15 - Les géants

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Chaque minute lui semblait un enfer. Son corps entier lui hurlait de s’arrêter. De s’endormir comme une masse. Et chaque parcelle de son âme lui hurlait le contraire, sachant que la moindre seconde de perdue pouvait tout changer.

Car au loin, dans le néant, elle voyait encore les éclairs de la tempête zébrer l’obscurité. Et ils étaient de plus en plus proches.

Son cœur se serra quand elle se souvint, une fois de plus depuis le début de leur interminable marche, qu’il leur serait impossible d’atteindre leur destination à temps. Pas besoin d’être devin pour le comprendre. Izac, en tête, regardait avec frénésie montre, cartes, boussoles et croquis avec des gestes secs et brusques. Ils avaient pris du retard dans les sous-sols et la tempête avançait trop vite.

Bientôt, elle les goberait.

Morgane venait de finir sa gourde quand une lumière chancela. C’était la lampe de Mikaël qui glissait sur le côté. Et le borgne tout entier qui s’effondrait comme une masse.

- Mika ! Glapit la voix de Nina.

Elle intercepta la silhouette de son camarade avant qu’il ne touche le sol. Izac Médian, ses yeux brûlants dans la glace, fit face à son équipage pour constater l’ampleur des dégâts.

- Izac. Gronda le médecin de bord, serrant son homme contre elle comme si elle avait peur qu’il s’effrite dans ses bras. Il nous faut une pause.

Un cocktail d’émotions contradictoires explosa sur la mine grise du capitaine. Il jeta un regard à l’horizon, puis un nouveau à ses interlocuteurs. Lorsqu’il croisa son regard, Morgane sut qu’il y avait vu toute la fatigue et la douleur qui l’habitait. Elle avait besoin d’une pause...

- Très bien… Grinça cependant le balafré. Prenons une heure, pas plus.

Ils n’eurent pas besoin de davantage d’information. En moins d’une minute, tout le monde s’était allongé dans ses couvertures et cherchait le sommeil.

Morgane, emmitouflée dans la laine grossière de son couchage de fortune, sut qu’elle ne le trouverait pas. Elle ferma un instant les yeux, bien sûr. Peut-être vingt minutes ou une demi-heure. Mais elle ne parvint pas à s’endormir. Au loin, les grondements de la tempête faisaient suinter son cœur d’angoisse. Et cette angoisse empoisonnait ce moment de repos si bref et si précieux.

Au bout d’un certain temps, lassée, elle se redressa au milieu des ronflements et du silence de l’Oeil. Seule sa propre lanterne diffusait encore une lumière sur les ombres allongées, les enfermant dans une brillance vacillante au milieu du néant. Ce constat lui arracha un sursaut effrayé de plus, et elle prit conscience que chaque ombre pouvait dissimuler la silhouette d’un mort, d’un maudit venu les chercher.

Murphy était-il de retour pour son capitaine ?

Prise d’une soudaine vague d’inquiétude, elle chercha la silhouette d’Izac parmi celles qui l’entouraient. Elle n’eut pas grand mal à le trouver. Il était assis. Bien vivant, mais nullement endormi.

À sa droite, Nina lâcha un ronflement bruyant.

Morgane replia en silence sa couverture, la rangea dans son sac et enjamba un à un ses camarades pour prendre place à côté du capitaine. Dans le fouillis de ses écharpes, de ses capuches et de ses cheveux chaotiques, elle perçut un œil perçant qui lui jeta un regard surpris.

- Tu ne dors pas. S’expliqua-t-elle.

Il avait, étalé sur ses jambes, une carte de la Grande Blanche, le carnet de Silver, une boussole fendillée et quelques croquis d’une impressionnante précision qu’il avait sans doute dessinés lui-même, seul, dans l’ombre.

- Toi non plus. Rétorqua-t-il sans le regarder, concentré sur ses papiers.

