécu était réel. Puis elle voyait la boussole, dans ses mains gelées, et comprenait.

Le navire était bien là, quelque part dans les tripes de la Grande Blanche. Mais elle savait pertinemment que si elle cherchait à le retrouver, elle n’y arriverait pas. Tous les corridors qu’elle avait franchis, toutes les cavernes qu’elle avait traversées se mêlaient dans son esprit embrumé. Elle avait soif, faim, peur, et elle se sentait malade. Alors elle avançait sans réfléchir, suivant cette direction que lui indiquait l’aiguille.

C’est alors qu’elle commença à reconnaître. Oui, elle avait déjà passé ces murs luisants sur lesquels se reflétait la lueur de sa lanterne. Oui, elle connaissait ce tunnel, trapu et rond, et cette glace, épaisse et sombre. Elle arrivait de là, et c’était vers là que la menait la boussole.

Une chose était certaine, l’appareil ne pointait certainement pas vers le Nord.

Le cœur battant, hésitant, Morgane se glissa dans l’orifice. Il lui sembla entendre un écho, très loin. Comme une voix. Une voix ? Non, était-ce encore un piège ? Était-ce encore la mort qui l’attendait au bout du chemin ?

Au détour du couloir, elle se figea. Elle avait peur, elle se méfiait. Et si, de l’autre côté, se trouvait un nouveau navire fantôme qui l’attendait à bras ouverts ? La Grande Blanche lui ferait-elle visiter toutes ses victimes avant d’en finir avec elle ? Claquant des dents, la machiniste se rendit compte qu’elle était transie de froid. Elle avait de la fièvre, ça ne faisait plus l’ombre de doute.

C’est alors qu’une silhouette jaillit juste en face d’elle. L’aiguille de la boussole se tendit de toute ses forces dans sa direction, et Milante fit trois pas en arrière.

Izac Médian la fixait, les yeux ronds.

- Tu as survécu. Lâcha-t-il, l’air sonné.

Elle ne répondit rien, l’inspectant de la tête aux pieds. Est-ce qu’il était réel ?

- Quand on a vu que ton cadavre n’était nulle part, on s’est dit que tu t’étais traînée ailleurs pour mourir. Reprit-il, un semblant de fébrilité dans la voix. Mais visiblement, tu es bien plus coriace que la plupart d’entre nous.

Elle le fusilla du regard, rangea sa boussole au fond de sa poche. Oui, il était réel, inutile d’en douter à présent.

Ils restèrent silencieux un instant, face à face dans ce trou glacial.

- Je pensais que tu ne viendrais pas. Lâcha-t-elle enfin.

Sa voix lui parut venir de loin. Très loin, soudain. Dans l’ombre de sa capuche, les yeux translucides du balafré s’habillèrent d’un sourire acerbe.

- Je ne comptais pas venir. Avoua-t-il. Ravi de voir que tu ne t’es fait aucune illusion.

- Il n’y a pas matière à se faire d’illusions, Izac. Cracha-t-elle en retour. Pas avec toi.

Sa colère monta d’un cran, elle se sentit chanceler. Toutes ces émotions d’un coup la mettaient dans tous ses états. Les gestes lourds et gauches, elle s’appuya sur le mur, craignant de chuter. Sa lanterne pesait de plus en plus dans sa main.

- Clarisse avait raison. Reprit le capitaine. Tu es vivante.

Il marqua une pause, s’humectant les lèvres. Il en sembla presque ému de la trouver là, en un seul morceau. Cet constat ne fit qu’alimenter sa rage. Il ne savait pas ce qu’il voulait, ce grand type des tropiques...

- Allez, amène-toi. Conclut-il, rompant l’échange aussi sec. Nous avons un problème.

Puis il lui tourna le dos et s’éloigna d’elle. Furieuse, encore plus furieuse que lorsqu’elle avait pensé qu’il ne viendrait pas, elle chancela à sa suite. Salaud ! Dire qu’elle avait été ravie de découvrir sa face macabre au détour du couloir, alors même qu’elle pensait que c’était la mort qui l’attendait de l’autre côté ! Elle ne savait pas si elle lui en voulait vraiment. De toute manière, il était venu, non ?

