14- L'oeil
Voyez comme il observe. Comme il regarde. Voyez comme il scrute avec l’attention détachée de celui qui voit tout sans jamais rien voir.
Voyez comme est l’oeil du mort pris dans la glace. Figé, terni, une bille de givre au fond d’une orbite mouillée. Morceau de chair qui flétris peu à peu, qui blanchit lentement. Impassible, il attend. Immobile, il entend.
Il écoute. Il avance. Il avale. Il détruit.
Il dévore.
Il détruit. Il avale. Il avance. Il écoute.
Il entend.
Immobile.
Alors, ainsi va. Et malheur à ceux qui tombent dans l’Oeil du Mort qui Parle.
Abbé Robin
1808-1887
Propos recueillis à l’hospice d’aliénés de Carkanas
Île Denfèr.
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- Vous étiez où ? Rugit Nina en se levant d’un bond lorsqu’ils franchirent le seuil de leur grotte aménagée.
Pour seule réponse, Morgane se débarrassa de ses vêtements gelés pour les remplacer par des neufs.
- Kéops n’est plus des nôtres. Daigna enfin répondre Izac en enfilant des gants. Celui qui le croise a l’ordre formel et indiscutable de lui coller une balle dans le crâne.
Le choc qui se peignit sur tous les visages ne dura qu’une seconde. Si Eddy, tremblant comme une feuille, s’effondrait assit, les autres se mirent aussitôt en action. Il était plus qu’évident qu’il fallait lever le camp.
Le médecin de bord se jeta sur les mains de la machiniste avait qu’elle n’ait pu bouger, et les deux autres se mirent à remballer leurs affaires.
- Pourquoi as-tu retiré tes gants, abrutie de denférienne ! La réprimanda-t-elle d’un ton bourru.
- Urgence vitale. Rétorqua l’autre évasive, tentant de ne point se vexer de l’insulte qui venait d elui être faite.
- T’as rien de plus stupide, comme réponse ?
Leur conversation s’arrêta là. Ni l’une ni l’autre n’était très bavarde. Et Milante put, quelques minutes plus tard, se mettre au travail, les mains enroulées dans de nouveaux bandages et tartinées de crème cicatrisante.
Elle achevait de remballer sa couverture quand elle croisa le regard tourmenté d’Eddy. Il était le seul à être resté immobile.
- Si j’avais descendu le canot… Marmonna-t-il, voyant qu’elle l’observait. Si j’avais descendu le canot, peut-être que…
Elle secoua la tête avec un calme qui l’étonna elle-même.
- Ça n’aurait rien changé, Eddy. Lui souffla-t-elle avec un tel sérieux qu’il fut aussitôt captivé par ses paroles. Son heure était venue. Lui seul était en mesure de se sauver. Et de toute évidence, il n’en a pas eu envie.
Un pâle sourire étira les épaisses lèvres du pirate. Elle sut qu’elle avait ravivé une lueur d’espoir dans ses iris brun-vert quand il se leva. Il ne fallait surtout pas qu’il se laisse envahir par l’amertume. Morgane ne savait que trop bien quels genres d’effet avaient ces sentiments, dans ces contrées sinistres.
Au moment du départ, elle croisa le regard de Clarisse occupée à remballer ses affaires. L’émaciée lui adressa un sourire.
La douceur qu’elle y lut apaisa un peu sa peur...
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Ils s’en allèrent, le sac sur le dos, l’angoisse sur le cœur. C’était une chose terrible à s’avouer, mais Kéops, par son absence, ne les ralentissait plus. Ils n’avaient pas avancé aussi vite depuis bien longtemps, et Izac lui-même en semblait soulagé. Les yeux rivés sur sa boussole, en tête de file, il guidait le misérable groupe de survivants qu’ils étaient à travers les couloirs, les coursives et les crevasses. De temps à autre, ils rencontraient des orifices qui ouvraient sur l’extérieur. Et de là-haut, tout là-haut, leur parvenaient les hurlements furieux d’un vent surpuissant lié aux flots de neige assassine et pointue.
Il n’était pas encore temps de sortir des tréfonds. S’ils en sortaient, ils périraient sous les assauts de la tempête. Rien n’était moins sûr.