Elle ne put s’empêcher de jeter un œil aux cartes. Sur le paysage de la Croqueuse, jalonné de reliefs, de courants, des déplacements constants d’un glacier sans cesse en mouvement, il avait placé des points rouges qu’il avait reliés par des traits. Ces points dessinaient un trajet d’abord droit, puis hésitants, puis emmêlé de zigzag et de demi-tours, puis droit à nouveau. Elle n’eut pas besoin de plus pour comprendre que les points rouges étaient leurs zones de campements, et qu’ils avaient perdu un temps monstrueux dans les tréfonds.

- Combien de temps nous reste-t-il à marcher ? S’enquit-elle, craignant la réponse.

À nouveau, l’oeil perçant s’arracha à sa contemplation pour se ficher dans le sien.

- Un jour. Lâcha, sinistre, la voix rauque d’Izac.

Elle déglutit avec difficulté.

- Un jour. Répéta-t-elle d’un ton étouffé.

Un jour alors qu’ils marchaient depuis presque un jour déjà. Cette nouvelle, bien pire que toutes celles qu’elle avait imaginées, l’assomma d’une puissante vague de panique. Il fallait repartir ! Repartir ! Tout de suite, ils perdaient du temps, ils perdaient…

Non, c’était idiot. Il leur fallait des forces pour affronter la tempête, pour surmonter le monstre que jetait la Grande Blanche sur eux. Soudain, les grondements des éclairs lui parurent être la rumeur lointaine des sabots d’une armée démoniaque fusant dans leur direction.

Elle changea de position pour changer d’idée, et une sourde douleur la fit grimacer.

- Ton épaule te fait mal.

Ce n’était ni un constat, ni un reproche, ni une raillerie acerbe qui était sortie de la bouche du capitaine. Seulement un étrange mélange des trois qu’elle ne fut pas certaine de comprendre.

- Effectivement. Avoua-t-elle à contrecœur.

Il y eut un instant de silence. Un froufrou de papier tandis qu’il se tournait vers elle.

- Tu n’aurais pas dû grimper cette faille.

Il semblait lui en vouloir de l’avoir cloué au sol, lui, Izac Médian, capitaine du Corbeau. Fierté mal placée ou noble prise de responsabilité ? Impossible de le savoir avec un type pareil.

- Toi non plus. Contra-t-elle pourtant, impassible.

Nouveau silence. Il se renfrogna.

- Tu m’agaces. Gronda-t-il enfin.

Cette fois, elle perçut clairement une vague menace dans sa voix. Elle fut tentée de rétorquer "toi aussi" ce qui n’aurait été que la vérité, mais elle ravala de justesse ses mots. Le provoquer dans un moment pareil n’était sans doute pas une brillante idée, surtout quand on savait qu’il maîtrisait mal sa colère et qu’il était à fleur de peau.

- Tu m’en vois navrée. Répondit-elle à la place.

Ce ne fut pas bien mieux, au final, en raison de la pointe d’ironie qui perça dans sa voix. Il lui jeta un regard équivoque puis retourna à ses cartes. Ils restèrent ainsi un long moment. Un moment interminable. Lui, enfermé dans ses croquis et ses calculs. Elle, les yeux rivés sur l’horizon. Puis, enfin, il redressa la tête et ouvrit la bouche, semblant hésiter à lui poser une question qui lui brûlait les lèvres. Il était rare de voir Médian hésiter, et Morgane eut soudain conscience qu’elle était l’une des rares à y être autorisée.

- Est-ce que Murphy va revenir ? Souffla-t-il soudain.

Elle lui jeta un regard stupéfait. Elle ne s’était attendue ni à cette question tendue, ni à cette angoisse enfantine, ni à cette puissante culpabilité qu’elle entendit dans ses mots. Elle le lorgna longtemps, cherchant quoi lui répondre.

- He bien… Commença-t-elle avec lenteur, sachant qu’il lui faudrait répondre avec des pincettes. Je ne pense pas.

- Tu ne penses pas ? Grinça-t-il, frustré par cette information trop vague.

- Non. Disons que… Je l’ai épinglé au sol… Il ne s’en détachera pas sans aide.

Dans l’ombre de sa capuche, elle le vit froncer les sourcils. Puis détourner le regard. Sa réponse lui convint, cette fois, et il se mura dans le silence. Elle, elle sentit ses pensées s’égarer de nouveau vers la tempête qui les encerclait.