Elle pinça les lèvres, se rendant à l’évidence. Sans Clarisse, aucun de ces pisse-froid de pirates ne lui aurait porté secours.

Un instant, dans sa tête s’imposa l’image de Kéo de Bonnette. Ce fut le déclic, ses nerfs lâchèrent, son corps abandonna l’affaire. Elle se retrouva à quatre pattes sur la glace sans rien pouvoir faire, les sens à fleur de peau, la nausée pulsant dans sa gorge, la tête tournant aux quatre vents. Elle émit un grognement agacé, se redressa avec la sensation de peser des tonnes, agrippée à sa lanterne comme si sa vie en dépendait.

Elle constata qu’Izac s’était arrêté pour l’attendre, que l’un de ses yeux glaciaux, scrupuleux, la surveillait. Quand elle trébucha de nouveau, le bras du capitaine la maintint sur pied. Sa prise, pour le moins violente, autour de son épaule blessée, lui arracha un cri de douleur et il l’attrapa par l’autre bras.

- Allez. Grommela-t-il, de toute évidence frustré de la trouver diminuée. On n’est pas loin.

Monsieur s’énervait de la voir le ralentir ? Qu’est-ce qu’il espérait ? Qu’elle l’attendrait, docile, en pleine santé, à croûtant sur un rocher ? Sa rage l’assomma davantage, et sans le soutien du pirate, elle serait arrivée devant les autres en rampant.

- Morgane ! Glapit quelqu’un.

Des petits pas pressés coururent sur le sol lisse, deux bras à la maigreur effrayante s’enroulèrent autour d’elle. La poigne du balafré l’abandonna et la rescapée glissa dans les bras de Clarisse.

- Je le savais ! Souffla cette dernière. Tu es vivante… Tu es vivante.

- Nina. Lança Izac, un peu plus loin.

Du coin de l’oeil, la machiniste vit la chevelure bleue du médecin de bord quitter le chevet de Kéops, allongé frissonnant sur des couvertures.

- Pourquoi êtes-vous tous là ? Marmonna-t-elle, faiblarde, accrochée à son amie qui la guidait vers le campement.

- Trop de vent. Expliqua-t-elle. Une sacrée tempête. Si tu veux mon avis, quiconque erre dehors à cette heure est soit mort, soit mourant.

Morgane sentit un sourire amer s’étaler sur ses lèvres. Quelle ironie. Elle qui avait voulu sortir sitôt qu’elle était tombée ici, voilà qu’il valait mieux rester six pieds sous terre.

Elle se laissa asseoir, aidée de Clarisse et Nina, sur une couverture pliée en quatre. Lucide dans son épuisement, elle chercha des yeux le canot. En lieu et place de l’embarcation et de tout le matériel qu’elle contenait, elle trouva un Eddy ratatiné par la honte et la colère, en proie à une discussion houleuse avec son capitaine. Cette charmante compagnie venait de débarquer dans les entrailles de la Croqueuse, et de toute évidence Izac Médian n’avait pas pris le temps de mettre les points sur les "i".

Puis la main de Nina, glaciale, se plaqua sur son front. D’un souffle, le médecin chassa la mèche qui lui tombait devant les yeux et fronça les sourcils.

- Un peu de fièvre, je pense. Commenta-t-elle.

Sans plus de cérémonie, elle lui colla un cachet dans la bouche et lui fourra une gourde pleine dans les mains.

- Gobe-moi ça et bois un coup. Ordonna-t-elle en inspectant la coupure qu’elle avait sur la tempe.

Morgane ne se le fit pas dire deux fois. En moins d’une minute, elle avait vidé la fiasque entière. Aussitôt, comme par magie, elle se sentit mieux. Ses pensées fusaient plus vite, son cerveau s’éclaircit, tout devint plus fluide.

Puis Nina ouvrit un sachet de viande séchée et Milante entendit son ventre gargouiller.

- Mange. N’hésite pas, mange. Finit le paquet s’il le faut, j’en prends la responsabilité.

Mais elle n’avait pas si faim que cela et, au bout de trois ou quatre tranches, elle se sentit revigorée.