Morgane avait des étoiles qui dansaient devant les yeux lorsqu’ils s’arrêtèrent. Le manque de sommeil et son estomac vide lui donnaient des vertiges. Les autres ne tiraient pas une meilleure mine, et il lui sembla qu’Izac était d’eux tous le plus fatigué. Il lui avait toujours semblé que c’était lui que tenait le mieux le choc, toujours le dos droit, les yeux glaciaux, la tête haute.
Lorsqu’ils s’assirent en cercle autour du réchaud, dont le gaz commençait à manquer, elle le trouva pâle, abattu et malade. Rien de flagrant, pourtant. Une lourdeur sur les épaules et quelque chose de terne au fond du regard témoignant d’une résignation dangereuse et d’un épuisement latent.
Peut-être que leur mésaventure commune l’avait-il secoué plus qu’il ne voudrait jamais l’admettre.
L’instant de faiblesse du capitaine ne fut visible que quelques minutes. La seconde d’après, il avait retrouvé son imposante aura de chef.
- Il nous faut sortir le plus tôt possible. Asséna-t-il dès que leur maigre repas fut servi.
L’écoutant d’une oreille, Morgane remua avec appétit la ridicule portion de lard que contenait son bol. Elle se prit à penser, soudain, que s’ils avaient encore eut le canot… Son regard s’échoua sur Eddy et elle ravala sa colère d’une traite. Non. Il ne fallait pas lui en vouloir. Il s’en voulait assez pour eux tous...
- Les corridors des souterrains nous font perdre un temps monstre. Reprit Izac. En surface, nous aurions déjà parcouru le double de la distance. Nous ne cessons d’aller et venir en zigzag, il nous faut parfois faire demi-tour et rebrousser chemin… (Il secoua la tête, frustrée, et prit une pause pour manger un morceau). Non, si nous continuons ainsi trop longtemps, nous n’avons plus aucune chance.
Il marqua un silence tandis que les rescapés hochaient la tête en concert, échangeant des regards angoissés.
- Morgane.
L’interpellée sursauta en attendant son nom. Elle releva la tête, s’arrachant à la contemplation de son repas, et trouva le regard du capitaine. Il y avait eu une étrange note dans sa voix, lorsqu’il l’avait appelée. Comme un remord. Un reproche. Ou une douceur. Dans la bouche de cet homme, les trois se confondaient pour n’en former plus qu’un, et elle ne sut pas quoi penser pendant un instant.
Elle se souvint qu’il fallait lui répondre.
- Izac. Rétorqua-t-elle donc.
- Combien de temps durent les tempêtes, sur la Grande Blanche ?
Sa question nécessitant un temps de réflexion, elle reposa sa cuillère dans son plat. Diable… Le fumet de repas troublait ses sens. Il lui fallut un instant pour rassembler ses pensées.
- C’est tout à fait variable. Avoua-t-elle enfin. À cette période de l’année, ça peut tout aussi bien être un mois qu’une semaine. Si nous avons de la chance, c’est une tempête du Mort qui Parle. Ça y ressemble en tout cas.
- Le Mort qui Parle ? S’étonna Mikaël.
Occupée à mâcher un morceau de viande, elle mit un instant à lui répondre.
- C’est un vent qui souffle au Nord-Ouest. C’est lui qui porte les tempêtes les plus violentes. Elles ont la forme d’un cercle percé au milieu.
- Ha, comme un donut. Déduisit le borgne.
Elle fronça les sourcils.
- Un quoi ?
- Un donut. C’est un gâteau, Morgane. Tu n’as pas de gâteaux, sur l’île Denfèr ?
Elle haussa les épaules. Ça ne lui disait fichtre rien. Mais son pays n’avait jamais été à la pointe de l’import-export, surtout en matière de nourriture. Chez elle, on mangeait surtout du local. Du pois vert au miel frit dans la graisse, des saucisses de foie à la crème de champignons et aux herbes séchées, du poisson pané à l’aneth et à l’ail, et…
Bon sang, il fallait qu’elle arrête de penser à manger… Qu’est-ce qu’elle avait faim !
Elle retrouva d’elle-même le court de la conversation.
- Nous avons des glaciers à la cannelle et des tires d’érable, mais ça, je ne connais pas.
- C’est bien dommage, c’est vraiment sympa, trempé dans du café, et…
- Mika. Intervint Izac. Ça t’ennuierait de fermer la parenthèse pâtisserie ?
