16 - Le Rhapsodie

19 minutes de lecture

Enfin, ses mains trouvèrent une prise sur la balustrade du pont inférieur. Les bras tremblants, l’épaule en feu, les yeux brillants de douleur, Morgane puisa dans le reste de ses forces pour se hisser contre la barrière. Eddy, déjà de l’autre côté, l’aida lorsqu’elle dut l’enjamber, épuisée et couverte de rouille. Elle se laissa tomber à genoux sur la tôle humide du parterre, secouée de frissons, avec un soupire misérable. Le vent, sifflant, s’engouffrait dans la coursive en traînant dans son sillage des grêlons de plus en plus gros, de plus en plus nombreux.

La muraille de la tempête était toute proche.

- Bougez-vous ! Rugit Izac, penché par-dessus bord.

En se redressant, la machiniste constata qu’elle avait pris beaucoup d’avance. Nina n’était encore qu’une floue silhouette dans la brume, à mi-chemin entre le sol et le pont inférieur, et les deux autres disparaissaient complètement dans le vague.

- Mikaël et son putain de vertige ! Pesta le capitaine, trépignant sur place.

Milante constata que le vent forcissait, qu’en bas, le médecin semblait peiner à résister à ses assauts. Et si les brises violentes du monstre qui fondait sur eux l’emportaient avec elles ? Et si elle lâchait les barreaux sous les assauts de la tempête et chutait pour disparaître, fracassée, en bas dans les rochers gelés ?

Prise d’un sursaut de panique, la machiniste laissa tomber son sac au sol et l’ouvrit avec frénésie pour le fouiller sans ménagements. Elle en tira la corde, se redressa en tremblant, et la noua à la balustrade en un coriace nœud marin. Comprenant son initiative, Eddy se pencha à son tour.

- Choppez la corde ! Hurla-t-il dans le vent.

Nul ne fut capable de dire si on l’avait entendu.

Morgane jeta les câbles dans le vide. Ils dégringolèrent la coque du Rhapsodie jusqu’à se perdre dans la brume. Se mordant les lèvres d’angoisse, elle vit avec un soulagement indescriptible Nina s’arrêter. Tendre un bras. Empoigner le cordage. L’accrocher à sa ceinture. Reprendre son ascension.

Eddy empoigna la corde, la tirant à mesure que le médecin montait. Milante, elle, espéra que Mikaël et Clarisse en avaient fait de même.

Au même instant, un grêlon gros comme son poing lui percuta l’épaule. Elle étouffa un cri de douleur, tituba sur place.

- Bougez-vous, nom des Dieux ! Rugit à nouveau Izac par-dessus bord.

Visiblement, être planté là à attendre, impuissant, le mettait dans un état indescriptible. Il en devenait aussi dangereux que fragile.

La main ferme de Nina s’agrippa enfin à la balustrade du pont inférieur. Aussitôt, Izac se jeta à ses côtés pour lui porter assistance. Il l’aida à enjamber la barrière, puis la soutint lorsqu’elle tituba d’épuisement.

- Reste debout. Ordonna-t-il en la redressant.

La femme tint bon, retrouva son légendaire aplomb, détacha la corde de sa ceinture et fit volte-face pour prêter main force à Mikaël. Ce dernier, blanc comme un linge, semblait sur le point de s’évanouir.

Dès que le borgne eut détaché les cordages de sa ceinture, Eddy, se remit à tirer. Morgane sentit son estomac se mettre en boule dans ses entrailles. Il y avait quelque chose de différent… Dans leur poids. Dans leur tension.

Quelque chose clochait.

Quand le pirate fronça les sourcils, elle se jeta sur la rambarde et plongea son regard dans le vide, ignorant les assauts du vent.

Là, quelque cinq mètres sous elle, prise dans les rafales, l’extrémité de la corde bringuebalait sans attaches.

De Clarisse, il n’y avait aucune trace.

- Clarisse… Souffla Milante, les yeux écarquillés de stupeur.

Était-ce possible ? Était-ce possible que ce morceau de corde soit là, ainsi, tout seul, sans l’émaciée accrochée à son bout ?

Entendant son murmure, Izac s’était à son tour penché vers le vide. Il scruta le vide à son tour de ses yeux translucides. Morgane le vit serrer les dents, crisper la mâchoire, froncer les sourcils. Comme si, quelque part, il cherchait à étouffer une tempête. Une tempête dans sa tête.