- Morgane. Lâcha-t-il soudain.

L’entendre prononcer son prénom capta toute son attention et elle se tourna à nouveau vers lui.

- Je ne pense pas qu’il soit possible de survivre à cette tempête.

Cette seule phrase fit exploser la boule d’angoisse qu’elle avait coincée en travers de la gorge. Et cette déflagration la bâillonna durant de longues secondes. Elle s’autorisa un instant pour trouver son souffle, comprenant qu’il attendait son avis, puis ouvrit la bouche avec une lenteur douloureuse.

- Nous n’y survivrons pas tous.

Dès qu’elle eut lâché ces quelques mots, elle se sentit mieux. Comme si prononcer ses craintes avait allégé un poids sur sa conscience.

Elle échangea un long regard avec Izac. L’obscurité sans fond qu’elle y lut lui laissa comprendre qu’il n’était pas aussi optimiste qu’elle. Pour lui, se tirer une balle tout de suite reviendrait au même que de traverser ce monstre. Mais elle sut aussi, avec une inébranlable conviction, qu’il se battrait jusqu’au bout pour mener ce qu’il restait de son équipage à destination. La faiblesse qu’il avait montré, cet abandon auquel il s’était laissé aller dans l’étreinte mortifère de Murphy n’était plus. Le capitaine du Corbeau porterait l’horreur, l’angoisse et la fatalité cruelle de leur situation jusqu’au bout.

Elle en était convaincue. Cet homme en avait bien trop vu, bien trop vécu, bien trop souffert pour laisser tomber.

Pour la première fois depuis leur rencontre, Morgane lui adressa un sourire sincère. Si tous les autres avaient été teintés d’une puissante ironie et d’une certaine haine, celui-ci mettait de côté leur rivalité ambiguë pour se montrer rassurant au possible.

Elle ne sut pas s’il le vit. Ni même s’il s’y intéressa. Pourtant, il lui sembla que, dans l’ombre de son regard, il y répondait.

__

Leur heure de repos touchait à sa fin. La machiniste n’avait pas même imaginé une seconde se recoucher. Elle se contentait de somnoler sur place, sursautant de temps à autre, tirée de ses rêveries macabres par les râles profonds du glacier ou les explosions lointaines des éclairs.

À ses côtés, Izac n’avait pas bougé. Le dos droit, immobile comme une statue, il avait remballé cartes, croquis et boussoles pour fermer un peu les yeux. Assis, le menton planté sur sa main, les paupières baissées sur son puissant regard, il semblait presque endormi. Mais la tension qui subsistait dans ses épaules prouvait le contraire.

Ils étaient encore ainsi quand une goutte de lumière pointa à l’horizon. Morgane se redressa toute entière, son attention happée par l’arrivée du soleil. Une lueur grise, fade, pâle, inonda peu à peu la neige. Le paysage se découpa autour d’eux en ombre chinoise. D’abord se dessina la ligne délavée des bords de l’Oeil, puis l’immense tache immaculée de la Grande Blanche, et enfin de colossales masses noires aux gueules béantes.

La machiniste se leva de bond. Qu’est-ce que… ? Horrifiée, elle tourna sur elle-même, agitée de frissons. Ils étaient au cœur d’un étrange troupeau. Une monstrueuse bête noire dormait, plantée dans la glace, entourée de cinq autres… ou six ? La femme s’humecta les lèvres en comprenant qu’il s’agissait de…

Navires. Des navires. Par les morts, des navires !

- Izac ! Lança-t-elle.

Il fallut lui donner une tape sur l’épaule pour qu’il l’entende. Peut-être dormait-il, en fin de compte? Engourdi, il se leva à son tour et se campa à ses côtés. Elle vit d’abord l’incompréhension, dans ses yeux, puis l’angoisse, puis une brève panique. Il cligna des paupières, et tout disparut.

Il tourna avec lenteur sur lui-même. Sur le sol, leurs camarades s’éveillaient peu à peu.

- Qu’est-ce que… Glapit Mikaël en se redressant.

Lui aussi avait pris la proue éventrée du plus gros des navires pour la gueule béante hérissée de dents d'un monstre cauchemardesque.