- Pas du tout, chef.
Le borgne se tut et lécha le fond de son bol avec application. Il avait déjà terminé… Morgane se rendit compte avec horreur qu’elle aussi.
- Bien... Conclut-elle avec fermeté. Je ne saurais dire combien de temps durera cette tempête. Mais dès qu’elle se calmera, il faudra sortir. Les accalmies sont aussi rares que brèves.
Il y eut un bruit sourd lorsque Izac Médian posa son assiette vide sur le sol. Il avait mangé moins que les autres et Milante le soupçonna de se rationner davantage pour offrir à son équipage de plus grandes portions.
- Dormez. Ordonna-t-il, le ton sec, frustré par l’incertitude qu’avait fait naître en lui l’explication de Morgane. Demain, nous essaierons de sortir.
Il n’en ajouta pas plus, et cette fois, la fatigue qui perça dans sa voix fut perçue par tout le monde. Ni plainte ni commentaire, alors. On s’allongea en silence et on ferma les yeux.
La machiniste sombra si vite dans le sommeil qu’elle eut l’impression d’être avalée par un gouffre. Après un temps qui lui sembla se réduire à quelques secondes, une main se déposa sur son épaule. Elle se redressa en sursaut et se heurta au mur de glace qu’était le regard d’Izac.
- Il faut partir. Décréta-t-il.
Sonnée, elle se rendit compte que tout le monde était déjà réveillé. La bouche pâteuse, l’esprit embrumé, elle se dépêtra gauchement de ses couvertures et remballa son paquetage. Écoutant avec attention le fond du silence, elle se rendit compte qu’on n’entendait plus le vent siffler.
Elle comprit que le capitaine avait écourté leur nuit pour profiter de cette inespérée accalmie.
- J’ai la tête dans l’oignon… Marmonna Mikaël, confirmant son hypothèse.
Izac épaula son sac à dos d’un coup d’épaule et attendit en silence que l’équipage soit prêt à partir.
- On fait demi-tour et on retrouve cette faille que tu as repérée hier, Eddy. Planifia-t-il. Pour l’instant, c’est la seule que nous sommes en capacité de remonter avec le peu de matériel que nous avons.
Il sembla sur le point de se mettre en marche, mais marqua une pause et planta son de nouveau regard sur ses troupes.
- Et le premier qui s’avise de retomber dans un trou, quand on arrive en haut, je le descends, c’est clair ?
Morgane comprit, aux gloussements des autres, qu’il s’agissait d’un trait d’humour et se demanda s’il lui était adressé. Elle n’eut ni le temps d’en rire, ni le temps de poser la moindre question. Izac Médian et compagnie s’étaient déjà mis en route, et elle leur emboîta le pas sans attendre.
C’est alors qu’une énième inquiétude s’afficha dans son esprit.
Son épaule n’était pas cassée, mais ô combien douloureuse. Un tel handicap lui permettrait-il de monter la pente ?
Ou était-elle condamnée à rester en bas ?
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La faille était un orifice rond, penché à quarante-cinq degrés, qui s’élançait vers le haut dans une courbe étroite et irrégulière. Ses parois avaient l’air mâché d’une pierre calcaire, garantissant prises et appuis aux grimpeurs. Le sommet du trou, un simple cercle à la vague luminescence tout là-haut, témoignait de l’étroitesse de la sortie et de la complexité de l’escalade. Pourtant, il était le seul lieu de remontée imaginable et il était hors de question de perdre du temps à en trouver un autre.
Morgane sentit le stress monter d’un coup en sortant quelques sangles de son sac. Le silence dans les troupes était si pesant qu’elle en vint à se demander si quelqu’un d’autre qu’elle avait pensé à son problème. Elle utilisait son bras avec tant de naturel qu’elle-même en venait à oublier que trop forcer dessus provoquait une douleur aiguë et intenable.
- Morgane. Intervint pourtant Nina, triant ses cordages. Comment se porte ton bras ?
L’interpellée émit un soupir soulagé, puis frustré.
- Il faudra bien qu’il se porte jusqu’en haut.
- C’est bien ce qu’il me semblait. Eddy ? Tu te sens de la porter ?
