Chapitre 10
Elle avait senti l'orage arriver avec cette berline. Mais là, le ciel lui tombe sur la tête. Gabriel Bertrand ! Elle a, à présent, une excellente raison de détester cet homme. Elle avait tellement voulu l'oublier qu'elle ne l'a même pas reconnu.
— Chloé ? Tu connais mon père ?
— Oui. Enfin non... C'est une vieille histoire. Si vieille, que j'ai l'impression que c'était dans une autre vie. D'ailleurs, c'était dans une autre vie !
— Je ne comprends pas grand-chose là... Tu veux bien m'expliquer ?
— Non. Désolée, je n'en ai pas envie.
— Quoi ?
Il écarquille de grands yeux et la regarde sans comprendre. Elle tente un sourire et lui pose un baiser sur la joue.
— Finissons de ranger et allons balader les chiens, propose-t-elle.
— Tu plaisantes ?
— Non. Ne te tracasse pas, tout va bien. La seule chose qui compte c'est le présent. Allons faire un tour et ne me pose pas de question, s'il te plaît.
Mathéo ne sait plus quoi penser. Après les semaines de solitude sur le voilier, il est étourdi par toute cette agitation. Pour la première fois depuis son retour, ressurgit en lui une angoisse. Il se sent en danger. Une peur sournoise est en train de s'installer dans son esprit. Il se retrouve dans l'état d'avant le sevrage, tenté par une ligne... Il regarde Chloé, cette femme est un mystère. D'où connaît-elle son père ? Le passé le rattrape et la bête au fond de lui crie famine. Il a le vertige.
— Mathéo, ça va ?
— Je ne sais pas... Je me sens fatigué d'un seul coup...
— Tu préfères t'allonger un moment ?
Il opine de la tête. Elle le regarde partir en direction du mobil-home, ses épaules tombent, il avance lentement, faisant peine à voir. Chloé attrape son panier de cueillette, les chiens comprennent immédiatement qu'ils vont pouvoir profiter d'une escapade et courir à perdre haleine dans l'espace sans barrière de la campagne avoisinante. Elle prend à gauche après la maison, par là se trouve du millepertuis et de l'achillée. C'est le moment de les récolter pour renouveler son stock de tisanes. Glaner des plantes sauvages dans la nature lui vide la tête. Les chiens courent déjà loin devant. C'est un bonheur de les regarder savourer goulûment ce moment de liberté. Elle marche tranquillement en observant les herbes folles autour d'elle, il y a beaucoup de lotier cette année, c'est excellent pour dormir mais il ne faut pas en consommer de façon régulière, aussi elle n'en ramasse pas. Par contre, elle récoltera presque tout ce qu'elle aperçoit plus loin, si c'est bien ce qu'elle espère. Le mélilot est sa plante préférée pour son goût dans les infusions. Elle gonfle ses poumons. La cueillette lui déclenche toujours ce réflexe de respiration profonde, comme si elle inspirait de l'énergie positive et se déchargeait de tout le négatif en expirant, une sorte d'aération intérieure. C'est bien du mélilot, elle cueille avec délicatesse les sommités fleuries si odorantes. Tout en occupant ses mains à cette activité ancestrale, elle se souvient... Elle se souvient de cette autre vie, celle d'Hélène, son amie de lycée. Elle n'avait pas pensé à elle depuis longtemps, pauvre Hélène... L'amour peut être destructeur et certaines femmes ne savent pas, ou n'ont pas les armes pour, se battre. Elle siffle les chiens, et après avoir remercié intérieurement notre bonne mère Nature, elle prend le chemin du retour.
Louise, sur la terrasse, pimpante après sa sieste, l'observe.
— Je vais au hangar mettre les fleurs à sécher et je passe réveiller Mathéo, lui indique-t-elle en passant. Tiens, jette ça dans de l'eau bouillante pour une tisane, si tu veux bien.
Le jeune homme est couché en chien de fusil sur le lit, recroquevillé sur l'oreiller qu'il tient collé contre son torse. Chloé s'allonge le long de son dos et se serre contre lui.
— Réveille-toi.
— Hum...
— Comment tu te sens ? Il se déplie, pivote et l'enlace.
— Mieux.
Tous deux restent, un court moment, immobiles. Mathéo voudrait que le temps s'arrête net à cet instant précis.
— Louise nous attend.
— Hum...
— Tu veux prendre une douche ?
— Hum...
Il l'embrasse sur le front, se lève et se dirige sans se retourner vers la salle de bain.
— Rejoins-nous quand tu seras prêt.
Chloé secoue la tête doucement de gauche à droite et reste quelques minutes allongée sur le dos. Ses yeux lisent le plafond : « Les riches oublient qu'ils ne sont que des pauvres avec de l'argent. Jim Fergus » Elle a peint un peu partout des petites phrases, croisées lors de ses nombreuses lectures, dans lesquelles elle puise des forces. Puis, dans un soupir elle se lève et repart.
— Ça infuse...
— Cool, ça va toi, ma Louisette ?
— Oui, j'ai eu des nouvelles de ma sœur et de mes nièces. Elles devraient être là vers vingt heures.
— Et Lili et Idriss ?
— Lili a envoyé un message, ils sont sur la route.
Mathéo traverse la cour et retrouve les filles.
— Tu es d'attaque ? murmure Chloé à son oreille.
— La sieste et la douche m'ont fait du bien, chuchote-t-il.
Ils boivent leur tisane calmement, en silence, à l'ombre de l'appentis.