Le capitaine, lentement, s’avança face au colosse qui les lorgnait tous. Sa silhouette, fragile dans cette immensité, se découpa contre celle, noire, craquelée de rouille gelée, de l’épave. Au bout de quelques mètres, il se figea. Songeur, il se tourna vers son équipage et resta silencieux un instant.

- Morgane. Lâcha-t-il d’un ton si blanc qu’on eut dit qu’il était mort. C’est encore elle, n’est-ce pas ?

Elle mit un moment à comprendre le sens de sa question. Puis elle sut qu’il parlait de la Grande Blanche et de ses pièges raffinés.

Ces navires étaient sur leur chemin. Ils étaient obligés de traverser ce cimetière. D’un côté, c’était une bonne nouvelle. Cela voulait dire qu’ils approchaient des rives friables du Pôle. Celles où les bateaux faisaient naufrage. Et qu’ils trouveraient, en conséquence, la radio et le refuge qu’ils étaient venus chercher. Mais cela voulait également dire que la zone était dangereuse. Très dangereuse.

Car la machiniste n’avait jamais entendu parler de la disparition de sept navires dans la Grande Blanche. Ils n’avaient pas été trouvés. Ils étaient là depuis et pour toujours, leur équipage avec eux. Combien y avait-il de maudits errant tout près d’eux ?

Il lui semblait pourtant que ces épaves étaient différentes. Figées, cadavériques, prisonnières du temps.

- Morgane ? Répéta Izac.

Elle déglutit, croisa son regard, sut qu’elle avait laissé voir sa peur.

- Nous devons nous en aller. Céda-t-elle d’une voix tendue. Vite.

Elle sentait, au fin fond de ses tripes, cette même impression que les fois précédentes. Celle qui lui donnait la sensation de s’enfoncer dans un bain de caramel vicié. De se noyer dans une mélasse malsaine…

Le capitaine n’eut pas même besoin de répéter son ordre. Le simple regard dont il balaya son équipage suffit à lui faire comprendre qu’il ne valait mieux pas qu’ils traînent. La machiniste enfila ses lunettes de soleil, libérant ses yeux du douloureux éclat de la neige, et ils se mirent en route.

Ils étaient bien à une double centaine de mètres de l’épave la plus proche. Pourtant, elle paraissait si près d’eux qu’elle semblait sur le point de les gober tout entier. Morgane ne pouvait s’empêcher de contempler cette dantesque carcasse, sachant, sentant au plus profond de ses tripes que cette fois était encore différente.

Et qu’elle tomberait encore dans le piège.

Elle fronça les sourcils. Tendit le cou. À mesure qu’ils avançaient, qu’ils longeaient ce navire, il lui sembla découvrir, plus loin, une masse jusqu’à présent masquée à leur vue. Gênée par l’éclat de la neige, Morgane l’identifia d’abord comme un énième bateau dans ce cimetière monstrueux. Puis elle remarqua qu’il était enveloppé d’une étrange brume grise. Elle échangea un regard nerveux avec Clarisse, l’amie qui marchait à ses côtés. Sentait-elle, elle aussi, cette odeur ferreuse que portait la brise ?

Sans doute les lourds relents de rouille que dégageaient les carcasses.

Le froid s’engouffra dans les plis de sa capuche, et elle manqua de se figer. De la brise ? Elle redressa vivement la tête, huma l’air. Non ! Cette brume vers laquelle ils s’avançaient, c’était les nuages de la tempête qui s’étiolaient dans leur direction. Comme mille et mille bras cherchant à les happer. Et cette brise, ce n’était rien d’autre que le fantôme des courants colossaux qui tourmentaient le tonnerre, en face d’eux.

À environ un kilomètre plus avant, un éclair zébra le néant. Son mugissement les fit tous sursauter, le sol trembla sous leurs pieds. Dans un hoquet de panique, Clarisse avait plaqué les mains sur ses oreilles.

- Izac ! Glapit-elle d’une voix suppliante. On ne survivra jamais à ça !

Ils virent tous le capitaine essuyer, fébrile, la sueur froide qui coulait sur son front.