Milante ignora si le choc qu’elle ressentit venait de la question elle-même ou de son égo martyrisé. Elle, portée pour escalader une surface ? Elle qui passait son temps à gravir les machineries de l’Aube, les falaises à Denfèr et les navires dans le port ? Ni le froid ni l’escalade n’était un souci pour elle, et voilà qu’elle devait s’en remettre à un pirate pour arriver en haut… Quelle humiliation !
Cependant, elle ravala ses mauvais mots et s’enferma dans un mutisme bougon.
- Si elle s’accroche, je refais l’aller-retour quinze fois avec son poids sur le dos. Commenta l’homme, tranquille, en sortant un pic à glace de son sac.
- Je vais m’en sortir. Ne put-elle s’empêcher de marmonner. C’est rien qu’une entorse, ça fait pas trop mal.
- Bien. Trancha Izac, satisfait. Maintenant, l’un d’entre nous monte avec la corde et le pic à glace, fixe le tout en haut et nous attend.
Il y eut un bref silence durant lequel chacun échangea quelques regards gênés. Nul n’était pressé de retrouver la surface enneigée de la Grande Blanche.
- Bien. Répéta le capitaine, sans reproche aucun. J’y vais.
Morgane sentit son être entier se scandaliser à cette annonce. Comment ça, il y allait ? Il n’avait pas dormi de la nuit – elle le savait, il avait des poches monstrueuses sous les yeux, il mangeait deux fois moins bien qu’eux tous réunis, il venait à peine d’effleurer la mort, sa santé en avait pris un coup et il espérait… Il espérait…
Lorsqu’elle fit mine d’intervenir, il lui jeta un regard noir. Elle fronça les sourcils, ses yeux pétillèrent de colère et il soupira.
Si cet homme chutait. Si cet homme tombait, s’effondrait, en mourait, alors c’était tout son équipage qui le suivrait. Izac Médian ne pouvait se permettre de perdre la vie, il était le seul guide de ces pirates tourmentés. Il ne pouvait se permettre de perdre la face, car il portait l’espoir. Il ne pouvait se permettre de perdre la tête, car tous mouraient de sa folie.
Elle venait de prendre conscience de la raison pour laquelle il mentait tout le temps, à chaque fois. De la raison pour laquelle il cachait cette intense détresse, cette profonde solitude, cette faiblesse effrayante qu’avait creusée en lui la Rocheuse, puis le naufrage. Si elle était la sauveuse de ces gens, il était leur foi.
Quand elle vit qu’il épaulait le sac de cordes, elle voulut intervenir de nouveau.
- Ce n’est pas…
Nouveau regard noir, elle se tut aussi sec et gronda quelques insultes qu’il entendit certainement. Elle s’était arrangée pour qu’il les entende.
- Qu’est-ce qu’il y a, Morgane, tu veux y aller ? S’impatienta-t-il.
Hors d’elle, elle constata qu’aucun autre membre de l’équipage ne semblait prêt à le faire. Elle savait pourtant Clarisse bonne grimpeuse et Mikaël particulièrement agile ! De quoi avaient-ils peur, tous ? La neige qui était là-haut était identique à la glace qu’il y avait ici. Les brises ne les tueraient pas, le néant ne les avalerait pas.
Tous des couards… Pisse-froid de pirates...
Le cœur pulsant à toute allure sous les sursauts de sa rage, la machiniste fit jouer avec prudence son épaule sous les plis de sa veste. Il lui sembla alors que la douleur s’était calmée.
Sans hésiter, alors, elle s’avança au cœur du cercle que formaient les marins, se campa face à Izac et affronta son regard sans broncher.
- Donne ton sac. Ordonna-t-elle d’un ton si froid qu’il lui sembla l’avoir surpris.
Quand il se mit à rire, elle en eut la confirmation. Ho, ce n’était pas un son si clair que cela. Non, un simple souffle étouffé par l’épaisseur des écharpes. Mais elle eut la certitude grâce à ce seul son qu’en plus de ne pas la croire, il se moquait d’elle. Cette idée la fit sourire.
- Je plaisantais, Morgane. Insista-t-il, voyant qu’elle ne bougeait pas.
Elle s’approcha d’un pas encore. Elle voulait être sûre que lorsqu’elle parlerait, il serait le seul à l’entendre.
