Chapitre 16
Sur le bateau, Catherine, pensive, prend son petit déjeuner. Elle contemple l'étendue d'eau qui bouge sous elle et remplit l'horizon. Quel étrange paradoxe de se sentir sereine face à la puissance de cette énorme masse liquide magnifique et envoûtante. Dans les moments où le désespoir nous engloutit, seule la force de la nature arrive à nous réconcilier avec la vie et avec nous-mêmes. La beauté nous guide de l'improbable vers le possible. Elle est le mystère de la vie qui nous inspire, grâce à elle nous ressentons notre âme au travers de nos sens, comme l'exacte réplique du beau et du bon. Prendre le temps de regarder c'est augmenter nos chances de découvrir le plaisir, de voir simplement l'essentiel, se dit-elle. Ce matin, elle redevient actrice sur la scène du monde, consciente d'avoir un rôle à jouer dans cette pièce, où soudain la possibilité d'une vie plus belle fait sens. La brève rencontre de la veille avec son avocate s'invite dans ses pensées. Son conseil d'ouvrir immédiatement un compte et d'y déposer des fonds l'intrigue. Docile, elle s'est rendue directement dans une banque et y a transféré la somme correspondant à l'héritage de ses parents, décédés l'année précédente. Elle se demandait à quoi bon, puisque leurs comptes étaient communs. Maintenant elle comprend, si elle a pu si facilement effectuer cette opération, alors Gabriel, lui aussi, peut vider tous les comptes en un fragment de seconde, c'est ce que son avocate redoute. "Les divorces ressemblent plus à de véritables combats qu'à de simples partages", tels ont été ses mots. Dès qu'il apprendra qu'elle le quitte, il la mettra sur la paille, sans l'ombre d'un scrupule. Elle prend conscience de n'avoir aucune rentrée d'argent personnelle, de n'être qu'un objet qui appartient à Gabriel, de dépendre totalement de lui. Elle s'est laissé enfermer, elle y a consenti. Comme tant de femmes, depuis la nuit des temps, elle n'est qu'une prisonnière avec pour geôlier son mari. Comment a-t-elle pu passer au travers de la libération féminine ? Elle va devoir mener seule ce combat à retardement. Catherine frissonne. Elle ne doit pas se laisser envahir par la peur, ne doit pas renoncer. Elle va s'évader, elle ne réintégrera pas sa cage dorée ! Elle décide de réunir toutes les informations sur leurs biens matériels. Sur internet elle trouve une agence de leur banque à Biarritz, appelle et obtient un rendez-vous dans la journée. Il faut avancer ! Tant que Gabriel pensera qu'elle est juste venue voir Mathéo, elle aura le champ libre. La meilleure défense c'est l'attaque ! Elle saisit son portable, il ne répond jamais à ses appels, il n'a pas une minute à lui consacrer, et effectivement après cinq sonneries elle s'adresse à sa messagerie :
— Gabriel, je cherche Mathéo ! J'ai effectué un virement sur un compte et quand je l'aurai trouvé je lui donnerai cet argent ! Je te connais, tu vas lui couper les vivres et je ne suis pas d'accord. Je ne sais pas quand je rentrerai.
Elle se ressert une tasse de thé. Il n'y a pas de salle de bain sur ce bateau, elle va devoir se contenter d'une toilette à l'ancienne. Mais après tout, à la guerre comme à la guerre ! Cela lui rappelle pour la deuxième fois ses vacances en famille au camping. Ces souvenirs reviennent de loin... Catherine se redresse un peu, l'important c'est le présent, ce soir elle découvrira où et avec qui vit son fils. Elle se sent pleine d'espoir, capable de tout transformer, elle a l'impression d'avoir aujourd'hui vingt ans de moins qu'hier. Un nuage passe devant le soleil et le ciel s'assombrit, elle le regarde tristement et murmure :
— Tifenn, ma chérie, tu me manques tellement...