Quand il se redressa, il était redevenu le sinistre et impassible capitaine du Corbeau.

- Il faut rentrer.

L’ordre tomba comme un couperet. Pour la première fois, Milante vit l’un des pirates craquer. Mikaël, d’un seul coup, tituba contre le mur avec un hoquet. Comme s’il venait de recevoir une balle un plein ventre. Là, en silence, dans le plus parfait des mutismes, il déposa une main sur sa bouche et fut secoué d’un profond sanglot.

Il ne se plaint pas. Il ne contredit pas la directive d’Izac. Il se contenta de s’effondrer avec des pleurs déchirants dans les bras du médecin de bord. Nina elle-même semblait bien trop atteinte pour lui murmurer la moindre parole réconfortante.

Morgane, elle, s’en retourna à l’inspection du vide. Ballottée par le vent, la corde solitaire se laissait avaler par les nuages.

- Morgane, il faut rentrer.

Même la voix cinglante du balafré ne parvint à l’arracher à sa contemplation. Elle était forcément là, quelque part, dans la brume. Elle était là, agrippée aux barreaux, montant avec toute la force que recelaient ses maigres bras ! Clarisse était bonne grimpeuse ! Elle était toute proche, elle…

- Morgane !

Cette fois, une main s’était écrasée sur son épaule. Celle qui lui faisait mal.

Prise d’une soudaine colère, elle eut un bref sursaut et se dégagea.

- Non. Gronda-t-elle. Il faut l’attendre.

Tout près d’eux, un terrifiant éclair explosa. Déchira le néant des nuages.

- Morgane, viens !

Le vent la fit tituber lorsqu’elle se tourna pour fusiller Izac Médian du regard.

- Je ne la laisserai pas tomber ! Elle, elle ne m’a pas laissée tomber !

Cette fois, sa rage fit mouche. Le capitaine cilla, ouvrit la bouche, la referma. Ses sourcils se froncèrent. Était-il en colère ? Elle se rendit compte qu’ils n’étaient plus que tous les deux, sous l’abri provisoire du pont inférieur.

Eux, et Clarisse.

Elle se pencha de nouveau. Cette fois, elle ne voyait même plus la corde. Bien trop de brume, bien trop de grêle…

Une boule de glace aux dimensions d’une main fusa devant ses yeux. Une poigne glaciale s’enroula autour de sa taille et la tira en arrière avec brusquerie. Lorsqu’elle voulut se pencher de nouveau, Izac la maintint contre lui. Lorsqu’elle se débattit, il raffermit sa prise. Lorsqu’elle se cambra, il eut un hoquet de surprise. Ensemble, ils basculèrent vers l’arrière et s’écrasèrent sur la tôle glaciale.

Mais, même lorsqu’elle voulut se redresser, la haine au ventre, il la garda clouée au sol avec un grognement douloureux.

- Morgane ! Morgane, tu me fais quoi, là ?

Cette fois, il lui sembla percevoir un vent de panique dans sa voix. Il lui fallut ce troublant détail pour prendre conscience de la folie furieuse qui l’animait, soudain. Pourquoi chercher Clarisse ? Pourquoi chercher Clarisse dans cette étendue morte ? Avec une inspiration tremblante, la machiniste se détendit dans la poigne du capitaine. Le froid mordant acheva de la ramener à la raison, et elle se redressa d’un bond.

Voulu se redresser. Car croyant qu’elle tentait de s’échapper à nouveau, Izac l’avait fait rouler sur la tôle, la coinçant sous lui avec l’aisance effrayante de l’habitude.

Prisonnière tant dans l’étau de son regard que dans la force de sa maîtrise, Milante ne put que constater à quel point il était désappointé.

Elle-même n’était pas sûre de tout comprendre.

- Ça va ? S’enquit-il, hésitant, fronçant davantage les sourcils. Calmée ?

Son angoisse était palpable, sa faiblesse respirable. Morgane reprit son souffle, puis ouvrit la bouche.

- Qu’est-ce que… Qu’est-ce que…

Elle se tut, ne sachant pas bien ce qu’elle s’apprêtait à demander.

- Allez, lève-toi. Ordonna-t-il avec sécheresse.