— C'est le jardin d'Éden, ici, se pâme Mathéo.
Louise et Chloé répondent en cœur :
— Non, c'est le jardin des possibles !
Les deux femmes pouffent et Mathéo sourit en savourant son infusion. Chloé se lève, ramène les tasses à la cuisine et Louise donne le top départ :
— Allez, je veux passer à la ressourcerie, j'ai préparé un sac de fringues pour mes nièces. On y va ?
Elle prend le volant de la camionnette. Mathéo est silencieux, il ne sait pas comment les choses peuvent tourner avec son père, mais il n'angoisse plus. Il a décidé de ne laisser personne le tirer en arrière. Depuis les épreuves remportées face à la drogue sur l'océan, il sait qu'il est fort. Avant de s'assoupir, il a eu un petit entretien privilégié avec son Grand-Père Ciel, et il a compris : quand on réussit à dire « non » à la drogue, dire « non » à son père n'est qu'une formalité. Il a retrouvé sa capacité à espérer et ne bradera plus son existence. Quant à Chloé, il la respecte et surtout il lui fait confiance. Si elle veut garder ses secrets, c'est son droit.
Louise se gare sur le parking visiteurs de la capitainerie, tous les trois descendent et se dirigent vers le port.
— C'est lequel ton bateau ? demande Chloé.
— Celui-là, au fond, avec les bandes bleues.
— Pouah, il est balaise ! À manœuvrer, tout seul, ça doit pas être simple, remarque Louise.
— J'ai commencé à pratiquer la voile à dix ans, je suis un bon skipper.
— On dirait qu'il n'y a personne, s'étonne Chloé.
— Tant mieux, je vais en profiter pour récupérer mes affaires.
Mathéo grimpe à bord et disparaît dans la cabine. Les filles entendent des pas rapides derrière elles, se retournent et se trouvent nez à nez avec deux agents portuaires.
— Vous êtes avec monsieur Mathéo Bertrand ?
— Oui, il est sur le bateau...
Il apparaît sur le pont, un gros baluchon sur l'épaule.
— Monsieur Bertrand, veuillez nous suivre à la capitainerie, s'il vous plaît. Nous avons des papiers à vous faire signer.
Les trois amis obtempèrent sans dire un mot.
— Vous êtes arrivé il y a deux jours n'est-ce pas ? Nous allons remplir un formulaire. Et votre père a demandé qu'on le prévienne quand vous seriez là.
Quelques minutes plus tard, la grosse berline noire s'arrête juste devant eux. Gabriel Bertrand ouvre la portière et de l'intérieur s'adresse à Mathéo :
— Monte !
— Oui, je vais bien, merci papa.
— Monte ! Ne me fais pas perdre mon temps.
Louise n'en croit pas ses oreilles et explose :
— Putain ! Mais, ce n'est pas possible ! Vous parlez à votre fils ou à votre chien ? C'est quoi ce connard ! Allez, venez, on se casse !
Elle prend la direction du parking, Mathéo et Chloé lui emboîtent le pas.
— Mathéo ! Reviens ici et monte !
Gabriel Bertrand est descendu et se tient debout appuyé à la portière. Mathéo, Chloé et Louise ne se retournent pas.
— Mathéo, ne m'oblige pas à venir te chercher ! insiste-t-il en haussant le ton.
Louise effectue alors une volte-face et fonce d'un pas décidé droit sur l'homme en costume cravate à la mine dédaigneuse.
— Quel genre d'homme êtes-vous ? hurle-t-elle à deux centimètres de son visage. Votre fils est vivant, il est clean et heureux ! Et vous croyez qu'il va monter dans votre corbillard ?!
— Madame, cela ne vous regarde pas ! siffle l'autre, le regard mauvais.
— Si, ça me regarde ! Et vous savez pourquoi ? Parce que je n'aime pas les cons ! Votre fils est majeur et vacciné, alors allez vous faire foutre !
— Comment ? Restez en dehors de cela ! Espèce d'hystérique. Mathéo, monte dans cette voiture !
Mathéo et Chloé s'approchent, elle attrape le bras de Louise pour l'inciter à laisser tomber. Gabriel Bertrand est un peu choqué. Il serre les dents. On voit bien qu'il n'est pas habitué à ce qu'on lui parle ainsi et encore moins que son fils ose l'affronter.
— Écoute Papa, je ne rentrerai pas avec toi. Je reste ici.
— Très bien ! Je te coupe les vivres ! Tu viendras vite pleurer dans les jupes de ta mère. Pour la dernière fois : monte dans cette voiture. Tu me fais perdre mon temps !
Face à un tel manque de communication, une telle froideur et tant d'arrogance, Chloé craque. Poussée par une espèce de volonté extérieure, elle s'avance et plonge son regard dans celui de Gabriel :
— Quelque chose me dit qu'il n'y a pas que votre temps que vous perdez Monsieur Bertrand, déclare-t-elle d'un ton sec et menaçant. Vous perdez aussi beaucoup de monde... Votre fille Tifenn, mon amie Hélène... Je n'aurais jamais pu imaginer que je vous rencontrerai un jour. Vous vous souvenez d'Hélène ? Je crois que vous devriez monter dans votre voiture et disparaître.
Gabriel reste interloqué, les yeux plantés dans ceux de Chloé qui ne cille pas.
— De quel droit...
— Réfléchissez bien ! l'interrompt-elle. N'avez-vous pas l'impression que vous semez la mort autour de vous ?
Gabriel cette fois reste coi. Elle lui tourne le dos et les trois amis partent vers la camionnette.
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