- Non, tu étais seulement énervé, capitaine. Rétorqua-t-elle, glaciale. Maintenant, donne ton sac et laisse-moi monter. Tu ne dors pas, tu manges moitié moins que les autres et tu viens de passer à deux doigts de la mort. Tu n’es pas en état de…
Le regard flamboyant du balafré coupa le fil de ses mots. Le flot de rage qu’elle y vit se déverser lui laissa croire, un instant, qu’il allait la frapper. Pourtant, après d’un interminable silence, il retira son sac, le lui fourra dans les mains et lâcha entre ses dents un soupir frustré.
Sans un mot, il recula. Morgane épaula sac, cordages et piques. Puis elle fit face à la muraille.
Il était temps de retrouver le ciel.
Les vents.
Les neiges.
Les enfers.
Arriverait-elle seulement en haut ?
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Morgane glissa sa main dans le premier interstice. Elle sentait, entre ses omoplates, le regard perçant d’Izac rivé sur elle. Elle n’avait pas droit à l’erreur.
Elle se hissa d’une première poussée, trouva une prise pour son pied, et leva son deuxième bras.
Une douleur sourde se propagea dans son épaule. Elle grimaça, l’ignora et poussa sur sa main. L’effort lui coûta une nouvelle vague d’intense algie qui lui arracha un grognement. Peu importait, elle pouvait y arriver.
Elle en était persuadée. Pas besoin d'Eddy. Pas besoin d'eux tous.
Les premiers mètres la confortèrent dans cette idée. Plus le sol s’éloignait, en dessous, plus elle se sentait capable de persévérer. Ses muscles avaient tenu le choc du naufrage. Elle les sentait rouler sous sa peau, inébranlables.
Pourtant vint un instant où, à mi-chemin, elle se sentit faiblir.
Elle n’avait pas l’habitude de grimper de si haute distance. Le sac pesait lourd sur ses épaules endolories, et son estomac, trop léger et trop vide au fond de ses tripes, ne participait pas à améliorer son état.
La douleur diffuse qu’elle subissait depuis le début de son ascension se mua en un élancement sourd, puis en une pointe acérée qui lui trancha le membre en deux. En l’espace de cinq minutes, elle sut que si elle n’arrivait pas très vite à destination elle finirait brisée en bas.
Et qu’elle n’y survivrait pas.
Au même instant, sa main droite ripa. Elle lâcha un cri, glissa, s’accrocha de toutes ses forces à son bras gauche. Son épaule blessée protesta avec violence et elle crut bien lâcher. Puis sa main droite retrouva son rôle et elle se hissa en vitesse sur quelques mètres de plus.
Quand, enfin, elle enfonça ses doigts dans la neige, elle crut s’évanouir de soulagement. Misérable, avec l’impression d’être un ver s’extirpant de son trou, elle se traîna sur la terre ferme et tituba dans la poudreuse.
Sa lanterne, accrochée à son sac, jetait autour d’elle un halo de lumière verdâtre. Du reste, tout n’était que néant. Une obscurité à la lisseur huileuse, à la perfection crémeuse d’une fiole d’encre. Pas un souffle de vent, pas un flocon de neige, pas une brise.
Seul, profond, lointain, le sourd râle que jetait le glacier en bougeant.
Morgane retrouva ses esprits avec difficulté. Elle jeta son sac à terre, testa la solidité du terrain de quelques coups de pied et entreprit de planter le pic à glace aussi profond qu’elle le put. Après quoi elle y noua la corde avec un solide nœud marin, tira dessus pour s’assurer qu’elle tiendrait le choc et la jeta dans le vide.
Elle la vit dévaler la pente, avalée par la gueule noire, et disparaître tout en bas, dans une faible tache de lumière.
Il ne lui restait plus qu’à attendre.
Seule face à l’immensité de la Grande Blanche avec une lanterne et un sac presque vide, elle fit face aux étendues invisibles qui l’entouraient. En levant les yeux, elle trouva un ciel éclaboussé d’étoiles. Pas de lunes, en cette saison. Cachées par le monde qui leur arrachait la lumière du soleil. La machiniste admira dans une contemplation béante la grâce simple de cette voûte céleste épurée, dont la fraîcheur ne faisait qu’accentuer le froid ambiant.
Encore heureux qu’il n’y ait pas un brin de vent, Morgane ne l’aurait pas supporté.
Tout était d’un calme si plat qu’elle se prit à avoir peur.