Il se redressa et l’empoigna sans cérémonie par les poignets pour la remettre sur pieds. Ils eurent tout juste le temps de retrouver leur aplomb qu’un vent à la force colossale les fit trébucher tous les deux. La vague monstrueuse de la tempête avait avalé le navire tout entier, et une horde de grêlons déchaînés crépitaient sur la coque du Rhapsodie, se déversant dans la coursive du pont inférieur à une vitesse effrayante.

- La porte !

Elle entendit à peine le cri d’Izac. Ils firent volte-face en même temps, franchirent le seuil de la porte laissée ouverte par les autres d’un bond et claquèrent le battant dans leur dos.

Le néant les avala.

Au même instant, dehors, le soleil replongeait sous l’horizon.

Le souffle rauque, consciente de ce à quoi elle venait d’échapper, Morgane mit un temps à s’habituer à la lueur limoneuse qui habitait les lieux. Cette lumière, jaune pourrie, qu’émettait sa lanterne révélait un couloir large et bas de plafond, tapissé d’un papier peint fleuri et rayé dont la répugnante teinte brune faisait penser à du sang séché.

Une odeur de renfermé lui envahit les narines.

Inquiète, la machiniste jeta un regard à Izac. Légèrement courbé, il retrouvait péniblement son souffle. Il avait abaissé ses écharpes, mettant plus en évidence le bas de son visage. Les marques discrètes d’une barbe naissante teintaient sa peau maladivement pâle. Ses lèvres semblaient encore plus fines que d’accoutumée. Son souffle plus saccadé. Plus encombré.

Il y eut un déclic quand il alluma sa lampe torche, arrachant Milante à son inspection. Il balaya le décor avec détachement, puis fronça les sourcils.

- Nina ! Appela-t-il d’un ton ferme qui aurait fait revenir n’importe qui en courant.

Obnubilée par son angoisse, la machiniste ne s’était même pas demandé où étaient les trois autres. Prise d’une soudaine montée d’adrénaline, elle se tourna vers l’une des extrémités du couloir.

Pas de lumière ici.

Ni de l’autre côté.

- Eddy ! Cria-t-elle à son tour dans la coursive rouillée.

Seuls les grincements du navire, parmi les crépitements de la tempête, lui répondirent. Morgane et Izac échangèrent un bref regard. Comment leurs camarades avaient-ils eu le soudain désir de s’éloigner si vite de leur porte d’entrée ?

Le capitaine tambourina violemment sur le mur le plus proche. Ses coups violents ébranlèrent la structure toute entière, qui rendit un puissant son métallique.

- Ramenez-vous en vitesse ou je fais un malheur ! Rugit-il d’une voix qui arracha un sursaut à Milante.

Elle le savait capable de crier fort. Mais à cette puissance, elle ne l’aurait pas imaginé une seule seconde. Son cœur en avait tressauté et son sang s’était figé dans ses veines. Pas l’ombre d’un doute, cet homme était né pour diriger un équipage pirate.

Preuve supplémentaire de sa suprême autorité : la lumière ballottant au bout du couloir. Il ne fallut pas plus d’une seconde à Mikaël pour débouler au bout de la coursive, essoufflé et tremblant d’épuisement.

Dès qu’il le vit, Izac Médian se mit à marcher dans sa direction d’un pas si rapide et brusque que Morgane eut du mal à le suivre.

- Explications. Ordonna le balafré d’un grognement menaçant lorsqu’ils arrivèrent à la hauteur du borgne.

Cherchant son souffle, ce dernier se permit un léger temps mort avant de répondre.

- Nous sommes partis… à la recherche des écoutilles… pour descendre voir si nous trouvions… des traces de Clarisse… sur l’échelle.

Il avait ahané cette phrase sous le regard brûlant de son supérieur .

- Sans nous attendre ?

- Nous étions persuadés que… Que vous étiez juste derrière. Quand nous nous sommes rendu compte que…

- Peu importe. Trancha, glacial, le capitaine. Nous ne devons nous séparer sous aucun prétexte.

L’air étonné de la clémence peu coutumière d’Izac, Mikaël roula un œil surpris en direction de Morgane, qui n’eut pas le courage de lui sourire. Elle devait afficher une mine à en faire pâlir un cadavre, car le pirate n’ajouta rien et fit volte-face.

- Venez.. Souffla-t-il dans un ultime effort, l’air sur le point de tomber évanoui.