Une goutte d'eau salée ruisselle le long de sa joue, glisse dans le sillon d'une ride, et finit sur ses lèvres. Depuis hier elle n'a pas pris une seule de ses pilules et ses émotions la submergent. Pas question de replonger dans cette petite anesthésie. Elle aussi n'est qu'une droguée, une camée aux antidépresseurs, aux anxiolytiques, à cette camisole chimique que le médecin, complice des laboratoires pharmaceutiques, lui prescrit depuis plus de dix ans... Elle doit tout de suite occuper ses mains avant que le chagrin ne s'empare d'elle et ne la tétanise. Direction le cabinet de toilette ! Elle se lave au gant dans l'évier de poupée, puis se maquille légèrement. Face à la glace elle se reprend, bientôt ce sera adieu pilule et maquillage et bienvenue à l'authentique Catherine. Depuis toutes ces années, elle a failli mourir étouffée par la pression du regard des autres, sacrifiée sur l'autel de la représentation. L'enfant, qu'elle a été, est en train de reprendre de l'oxygène et c'est tout son corps qui respire. Cette petite fille oubliée revient dans la course et ses yeux candides et bienveillants se posent sur la femme de cinquante-huit ans qu'elle est devenue. Ensemble, elles vont retrouver leur chemin. Après tous ces égarements, ces détours inutiles et destructeurs, elles vont sortir de cette impasse nauséabonde et s'ouvrir à un autre monde. Dans le miroir de sa trousse à maquillage, c'est le sourire espiègle de l'enfant qui se dessine par-dessus son visage ridé. Son portable sonne, la photo de Gabriel apparaît. Catherine le regarde, laisse sonner, et pour la première fois depuis qu'ils sont mariés, elle ne lui répond pas.
— Bon sang, Catherine, qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Cette fois-ci tu perds complètement la tête. Tu veux donner tout cet argent à un drogué qui vient de se faire récupérer par une secte ! Tu as déjà laissé ta fille mourir, tu veux aussi achever ton fils ?! Prends un taxi et rentre immédiatement !
Qu'est-ce qu'elle fabrique cette folle ?! Qu'est-ce qu'il a fait pour mériter une famille pareille ? Cette fois, elle dépasse les bornes ! Depuis plusieurs années, il est persuadé que ce serait mieux pour tout le monde qu'elle soit enfermée, il est évident que le moment est arrivé, il ne la contrôle plus. Énervé, il appuie sur le bouton de l'interphone et ordonne à son assistante de joindre son avocat et de lui passer l'appel.
Le rendez-vous de Catherine se passe bien. Une jeune conseillère la reçoit et lui fournit toutes les informations qu'elle demande sans opposer de difficultés. La jeune femme tique un brin quand elle constate un mouvement de fonds vers la concurrence, mais se contente de satisfaire ses demandes et lui imprime les états de tous leurs comptes. À l'heure du déjeuner, Catherine s'installe en terrasse dans le centre de Biarritz et commande une salade. Elle épie un couple de sa génération, assis deux tables plus loin. Des gens ordinaires, ils se parlent gentiment, se sourient, ils ont l'air heureux. Elle pense aux feuillets dans son sac, tout cet argent qui ne fait pas le bonheur, ne l'a jamais fait et ne le fera jamais... Maintenant elle va laisser son avocate s'en occuper et entamer la suite. Son repas se termine par deux boules de glace à la pistache avec du chocolat chaud et de la chantilly, un dessert qui ravit la Catherine de dix ans qui l'habite. Elle retourne à sa voiture, mais au lieu de regagner le bateau, elle se saisit du livre de Clarrissa Pincola Estès, opère un crochet dans une boutique, enfile un maillot de bain et achète une serviette. Il fait doux, le ciel est voilé, c'est l'idéal pour lire sur la plage. Les grandes vacances commencent.
À midi, Gabriel consulte leur compte courant afin de savoir dans quel hôtel sa femme est descendue, mais à part un retrait d'argent liquide, elle n'a effectué aucune opération avec sa carte bleue. Il tente de faire opposition au virement mais le délai est dépassé. Quelle journée de merde ! Son téléphone sonne.
— Oui ! décroche-t-il agacé.
— Maître Fabre est au tribunal pour une audience, on m'a assuré qu'il vous contacterait dès que possible. Votre rendez-vous pour le déjeuner vient d'arriver.
— Faites patienter.