- Ne ralentissez pas ! Ordonna-t-il sans cesser de marcher.

Morgane se rendit compte qu’elle avait diminué le rythme. La peur qui noyait ses sens lui hurlait de faire demi-tour en courant. Sa raison lui soufflait que c’était inutile.

Plus assez de provisions. Plus assez de temps. Et le mur de l’Oeil avançait plus vite qu’elle.

Un autre éclair explosa, révélant un instant le visage ravagé des dessous de la tempête. Face à ces tourbillons de grêles, ces vents surpuissants et ces terres déformées, les rescapés sentirent leur cœur faire un bond de nouveau.

La panique la prit aux tripes. Elle n’avait jamais rien vu de tel. On avait seulement tenté de lui expliquer, et elle prenait désormais conscience qu’aucun mot n’était assez fort pour décrire une chose pareille Cette fois, elle eut la certitude que cette tourmente les tuerait.

Prise d’un élan d’espoir, elle jeta un regard circulaire autour d’elle. Le paysage commençait déjà à se flouter, avalé par la brume. Ils durent retirer leurs lunettes pour y voir. Elle se rendit compte qu’ils étaient dans un vide, entre les navires. Les plus petits, les six qu’elle avaient compté, semblaient former un cercle autour de celui qu’ils venaient de découvrir, lequel se trouvait à une dizaine de minutes de marche.

Elle remarqua alors la taille de ce dernier. Si les autres étaient similaires à l’Aube, aux mesures raisonnables adaptées à un port de taille moyenne, celui-là était gigantesque.

Au moins cinq ponts. Deux immenses cheminées témoignant de la taille de son moteur sans doute obsolètes. Une proue plate, en pente inversée, couverte de rayure et de trous.

C’était un brise-glace. Un vieux brise-glace. Elle haussa les sourcils lorsqu’elle reconnut le logo de la Compagnie de la Dame, encore visible entre deux taches de rouille.

Ce navire venait de Denfèr.

Cette information, au lieu de la réconforter, la terrorisa. Sans qu’elle sache vraiment pourquoi, le bâtiment lui inspirait une dérangeante impression de déjà vu. C’était l’un de ces navires capables de naviguer n’importe où, de traverser tous les récifs, toutes les tempêtes, toutes les glaces. Un monstre des mers. Un démon échoué sur ces terres.

Ce n’était pas normal.

- Morgane, avance. Pressa Nina dans son dos.

Elle se rendit compte qu’elle avait encore ralenti le pas.

Elle entendit Eddy pousser un juron quand les premiers vestiges de grêlons vinrent s’échouer sur leurs vestes. S’ils faisaient cette taille, ici, ils avaient sans nul doute les dimensions d’un poing sous le couvert de la tempête.

Poussée par un élan d’adrénaline, Morgane accéléra pour rejoindre la tête de file. Elle se campa aux côtés d’Izac, adapta son rythme au sien et ouvrit la bouche.

- Nous ne pouvons pas continuer, Izac. Lui souffla-t-elle, juste assez fort pour que seul lui puisse l’entendre.

Il lui jeta un regard en biais, une froideur pure animant son regard.

- Tu vois une autre solution ? Argua-t-il, les dents serrées. Nous ne pouvons pas nous cacher encore des jours en attendant que cette tempête passe.

Elle pinça les lèvres, angoissée. Il avait raison, mais...

- Il y en a bien une… Reprit-elle. Mais…

- Pas de mais ! S’impatienta avec brusquerie le balafré, haussant un peu le ton. Nous n’avons pas le temps, Morgane, active !

Comme pour ponctuer sa phrase, un courant d’air plus puissant que les précédents lui jeta un grêlon sur la tête. L’impact lui fit presque mal, et la machiniste n’en eut que plus peur. Il fallait qu’elle s’active, en effet.

- Les vents sont généralement plus puissants et plus froids sur les façades de l’oeil, sur une longueur qui varie de plusieurs kilomètres. Continua-t-elle donc à toute vitesse. Nous devons échapper à cette zone-là, nous n’y survivrons pas c’est certain.

Elle sentit le capitaine hésiter à ses côtés. Cette hésitation lui fit peur.