- Autre chose à signaler ? S’enquit le médecin en inspectant ses mains couvertes d’engelures.

- Mon épaule…

Sans plus de cérémonie, la femme aux cheveux bleus lui fit retirer ses vestes et l’enroula dans trois couvertures. Morgane se demanda avec amertume comment une personne si attentionnée avait pu la laisser pourrir au fond de son trou sans broncher.

Alors, la machiniste se souvint qu’elle était une pirate et, à nouveau, elle se sentit seule.

__

Ils y étaient. Au fond du fond. Dans les tréfonds. Ils le sentaient, au plus fort de leurs tripes. Cette force mélodieuse. Cette puissance invisible. Comme deux yeux, comme un regard fixé sur leur nuque. Comme une entité colossale qui les surveillait, qui les manipulait, qui se délectait de chacun de leurs gestes, guettant la moindre de leurs erreurs pour user de leurs faiblesses.

La rescapée, pelotonnée sous ses couvertures, habituée désormais à cette étrange impression, s’était endormie comme une masse. Malgré les protestations d’Izac, Nina avait insisté pour que ses deux malades prennent du repos avant le départ. Le capitaine, furieux, avait ravalé sa rage avec une difficulté palpable et s’en était allé se calmer dans son coin.

Depuis sa discussion mouvementée avec Eddy, quiconque lui adressait la parole prenait le risque de finir éventré. Morgane avait cru comprendre, au détour d’une conversation, encore embrumée de sommeil, que le pirate aux écarteurs avait lâchement fui l’extérieur, laissant Mikaël et Nina se débrouiller seuls pour sauver leurs peaux et le matériel. Résultat : eux étaient vivants, mais n’avaient pu prendre, dans la panique de l’urgence, que deux sacs à peine remplis. À présent, il faudrait se rationner deux fois plus.

Elle avait dû dormir trois heures quand elle ouvrit les yeux. La première chose qu’elle vit fut les flammèches bleues du réchaud portatif qu’Izac gardait précieusement dans son sac. L’appareil diffusait une chaleur agréable, et une casserole glougloutait, remplie d’allégresse, sur sa grille de cuisson. C’est seulement à cet instant que Milante perçut l’agréable odeur de ragoût de viande et ce constat qui la fit s’asseoir.

Kéops dormait, agité dans son sommeil, torturé par quelques cauchemars et hantises. Clarisse lisait à la lueur de sa torche, concentrée sur un livre qu’elle avait sans nul doute ramené de l’Aube. Mikaël et Nina, qui semblaient désormais inséparables, discutaient à voix basse, un peu à l’écart. Eddy ruminait, seul dans son coin. Et Izac, lui, fixait le fruit de leur descente aux Enfers de ses yeux de glace.

Morgane, voyant qu’il l’observait, lui rendit son regard avec toute la superbe dont elle était encore capable. Ils ne bronchèrent pas, se contemplant en silence. Elle se demanda, à nouveau, ce qu’il restait de sa colère en ces lieux.

Au même instant, Kéops se réveilla en sursaut, rompant leur échange électrique.

- Qu’est-ce que… ! Marmonna-t-il, encore dans ses songes sinistres. Ha non, ça va.

Après quoi il se rallongea en grognant et lâcha une effrayante quinte de toux.

Le capitaine tapa dans ses mains, et tout le monde convergea autour du réchaud.

- On mange et on décolle. Décréta-t-il d’un ton sans appel. Nous avons perdu assez de temps.

Dans le plus révérencieux des silences, chacun sortit son auge et se servit une louche. La machiniste, qui n’avait plus d’affaire, hérita du second bol de Clarisse et de la charge du sac à dos sauvé par Nina.

La chaleur du ragoût dans sa bouche lui mit le baume au cœur. Elle avait l’impression de ne jamais avoir goûté un plat si agréable. Elle en était à sa deuxième cuillerée quand Eddy, assit à côté d’elle, donna une petite tape sur sa lanterne surréaliste.

- Où as-tu trouvé ça ? S’enquit-il sur le ton de la conversation. Tu l’as piqué à un maudit ?