__

Les corridors, tordus, penchés, d’une laideur repoussante, témognaient de la mode du suranné qui régissait Denfèr. Après quelques sévères reproches de la part du capitaine, quelques excuses balbutiées et de nouvelles larmes lâchées par Mikaël, de toute évidence à bout de nerfs, les pirates et la machiniste étaient partis en quête d’un refuge.

Hors de question de traîner dans les tripes de cette carcasse désincarnée en attendant que la tempête s’apaise. Il leur fallait un lieu clos, équipé de deux portes, facile à défendre et assez petit pour être chauffé.

Milante avait dû s’admettre impressionnée par la réflexion militaire du capitaine. Durant la discussion, elle avait cherché un appui dans le regard de Clarisse. Puis elle s’était soudain souvenue qu’elle était morte.

Ce constat avait jeté dans sa tête un étrange vide.

Le réchaud trônait désormais au milieu d’un bureau dont on avait repoussé tous les meubles pour aménager un espace central. Une légère chaleur se répandait peu à peu dans la pièce. Sur les flammèches bleues et faiblissantes de leur unique chauffage bouillonnait une casserole bosselée et couverte de motifs fleuris décrépits – la dernière en leur possession. Le récipient contenait leur ultime boîte de potenfka, un délicieux ragoût pour le moins calorique composé de fromage, de pommes de terre, d’épices brûlants et de poisson séché.

Quand, dans le plus parfait des silences, chacun se servit sa part, Morgane constata d’un œil réprobateur qu’Izac divisait sa dose par deux au profit de son équipage. Elle soupira et contempla son propre bol. Son estomac émit un violent gargouillis. Elle doutait fort que ce chiche repas suffise à combler sa faim…

Il y eut un tintement de cuillère quand Eddy goûta son plat.

- C’est du fromage ? S’étonna-t-il en fronçant les sourcils. Vous mangez de ces trucs, dans le Nord… Pas étonnant que vous soyez pas aimables.

Seule Nina parvint à esquisser un sourire face à cette remarque, à la légèreté inadaptée. Izac, lui, affichait comme toujours une mine vide. Mikaël contemplait son bol avec une tristesse respirable. Et Morgane, vexée par ce commentaire, se contenta de froncer les sourcils.

- Dormez. Ordonna le capitaine une dizaine de minutes plus tard, lorsque tout le monde eut fini.

Ils avaient si peu parlé que les hurlements de la tempête leur remplissaient les oreilles.

Machinalement, la machiniste s’étala sur le sol et s’enroula dans sa couverture. Dormir ? Là-dedans ? En voilà, une idée…

Elle déglutit non sans difficulté. Cet endroit lui déplaisait tant qu’elle n’en avait parlé à personne. De ce qu’elle savait, le Rhapsodie était, au contraire de son jumeau, un navire marchand reliant Denfèr à Continent, puis Continent à l’archipel de St-Louste. Il avait occupé pendant près de cinquante ans l’une des seules voies commerciales qui ouvrait son reculé pays au monde. Et cela faisait près de sept ans qu’il était hors service.

Il était stocké dans un vieux port à demi abandonné, près de Molëk. Il était stocké ! Pas échoué, pas disparu, pas naufragé ! Cette épave n’avait aucun sens, elle n’était pas censée exister. Aucun sens… Et on voulait qu’elle dorme ! Qu’elle dorme dans ce monstre maritime qui se trouvait là, à une place où il n’était certainement pas censé être !

Les yeux fiévreux, elle se retourna dans ses couvertures. Et puis pourquoi était-il escorté de ces six navires ? Plus petits, plus fragiles, ils s’étaient à demi laissés avaler par la Grande Blanche. Ils devaient cependant être sacrément solides pour être encore visibles, là où il ne devait rester de l’Aube que quelques éclats pointant sous la neige. Ce devaient être des militaires.

Des militaires ? Ici ?

Encore une fois, Morgane s’arrangea dans son lit de fortune. Nerveuse, elle ne pouvait s’empêcher de battre des doigts sur le sol. Sous ses sourcils froncés d’eux même, ses yeux trouvèrent la lueur familière de sa lanterne. La flamme éternelle lui rendit son regard sans broncher.

C’en était assez.