- Si nous entrons dans cette tempête, il te suffira d’un grêlon en pleine tête pour mourir.

Il la fusilla du regard.

- Tu as laissé entendre que c’était possible.

Était-il en train de lui reprocher son erreur ? Était-il en train de lui reprocher d’avoir sous-estimé le Mort qui Parle ? Elle se mordit la joue pour garder son calme.

- Izac Médian. Martela-t-elle froidement. Je ne suis ni météorologue, ni exploratrice, et encore moins navigatrice. Ma spécialité est de réparer et entretenir des moteurs de classe 1 à 30, en particulier les plus anciens dont nous sommes encore équipés sur Denfèr. Je n’ai ni la science des tempêtes ni celle des vents ! Je ne suis pas en capacité d’élucider toutes tes questions sur cet endroit, je ne suis même pas sûre que j’y survivrai moi-même !

Elle se rendit compte qu’elle avait haussé le ton et se calma aussitôt. Le balafré s’était arrêté, et avec lui toute sa troupe. Alignés derrière leur capitaine, les membres d’équipages attendaient que le couperet tombe. Il était rare que quelqu’un ose contredire le chef. Le dernier en avait payé le prix...

- Je t’ai peut-être surestimée. Argua-t-il.

Sa phrase sonna comme une insulte qui claqua bruyamment aux oreilles de Morgane. Elle sut qu’elle ne l’avait pas totalement convaincu. Elle sut aussi qu’il craignait d’emmener son équipage dans les tripes de ces navires qui les entouraient, même pour les mettre à l’abri.

Désespérée, aveuglée par sa frustration et sa rage, elle songea un instant qu’il comptait pour de vrai les emmener tous dans les bras de la tempête. Et signer, par la même occasion, leur arrêt de mort...

- Tu cherches donc vraiment à mourir ?

Elle se rendit compte que c’était elle qui venait de lancer cette question cinglante. Qu’elle s’était approchée, tout près de son interlocuteur, pour lui gronder cette mielleuse interrogation au visage. Pour que lui seul l’entende. Elle sut que sa pique avait fait mouche lorsque les yeux translucides s’assombrirent, lorsque les eaux limpides de ses iris s’animèrent d’une colère froide.

Puis le capitaine Izac Médian, bien connu pour ses excès de colère, l’attrapa par le col d’une poigne implacable.

le eut un hoquet sous le choc, saisit d’instinct ces poignets qui l’entravaient comme des chaînes. Elle avait entendu Clarisse glapir en plaquant une main sur sa bouche. Elle n’eut aucune conscience des regards inquiets qu’échangeaient les autres.

Le balafré la tira davantage dans sa direction. Elle lutta pour ne pas se noyer dans la rage qui brillait au fond de son regard.

- Ne redis jamais ça.

La voix de l’homme, éraillée de nature, s’était muée en un son si guttural qu’elle eut l’impression de s’adresser à un mort. Morgane déglutit avec difficulté, sentant qu’il raffermissait sa prise.

- Tu ne peux pas dire que c’est faux. Souffla-t-elle cependant, refusant de se démonter.

La douceur qu’elle perçut dans sa propre voix la surprit elle-même. Avait-elle pitié de ce fou dangereux ? Lui, en tout cas, ne sembla pas apprécier l’attention, car la fêlure qu’elle venait de mettre en évidence ne fit qu’augmenter sa colère.

Quand il fut flagrant qu’il était sur le point de l’étrangler, elle songea qu’il serait bon de mettre fin à l’échange. D’autant que les grêlons se faisaient plus épais. Les vents plus forts. Le tonnerre plus proche.

- Izac, le temps presse. Avertit-elle. Bientôt nous n’en aurons plus assez pour prendre une décision.

La poigne sur ses vêtements s’intensifia encore, la tension dans l’iris monta d’un cran. Les yeux translucides s’approchèrent davantage des siens.

- Ce que tu as dit… Gronda-t-il à nouveau. Plus jamais, est-ce bien clair ? Jamais !