Elle se rendit compte, non sans surprise, qu’il lui proposait de leur raconter ses aventures en sous-sol. Étant donné que sans Clarisse, les aventures en question se seraient achevées par un décès solitaire dans le froid, c’était bien la dernière chose qu’elle avait envie de faire.

Pourtant, elle leva vers lui un regard étrange, un regard changé, et ouvrit la bouche avec lenteur.

- Qu’est-ce que ça peut vous faire ?

Sa réponse était loin de celle attendue, et elle prenait davantage la forme d’une gifle que d’un récit. Elle ne leur en donnerait pas plus. Ce qu’elle avait vu lui appartenait. A elle ! A elle et rien qu’à elle ! Elle serra la boussole qui dormait au fond de sa poche avec avidité.

La voix de Kéo résonna dans sa tête.

Maintenant vous n’êtes plus perdue.

Ha oui ? De la bouche d’un mort, c’était une promesse bien étrange... La Grande-Blanche les laisserait-elle quitter ses terres après un si long séjour ? Elle avait déjà tenté de l’empoisonner, elle, l’égarée, avec des songes et des murmures. Et elle avait manqué d’y parvenir.

Soudain, elle remarqua les yeux d’Izac. Ils n’étaient plus ni distants, ni glaciaux, ni profondément hautains. Non, en fait, ils brillaient d’une étonnante surprise et d’une touchante fascination.

- Il y avait une lanterne… Souffla-t-il.

- Quoi ? S’étonna Mikaël, la bouche pleine.

- Quand Eddy t’a tirée du froid, lorsque Cassandre est mort. Répéta le capitaine en fichant son regard translucide sur la machiniste. Il y avait une lanterne.

Un sourire macabre étira ses lèvres trop pâles.

- A qui as-tu dérobé cet objet, Morgane ?

Sinistre, la rescapée l’affronta sans broncher avant d’ouvrir la bouche. Elle réfléchit un instant à ce qu’elle souhaitait lui dire. Puis elle sut. Elle sut qu’elle voulait lui faire mal. Qu’elle voulait qu’il souffre de l’avoir laissée. Qu’elle voulait voir se peindre sur son visage impassible une once de culpabilité.

- Je l’ai prise chez les morts.

L’avare sourire du capitaine se ternit. Elle sut qu’elle l’avait touché.

- De quoi tu parles, Morgane ? Murmura Mikaël, la voix si fluette qu’on eut dit un enfant terrorisé par l’orage.

Dans un sursaut de rage incontrôlable, elle lâcha son bol vide. Il s’écrasa à terre dans un tintement cacophonique.

- Qu’est-ce que ça peut faire ? Rugit-elle en se levant d’un bond. Qu’est-ce que ça peut faire puisque j’étais à ça d’y crever !

Elle avait crié si fort que la caverne de glace lui renvoya l’écho de sa voix un long moment.

Il fallait que ça sorte. Il fallait que tout sorte.

- Vous voulez savoir ce que j’y ai vu, hein ? Vous voulez ?

Son hurlement lui racla la gorge, Mikaël se recroquevilla sur lui-même, l’implorant de son unique œil brun de faire cesser cette torture.

Mais elle ne comptait pas s’arrêter.

- J’ai vu des maudits, prisonniers à jamais de leurs tâches de marins, errant pour toujours dans la solitude éternelle ! J’y ai vu la froideur des tripes de l’Enfer et entendu la berceuse des tréfonds. J’y ai vu ce que vous seriez tous si j’étais morte !

Elle marqua une longue pause, les avalant dans son regard tour à tour. Elle espéra trouver une culpabilité sur leurs visages. Mais seule Clarisse, son ange gardien, semblait se mortifier à s’en ronger les ongles. Les autres tiraient grise mine sans rien dire, se tordant les doigts.

Izac ne bronchait pas, lui, rigide et altier. Le capitaine dans toute sa splendide indifférence.

Menteur !

Menteur…

- Ce que vous seriez tous si je n’avais pas été là pour vous apprendre sur cet endroit ! Reprit-elle pourtant, nullement touchée par son insensibilité maladive. Je ne suis pas une pirate, moi ! Mais je ne pense pas mériter qu’on me laisse crever comme un rien au fond d’un trou.