La machiniste se redressa en grognant de douleur. Son épaule allait de mal en pis. Agacée, elle repoussa les couvertures qui entravaient ses mouvements et se leva sans un bruit. Elle ne pouvait rester ainsi, prostrée en tremblant d’angoisse sur ce sol inconfortable, en attendant que la tempête s’apaise. Certes, Izac avait raison de profiter de cet impromptu temps mort pour prendre du repos, mais elle s’en sentait incapable.

Les autres, eux, ronflaient, paisibles. Elle n’avait pas l’aptitude des pirates à s’endormir n’importe où...

Pestant en silence, elle s’empara de sa lanterne et se redressa. Ils étaient dans une épave, un bateau fantôme voguant sur les eaux figées d’une terre de glace. Pas l’ombre d’un doute, quelque chose de sinistre les attendait là-dedans. Certes, chacune des deux portes étaient barricadées d’un massif bureau de bois et d’une hideuse bibliothèque en fer. Mais ça ne suffisait pas à calmer ses angoisses.

Coincée dans cette petite pièce, au milieu de ces rares corps endormis, Morgane eut l’impression d’étouffer. Le sentiment d’être coincée ne fit que se renforcer.

Elle ne pouvait ni sortir ni dormir. Alors elle se contenta de tirer le fauteuil du bureau et de s’asseoir derrière. Incongrue, la poignée de la porte lui rendit son regard. Face au battant, elle se sentit encore moins à l’aise. Derrière cette ouverture, barricadée ou non, se trouvaient d’infinies coursives plongées dans le noir. Le Rhapsodie et son successeur étaient connus pour leurs dédales interminables tant que pour leur légendaire solidité.

Milante, dans sa fatigue ahurie, retrouva le fil de ses pensées. Elle se pencha sur le bureau, décolla quelques papiers figés par le givre. Des comptes rendus, des feuilles de route, des contrats. Rien de plus banal et de moins compréhensible. Morgane était à peine capable de déterminer un itinéraire en tenant compte des vents, des prévisions météorologiques et des courants. Elle était encore moins apte à comprendre la paperasse pesante d’un navire marchand…

Elle se débarrassa de ces feuilles inutiles et ouvrit un tiroir. Il était presque vide, mais recelait un carnet de carton corné et usé jusqu’à la corde qui lui fit penser aux affaires de Silver.

Intriguée, elle inspecta le reste de la pièce d’un regard. Tapisserie onéreuse. Papier peint de qualité. Lustre décoré. Armoiries de la compagnie des Dames au mur. La décoration n’était pas la spécialité des marins de Denfèr, et elle était réservée à des occasions ou des lieux particuliers.

Étaient-ils dans le bureau du capitaine ?

Sa curiosité piquée, la machiniste tira le cahier de son cercueil. Elle n’eut besoin de tourner que deux pages pour comprendre qu’il s’agissait d’un carnet de bord vieux de sept ans. sept ans ! La dernière date était en février.

Elle fronça les sourcils.

Quel parfait crétin prendrait le risque d’emprunter la voie marchande qui reliait Denfèr à Continent en plein hiver ? La mer était furieuse, dangereuse, les courants contraires surpuissants et les tempêtes dévastatrices. Sur ce chemin-là en particulier.

Une étrange boule coincée en travers de la gorge, Morgane plissa les yeux pour déchiffrer l’écriture en patte de mouche griffonnée en biais sur la dernière page rédigée.

" Trois derniers petits princes pour trouver la paix;

T-06-68"

La machiniste fronça les sourcils davantage, si tant est que ce fût possible. Elle était déjà si perplexe qu’ils semblaient sur le point d’entrer en fusion.

- Trois derniers petits princes… Répéta-t-elle dans un souffle presque éteint.

Elle fit tourner les pages fragiles du cahier, revenant en arrière.

- Petit prince…

Elle trouva la mention six fois en trois ans de traversées répertoriées. Morgane feuilleta le livre à l’envers. Comme si remonter et démonter le temps lui permettrait d’y voir plus clair.

Cette pensée fatiguée lui arracha un sourire désabusé.

Pouvait-on démonter le temps ?

Un contact glacial sur son épaule lui arracha un violent sursaut. Si elle avait eu une arme à portée de main, elle s’en serait sans doute emparée d’un bond. Une chance pour elle qu’il n’y en ait pas, car ce fut le regard perçant d’Izac qu’elle trouva en se retournant.