Quelques secondes plus tard, un juron essoufflé brisa sa solitude et la face crispée d’Eddy se hissa lamentablement dans la neige. L’homme se redressa à ses côtés en titubant et inspecta le décor du regard.
- Pas un pet de vent. Grommela-t-il. Ça me plaît pas.
Il avait résumé sa pensée en l’espace de deux phrases.
Il fallut vingt minutes à tout l’équipage pour rejoindre l’épiderme du monde. Arrachés aux tréfonds, les pirates semblaient soudain se noyer dans cette immensité vertigineuse. Naufragés au cœur d’une mer à la sécheresse glaciale qui n’attendait qu’un faux pas pour les engloutir.
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Izac fut le dernier à sortir. Il arriva au moment même où, loin devant, derrière la muraille infranchissable de l’horizon, s’élevait une lueur rouge en tremblotante. Morgane, le regard attiré vers cette éblouissante tache comme une mouche par une flamme, se tourna toute entière vers le lever du soleil.
La plaine bosselée et luisante de la Croqueuse s’offrit à son regard comme elle ne l’avait jamais vue. Un plateau de crevasses et de faille recouvert d’un linceul enneigé sous un ciel à la couleur glaciale d’une goutte de peinture bleue.
Le soleil s’immobilisa soudain, emprisonné derrière un titan de nuage.
Le souffle coupé, éblouie, les yeux plissés, la machiniste tourna lentement sur elle même. Partout, c’était la même chose, c’était le même monstre.
Le vide. Le calme plat. Puis la tempête.
Les mains moites, elle enfila les lunettes de soleil que contenait son sac.
Ils étaient pris au piège dans un cerceau de colossaux monstres cotonneux. Les nuages. Ils s’élevaient si haut qu’on en perdait les limites. Si clair, sur le dessus, qu’ils semblaient se fondre avec le ciel. Plus on baissait son regard le long de ces terribles colonnes de fumée, plus ils devenaient épais, sombres et menaçants.
Puis enfin, on arrivait au sol. Et là, tout était noir. Une obscurité sifflante, épaisse comme la poisse, parsemée de fils mauves qui explosaient dans le néant. Des éclairs et des vents. Des tourbillons de neiges. Des grêles assassines.
Les vents chauds, les vents froids s’emmêlant, la tourmente avait prit la forme d’un..."donaut", et elle les encerclait de toutes part.
Le Mort qui Parle les avait pris au piège.
En titubant vers les autres, Morgane sentit le regard perçant du balafré la traverser de part en part.
- Morgane… Souffla-t-il très lentement. Qu’est-ce que c’est que ce monstre ?
L’inquiétude de tout l’équipage semblait suinter de sa voix.
- C’est la tempête. Répondit-elle dans un filet de voix. Le Mort qui Parle.
Un instant durant, elle ne fut pas capable d’en dire plus.
- Explique, bon sang ! S’impatienta Mikaël, roulant des yeux terrorisés en direction des murs noirs de la tourmente.
- Cela arrive parfois. Reprit-elle donc. Le Mort qui Parle est un vent vicieux. Je vous l’ai dit, ses tempêtes ont la forme d’un… Donaut.
- Donut.
- D’un donut. Elles tournent autour d’un cœur où le calme y est si plat qu’on ne trouve pas un souffle de vent. L’oeil. Nous sommes dans l’oeil, et nous devons y rester.
Elle vit Izac déglutir avec difficulté. Qui d’autre avait remarqué cette faiblesse ?
- À quelle vitesse se déplace cette tempête ?
La question du capitaine claqua comme un coup de fouet, contraste frappant avec son évidente angoisse.
- Impossible de le savoir. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’elle file vers le Nord-Ouest.
- Contre nous, en somme…
- Exactement. Ce qui veut dire que nous marcherons droit vers la tempête et qu’elle marchera droit sur nous.
Le balafré se mordit les lèvres si fort que la mince rougeur qui les composait disparut l’espace d’une seconde. Il fit un pas un arrière, puis un pas un avant, souffla une mèche de cheveux qui lui tombait devant les yeux, puis sembla ravaler avec difficulté une volée d’insultes choquantes.
- Tu nous estimes combien de temps ?
Troublée par sa question, Morgane haussa les épaules et regretta aussitôt son geste. Elle avait mal… Qu’est-ce qu’elle avait mal !