Face à son chuchotement menaçant, elle n’eut d’autre réaction qu’affronter son regard. Il dut prendre cela pour un oui, car il la relâcha comme si elle l’avait mordu. Après quoi il lissa avec nervosité les plis de sa veste et fit face à son équipage abasourdi.

Un coup de vent l’enveloppa d’une aura glaciale et piquante. Il leva le bras, lentement, et pointa la colossale carcasse du brise-glace de la Dame. Juste derrière le bâtiment s’élevait le colossal mur des nuages. Zébré d’éclairs, noir comme la suie, il semblait s’effondrer sur eux comme une vague.

- Ce bateau n’est pas un abri. Tonna Izac pour couvrir le sifflement du vent. C’est un piège. Mais nous n’avons pas le choix, est-ce bien clair ?

Il y eut quelques hochements de têtes et regards oppressés.

- On ne laisse personne en arrière. Reprit-il fermement. On avance le plus vite possible. On regarde où on marche. Maintenant, courez.

Ils s’élancèrent tous en même temps. Morgane, dans un effort insoutenable, ordonna à ses jambes de s’activer. Trébuchant dans la neige, son sac trop léger ballottant sur ses épaules, elle vit, impuissante, la carcasse effrayante du navire s’approcher d’elle pas à pas.

Plus elle s’avançait vers lui, plus elle s’avançait vite. La tempête qui fondait sur eux décuplait son énergie. Multipliait ses craintes. Alimentait sa peur.

Pourtant, plus elle approchait de leur sinistre providentiel refuge, plus elle craignait de pénétrer dans ses entrailles. Menaçant, il avait quelque chose de familier qui lui glaçait le sang. Peut-être était-ce ses courbes brutales, caractéristiques de l’île Denfèr ? Ou bien le nom de cette compagnie…

- L’échelle ! Cria Mikaël, la tirant de ses pensées.

Ils voyaient, d’ici, les barreaux d’une échelle rampant le long de la coque. Immense, elle devait bien s’élever sur une trentaine de mètres au moins et son sommet se perdait dans la brume. Suivant du regard sa courbe délicate, Morgane trouva quelques lettres imprimées sur le fer du navire et son cœur, dans ses entrailles, se figea.

Le Rhapsodie.

C’était impossible. Tout le monde disait que… Que…

- Morgane, avance !

L’ordre d’Izac la ramena à la réalité. Ses yeux papillonnèrent un instant, elle se rendit compte qu’elle s’était arrêtée. Chancelante, tituba sur ses jambes étaient en coton.

- Morgane !

Cette fois, c’était la voix de Nina. La main de fer du médecin de bord lui empoigna le bras et l’entraîna à sa suite. Elle se laissa guider, sonnée, effrayée, coulant vers le navire des regards glacés.

La poupe du bateau, cent mètres plus avant, disparaissait déjà dans un vent de folie.

La coque du Rhapsodie était enchâssée dans des blocs de glace colossaux, brisés et pêle-mêle, témoignant du fait que le bâtiment s’était encastré dans la Grande Blanche. Izac Médian, avec une souplesse et une grâce que Morgane ne lui avait prêtées que par supposition, se lança dans l’escalade sans l’ombre d’une hésitation, poussant Mikaël à en faire de même.

- J’ai le vertige ! Protesta le borgne.

Au même instant, trébuchantes et pantelantes, Nina et Morgane arrivaient à sa hauteur.

- Monte ! Lui ordonna la première en la poussant dans le dos.

La machiniste trébucha, croisa le regard de Clarisse qui claquait des dents à ses côtés. Elles se sourirent sans vraiment y penser.

- On se retrouve en haut. Décréta Milante.

L’autre hocha la tête, puis Morgane s’attaqua à l’ascension. Grimper la glace fut un jeu d’enfant. Fêlée, brisée, divisée, elle offrait plus de prise qu’on ne pouvait en rêver. Mais les barreaux de l’échelle, eux, tordus, rouillés, à demi brisés, lui jetèrent une peur bleue au ventre et il lui fallut faire un effort colossal pour s’y accrocher.

À tout moment, ils pouvaient céder sous son poids et le vide l’avalerait.

Seuls les sifflements de la tempête purent la convaincre de poursuivre la montée.

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