La voix brisée, le cœur en lambeaux, elle se rassit. Elle eut l’impression que son discours n’avait aucun sens, ses reproches aucun fond, que ça ne changeait rien à rien. Sa colère en s’échappant n’avait laissé en elle qu’une profonde amertume. Elle avait envie de craquer, de s’effondrer, de pleurer jusqu’à plus soif, d’expier cette aigreur dangereuse qui la coupait en deux.

Elle n’en fit rien.

Pourtant, enfin, Mikaël ouvrit la bouche.

- Je suis désolé. Tenta-t-il, les mains tremblantes, la culpabilité brillant dans son grand œil brun.

Alors elle soupira, retrouva le contrôle et tenta de sourire.

- Je vous pardonne.

Mais, lorsqu’elle posa son regard sur Izac, elle ne put empêcher son esprit meurtri d’ajouter ces deux petits mots.

Sauf toi.

Et elle sut que, quelque part, il l’avait entendue.

__

Elle décida de se taire pour toute la marche à venir. Elle en avait assez de parler, d’entendre et de réfléchir. Elle voulait le silence. Cet insupportable silence.

Ils rangèrent leurs affaires. Izac ordonna le départ alors que le jour pointait tout là-haut, et qu’il s’avéra que la tempête n’était pas près de se calmer. Quelle frustration de ne pouvoir être dehors, sur l’épiderme de ce pays de mort, pour contempler le disque solaire dans son absurde présence éphémère.

Tant pis. Ils marcheraient sous terre et sortiraient par une autre crevasse. Morgane se demanda, sinistre comment elle grimperait avec son épaule endolorie. Personne ne s’en souciait autant qu’elle.

Elle endossa son sac avec une grimace de douleur, maudit sa blessure et cette faille qui l’avait avalée. Puis, sur le départ, croisa un regard glacial et marqua une pause interdite.

Était-ce, pendant un court instant, un mélange de tristesse et de remords qu’elle perçut dans l’iris d’Izac Médian ? Il s’était déjà détourné quand elle se posa la question. C’était bien peu de chose… Bien peu de choses basées sur des suppositions.

Et ils partirent ainsi. Sans forces, sans espoir. Dehors, le vent sifflait si fort qu’ils entendaient sa chanson. Se traînant les uns les autres, ils avançaient pour fuir cet insupportable son.

Kéops toussa, tituba sur ses jambes frêles, tremblant de tous ses membres. Plus de traîneau pour le soutenir, rien que les bras fatigués de ses camarades. Bien trop fatigués pour se soutenir eux-mêmes. Morgane se demanda, un instant, qui avait été cet homme avant de disparaître, de s’effacer dans la douleur de la maladie. Il lui semblait avoir vu, au tout début, derrière sa peau brûlée et ses tatouages, quelqu’un de rêveur, de sarcastique et de profondément pessimiste. Il n’en restait qu’une silhouette vacillante, accablé de sa propre masse, marchant vers une mort certaine.

Ils avancèrent longtemps, ainsi. De temps à autre, elle sursautait. Chaque reflet dans la glace, chaque ombre, chaque écho lui semblait être un mauvais présage. Chaque bloc de glace un bateau échoué attendant qu’elle se perde dans ses dédales. Chaque souffle la mélasse ensorcelée d’une chaleur fictive.

La Grande Blanche l’avait piégée une fois, se laisserait-elle avoir encore ?

- Pause ! Ordonna Izac, soudain.

Sa voix résonna dans les tunnels, s’en allant loin, très loin dans les échos. Depuis combien de temps avançaient-ils ainsi, du mieux qu’ils pouvaient, dans la direction qu’ils avaient choisie ? Trois heures ? Plus ? Ils ne s’assirent même pas. Pourtant, Morgane en brûlait d’envie. Mais, voyant que même Kéops tenait, tremblant, sur ses jambes, elle chassa ce désir égoïste. Ils avaient perdu assez de temps comme ça.

Ils burent, mangèrent un bout et repartirent.