- Je ne sais pas. Grimaça-t-elle.
- Combien de temps, Morgane ? S’impatienta l’autre. J’ai besoin d’une donnée, Morgane.
Il lui sembla sentir un vent de panique dans sa colère.
- En moyenne, l’oeil du Mort qui Parle avance à dix kilomètres-heure et il fait dans les mille kilomètres… Si on considère que nous marchons à six kilomètres-heure, on devrait… He bien… Bon sang Izac, je ne sais même pas quelle distance nous sépare du bord !
- Dans ce cas, si nous étions à l’extrémité et que nous devions aller en face, combien de temps mettrions on nous à le traverser ?
- En moyenne, un jour. Lâcha-t-elle avec l’impression d’annoncer un décès. Sans compter les détours que nous devrons faire, puisque nous sommes dans une zone encore très crevassée.
Cette fois, tout le monde vit le visage du capitaine se décomposer.
Il épaula son sac d’un coup d’épaule.
- On y va. Trancha-t-il d’une voix acérée. On y va, on ne s’arrête pas. Sous aucun prétexte.
Morgane comprit qu’il lui faudrait trouver une technique pour pisser debout.
Elle emboîta le pas aux autres. Son épaule la lançait toujours avec insistance, mais elle refusa d’y prêter attention.
Chaque seconde de perdue était une de gagnée pour le monstre qui fondait sur eux.
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Elle avait beau marcher, la muraille de nuage lui semblait toujours aussi lointaine. C’était comme avancer vers le rien, faire des pas sans effets. Une impression troublante, d’autant plus effrayante puisqu’elle n’était pas vraie. Face à elle, un sac à dos surchargé ballottait sur les épaules trop maigres de Clarisse. Elle lui avait déjà proposé, deux fois, de partager son équipement. Elle avait un sac vide – à quelques sangles près, et sa douleur s’apaisait. Mais l’émaciée avait refusé deux fois, sachant parfaitement qu’un poids sur le dos réveillerait la souffrance de Morgane et prétextant qu’elle ne voulait pas ralentir.
Le temps s’étirait, interminable. Le pesant silence de l’Oeil n’était troublé que par le crissement de leurs crampons dans la neige et la glace. Les minutes s’allongeaient, leur sursis s’étiolait. Devant eux, la tempête grondait. De temps à autre, ils entendaient la puissance dévastatrice d’un éclair résonner au loin, très loin. Chacun de ces sons arrachait à Morgane un sursaut d’horreur. Elle les sentait au plus profonds de ses tripes, comme si c’était en elle qu’il résonnait et non dans cette épaisse muraille d’obscurité.
Bientôt, la nuit reprit ses droits. La faible éclaboussure du soleil retourna se terrer sous l’horizon glacial. Les traînées sanguinolentes de sa disparition teintèrent, un instant, les nuages de vermeille. Puis tout disparut à nouveau, gobé, avalé, dévoré.
Les lampes torches s’allumèrent avec des cliquètements, chacun redécouvrit son visage dans le néant, retirant les sangles de leurs lunettes de protection. La lumière s’en était allée, et l’éblouissante glace du paysage était redevenue un puits sans fond.
- Mangez un morceau. Ordonna Izac, profitant de cette courte pause pour se tourner vers eux.
Il était en tête de file, et depuis des heures Morgane n’avait vu de lui qu’une silhouette emmitouflée dans des couches et des couches de vestes semblables à toutes les autres. Le son rauque de sa voix tranchante et les lueurs macabres de ses yeux glaciaux lui arrachèrent des frissons. Elle ne prononça pas un mot lorsqu’il lui lança, l’air pressé, un sachet de viande séchée. Dès que chacun fut servi, le capitaine épaula de nouveau son sac et leur adressa un signe du menton.
- Accrochez-vous. Commanda-t-il avec une froideur qui contrastait avec la nuance rassurante de ses mots. On y retourne.
Ainsi, ils se remirent en route. Milante reprit l’avancée sans rechigner. Elle grignota son morceau de viande, millimètre par millimètre, savourant chaque miette. Mâcher lui faisait oublier la distance qu’il leur restait à parcourir, vers quoi elle marchait...
Et ce qui l’attendait derrière la muraille de l’Oeil.
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