- Retourne te coucher. Ordonna-t-il.

- Toi d’abord. Répondit-elle du tac au tac.

Visiblement, lui était un insomniaque de profession et elle bien trop angoissée pour trouver le sommeil. Avec un soupir las, le capitaine tira à lui l’un des vieux tabourets qui meublaient la pièce et prit place à ses côtés. Incapable de l’admettre à haute voix, elle prit conscience que l’avoir à ses côtés la rassurait. Lui qui l’aurait laissé crever ? Elle qui avait bien failli le regarder s’éteindre… Elle songea que c’était sans doute parce qu’elle pouvait lui parler sans craindre de l’inquiéter. C’était lui qui prenait les décisions, il était déjà bien trop inquiet pour en être dérangé…

Sans un mot, elle lui fourra le carnet dans les mains et lui laissa lire l’étrange inscription.

- Ce navire ne devrait pas être ici. Souffla-t-elle entre ses dents, prise d’une haine soudaine envers le bâtiment.

- Aucun des navires qui sont ici ne devrait l’être, Morgane. Répondit l’autre sans lever les yeux.

Elle le fusilla du regard.

- Non, tu ne comprends pas. Le Rhapsodie est un navire Denfèrien. Il est censé être au démantelé depuis sept ans.

Cette fois, elle sut qu’elle avait capté un brin de son attention au moins. Pour preuve de son intérêt, il lui jeta un coup d’œil étonné, haussant un sourcil en attente de la suite.

- J’ignore par quelles sombres machinations il est arrivé ici, mais il y a clairement quelque chose qui cloche avec ce bâtiment. Et dans ces terres, les mauvaises histoires… Tu sais où elles mènent, les mauvaises histoires…

Il comprit sans nul doute qu’elle faisait référence à Murphy et son exil, à la rivalité qui avait conclu leur relation, et émit un grognement agacé. Il ferma le cahier sans l’ombre d’une délicatesse et le jeta sur le bureau. Dans son dos, loin d’être réveillée par ce bruit sourd, Nina se mit à ronfler plus fort, serrant la main de Mikaël dans la sienne.

Izac jeta un regard protecteur au couple endormi, puis reporta son attention sur son interlocutrice.

- Tu es en train de me dire que quelqu’un a caché la disparition de ce navire ?

- C’est l’option la plus probable.

Les muscles de sa mâchoire saillirent sous sa peau lorsqu’il serra les dents. Il commençait à comprendre pourquoi elle ne dormait pas.

Elle n’aimait déjà pas les trafics sordides et les histoires sans sens. Alors en ces lieux, dans les bras loufoques de l’imagination détordue de la Grande Blanche, elle n’osait pas imaginer ce qu’un tel secret pouvait engendrer.

Pour quelle horreur cache-t-on la disparition d’un navire ?

Morgane, se souvenant d’un détail, ouvrit soudain la bouche.

- Il mouillait à St-Louste. Tu dois connaître, c’est dans les tropiques. Enfin, je crois…

Prise d’une soudaine hésitation, elle se tut. Izac marqua un bref silence, puis changea de position sur son inconfortable assise.

- Je suis né là-bas.

- Ce doit être beau. Commenta-t-elle d’un air rêveur.

Elle songea qu’un jour, rien que pour essayer, il lui faudrait embarquer sur un navire marchand pour aller voir les autres terres. Celles qui étaient loin et dont elle ne savait rien. Mais le regard que lui lança le capitaine la fit vite déchanter.

- Non. Contra-t-il, évasif.

Il de toute évidence trouvait St-Louste hideuse et elle ne saurait jamais pourquoi. Il avait de nouveau changé de position et ouvrait la bouche pour parler.

- Un navire qui mouille à St-Louste ne repart jamais les cales vides, même s’il était venu pour s’y vider.

- Et qu’est-ce qu’il ramène, en général ? S’interrogea Morgane, les sourcils froncés.

- Quand ce n’est pas de la drogue, ce sont des esclaves. Quand il ne s’agit ni de l’un ni de l’autre, mieux vaut ne pas savoir.

La machiniste sentit un étrange malaise la prendre aux tripes, comme si elle venait de renifler un plat de viande avariée.

Le tabouret du capitaine couina à nouveau quand il se pencha pour récupérer le carnet.