Ils durent stopper de nouveau une heure plus tard. Leur malade, patte folle qui depuis un temps déjà semblait lutter contre un sommeil fatal, venait de s’effondrer comme une masse.

Aussitôt, Nina se précipita à son chevet et tomba à ses côtés.

- Couvertures. Commanda-t-elle, glaciale.

C’était elle qui prenait le contrôle des troupes.

On enroula Kéops dans un chaud cocon. Puis, Eddy le chargea sur son dos et ils reprirent leur avancée.

Ils ne s’étaient arrêtés que dix minutes.

Morgane, qui marchait désormais derrière le pirate aux écarteurs, avait une vue imprenable sur le visage de Kéops. S’il avait rouvert les yeux, il n’en semblait pas plus conscient. Elle songea que bientôt, elle mangerait à son tour la poussière.

Ils débouchèrent finalement dans une caverne étroite. Basse de plafond, tordue, un peu pentue, elle ouvrait sur une crevasse bien plus grande. La gueule effilée de cette fente rendait un son sourd, profond, celui que font toutes les colossales cavernes vides.

Alors, Izac eut le geste que tout le monde attendait avec désespoir. Fourbu, terrassé de fatigue, le légendaire capitaine du Corbeau laissa tomber son sac à dos sur le sol.

- Nous allons dormir.

Pas besoin de plus pour que chacun se débarrasse de sa charge. Morgane, sitôt qu’elle fut libérée du poids de son sac, eut l’impression de s’envoler. Elle résista encore à sa terrible envie de s’asseoir pour sortir une couverture et quelques couverts de son paquetage.

En moins de dix minutes, ils avaient installé le camp. Réchaud au centre, entouré de couvertures sur lesquelles ils purent s’installer. Ainsi, dans cette étrange bulle luisante et froide, ils se détendirent enfin.

Puis, alors que la machiniste fermait agréablement les yeux, Nina fit une sinistre déclaration.

- J’ai fini mes provisions.

Sa mine crispée en disait long sur son angoisse.

- Moi aussi. Avoua Clarisse dans un souffle.

Eddy baissa les yeux. Il n’y était pas pour rien, et il le savait… Seuls lui, Mikaël et Izac avaient encore de quoi nourrir les troupes. Et bientôt, ils n’auraient plus rien du tout.

- Si on avait encore le canot… Grinça l’émaciée.

Pour ponctuer ses dires, Kéops lâcha un gémissement tourmenté dans son sommeil.

Ce son inquiétant n’arrangea pas le moral de la machiniste, qui préféra se concentrer sur ses biscuits périmés. Une chance qu’elle n’ai pas que cela à se mettre sous la dent… Mikaël était occupé à réchauffer un plat de pommes de terre, de fromages et de saucisses aux pruneaux, typique des plaines de Denfèr. Sans un repas chaud, son estomac serait sûrement mort d’ennui et de désespoir.

Ce n’est qu’en mâchant avec délice sa première bouchée qu’elle prit conscience de l’importance que pouvait avoir une tranche de patate en boîte dans une vie. Plus jamais elle ne se plaindrait d’aucun repas qu’elle ferait à l’avenir, même s’il était répugnant.

Cette pensée lui arracha un soupir mélancolique. Mieux valait qu’elle cesse tout de suite d’imaginer un "après". Elle serait sans aucun doute très vite déçue… Sortir de cet enfer lui paraissait de moins en moins plausible.

Elle dégusta avec une application soigneuse chaque miette de sa minuscule portion. Et lorsqu’elle eut terminé, elle lécha généreusement le bol.

Elle fit taire son cerveau qui en voulait encore et but une gorgée d’eau pour faire passer la faim. Elle avait bien mangé, elle n’avait pas besoin de plus.

S’en persuader serait sans nul doute le plus difficile…

Sans un mot, ils s’allongèrent. Ce silence morose était sonnait pire que toutes les disputes. Mais Morgane n’avait pas la force d’engager la moindre discussion. Demain, ils parleraient. Demain… S’il y avait un demain.

Elle se recroquevilla dans ses draps et ferma les yeux. Ses paupières, lourdes, tombèrent devant son regard. La dernière chose qu’elle vit furent les flammes bleues du réchaud.

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