- Je suis certain que ces trois petits princes enfreignent toutes les lois en vigueur sur Denfèr. Le code qui se trouve en dessous est un numéro de fax de St-Louste. Je ne sais pas qui se trouve au bout du fil mais il est très probable que je n’ai aucune envie de le rencontrer.

Elle se pencha à son tour sur l’inscription, réimprimant sur ses rétines ces quelques mots de travers. Quand une mèche de cheveux s’échappa de sa chaotique couronne tressée pour effleurer la cicatrice de son interlocuteur, il lui jeta un regard réprobateur. Elle ramena donc le brin rebelle derrière son oreille et se redressa, la bouche tordue par une moue réflexive.

- Le Rhapsodie n’est pas à la retraite… Souffla-t-elle soudain.

Izac émit l’un de ses rares rires acerbes.

- Sans déconner ?

- Non, ce que je veux dire c’est que… Il s’est fait prendre sur le chemin du retour, les cales pleines de… de petits princes. Quand il a disparu avec toute son escorte, la Compagnie des Dames a étouffé l’affaire.

À ses côtés, le regard du balafré s’était mis à briller de haine. Là, éclairé par la lueur de la lanterne, ses iris perdus dans les ombres de son visage, il n’avait plus l’air humain du tout.

- Tu veux dire que cette Compagnie a abandonné un de ses capitaines dans la Grande Blanche ? Je pensais que les Denfèriens avaient une morale de fer…

- C’est le cas. Persifla Morgane. Les patronnes de la Compagnie viennent de Continent.

Si elle avait pu cracher par terre, elle l’aurait fait. Mais elle était si fatiguée qu’elle ne sentait plus la force de mollarder.

Entre eux, soudain, il y eut un long silence inquiet. Ils commençaient à comprendre l’ampleur du piège dans lequel ils s’étaient enfermés, et ce n’était pas pour leur plaire. La machiniste inspira, fronçant le nez quand l’odeur terreuse du bâtiment s’engouffra dans ses narines.

Une carcasse séchée aux relents de mort encore respirable. Cet endroit la révulsait et l’effrayait. Comment les autres parvenaient-ils à dormir ?

- Cet endroit me fait peur, Izac. Souffla-t-elle entre ses dents.

L’homme, accoudé au bureau, lui jeta un regard en biais. Elle sut qu’il ne lui répondrait ni ne la rassurerait. C’était elle qui avait suggéré d’y entrer, dans ce navire en décomposition. Désormais elle payait.

Elle eut froid, soudain. Elle eut mal. Elle était là, elle était seule dans ce piège, au cœur de cette tempête. Elle était là dans la Grande Blanche, à bout de nerfs, à bout de force, au bout du monde. Silver n’était pas venu. On l’avait oubliée. Et la Maîtresse des Tempêtes, dans un énième coup de poker, l’avait enfermée dans l’épave la plus sinistre de sa collection.

Serait-elle seulement encore en vie demain ?

Elle se rendit compte qu’elle était désespérée. Et ce depuis un bon moment. Sans doute depuis le début, en fait. La disparition… Non, la mort. La mort, bon sang, elle était morte ! Il fallait qu’elle cesse de l’oublier.

La mort de Clarisse n’avait fait que mettre en lumière l’évidence.

Elle était au fond du trou.

- Morgane.

La voix d’Izac la tira des sinistres machinations de son esprit. Sans doute l’avait-il vue s’éloigner dans les méandres reculés de ses craintes. Il avait utilisé, à nouveau, un ton qu’elle ne lui connaissait pas.

Doux.

Elle ne l’avait jamais imaginé capable de douceur. Elle s’était trompée. C’était cette intonation que savaient avoir les meneurs dans les instants compliqués, quand ils sentaient quelque chose sur le point de se briser.

- Reste debout, Morgane.

Ce seul ordre lui arracha un sourire désabusé. Reste debout. Dans ta tête, reste debout. Quand il leva distraitement la main pour la lui couler sur l’épaule d’un geste qui parut soudain, sinon intime, presque interdit, elle fut saisie d’une certitude. Et cette certitude s’encra dans sa chair quand il s’arracha à son contact pour se pencher de nouveau sur le carnet de bord.

Elle non plus, elle n’avait pas le droit de craquer.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Gabie_Griffonne ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0