Gabriel se laisse tomber lourdement contre le dossier de son magistral fauteuil. Il est impératif qu'il se ressaisisse, ce repas est important, ce sont de gros clients potentiels et les négociations sont difficiles. La panne et toutes ces heures de travail parties en fumée ont entraîné une baisse du chiffre d'affaires de la chaîne. Cet événement sans précédent a déclenché un véritable cataclysme, le monde des médias est sur les dents. Vendre du temps d'antenne pour la publicité, avec les montagnes de téléviseurs qui apparaissent à tous les coins de rue, est devenu impossible. Déjà que l'arrivée d'internet avait considérablement réduit ses confortables revenus publicitaires, là ce n'est plus la crise, c'est l'apocalypse. Gabriel n'a pas très bien compris ce qui s'est passé, on a beau lui expliquer qu'ils ont été la cible de hackers, des passionnés à la pointe de la technologie qui ont réussi à pirater tous les systèmes médiatiques télévisuels et à stopper les programmes, cela lui semble être de la pure science-fiction. Ils avaient pensé à un attentat terroriste de Daesh, puis ils ont tous reçu ce message de revendication : « Nous vous rendons l'antenne, mais faites-en bon usage ! Œuvrez pour la collectivité ou bientôt vous n'existerez plus. Que choisirez-vous, une collaboration en douceur dans l'intérêt de tous, ou votre disparition programmée ? Hackers for a human world. » Pour le moment les médias ne l'ont pas relayée, mais cette information ne tardera pas à filtrer. Chacun piaffe dans son coin, le microcosme des responsables de chaînes et leurs gros actionnaires sont traumatisés. Au vu du message cela ne vient pas de l'extérieur, le ver est dans le fruit. Ces hackers semblent être un groupuscule de militants révolutionnaires anticapitalistes, altermondialistes, anarchistes, le triples A, ironisent les banquiers entre eux. En réalité, personne n'est en mesure d'expliquer comment, techniquement, ils ont réussi à prendre le contrôle de tous les serveurs en même temps. Une chose est sûre, ils peuvent recommencer... De toute façon, ils ont déstabilisé tout le haut de l'édifice et il reste à peine un quart des téléspectateurs devant leur poste. Les répercussions de cette secousse du monde médiatique au monde politique sont inquiétantes. Les élites tremblent à l'idée de ce qui pourrait advenir si une telle attaque se reproduisait. La menace a déclenché un mouvement de panique qui se propage au sein des élus du peuple. Certains commencent déjà à adopter des idées anti-libérales pour tenter de sauver leur peau et leur siège. Ils sont terrifiés, paniqués. Cette simple perspective les amène à se demander s'il ne serait pas plus sage de se mettre rapidement au service de l'intérêt général, ce pour quoi ils ont été élus, finalement. Gabriel essaie, lui, de garder son calme. Il est persuadé que les chaînes vont sécuriser leurs réseaux informatiques et que tout va rentrer dans l'ordre. C'est d'ailleurs, ce dont il a réussi à convaincre ses clients et il revient plutôt satisfait de son déjeuner. Son assistante lui signale que maître Fabre a essayé de le joindre, Gabriel le rappelle immédiatement et lui explique sa situation.
— Si je comprends bien, vous souhaitez entamer des démarches pour placer votre femme et votre fils dans des institutions spécialisées ? résume l'avocat.
— Voyez-vous une autre alternative, maître ? s'énerve Gabriel.
— C'est une grave et lourde décision, monsieur Bertrand, répond impassible l'homme de loi.
— C'est une décision qui s'impose. J'attends de vous que vous fassiez le nécessaire.
— J'aimerais bien, mais ce n'est pas de mon ressort. Avez-vous contacté son médecin ?
— Que voulez-vous que je lui dise ? Malgré la somme d'argent conséquente qu'il a encaissé ces dernières années, le résultat est plus que décevant ! Je n'ai jamais eu confiance en ces psychiatres.
— Je comprends votre douleur, Monsieur Bertrand, mais si quelqu'un peut ordonner rapidement le placement de votre femme, c'est lui. Moi, je ne peux rien. D'autant plus que ce n'est pas ma spécialité. D'ailleurs, je peux vous recommander un confrère.
— Bon, donnez-moi les coordonnées de ce confrère que j'en finisse.
— Je vous les envoie par mail. Je reste à votre disposition bien sûr.
— Bien sûr, au revoir Maître.
— Bonne journée, monsieur Bertrand.
Bonne journée, tu parles ! Comme si j'avais le temps de m'occuper des conneries de ma femme et de mon fils, marmonne Gabriel exécédé.
— Audrey, trouvez-moi le numéro de téléphone du psy de ma femme.
— Mais monsieur...
— Débrouillez-vous !
Catherine est impressionnée par ce qu'elle lit, ce bouquin tombe à pic, c'est vraiment génial. Elle a le sentiment pour la première fois de sa vie d'être comprise, d'appartenir à un clan. Ce livre parle à son instinct, Clarissa arrive à communiquer avec la "femme sauvage" qui est en elle. Pour Catherine c'est une évidence, elle est d'accord, elle est "la loba", la louve. Elle jette un œil à sa montre, le temps passe vite quand on est bien. Seize heures, elle se redresse, s'assied en tailleur et reste encore quelques minutes face à l'océan, sauvage, lui aussi. Puis elle se rhabille et secoue sa serviette, à dix-sept heures Mathéo va passer la récupérer. Elle rentre au bateau. Sur la route elle s'arrête acheter une caisse de bon champagne. Elle se sent vivante, à sa place, forte, galvanisée par sa lecture et par ce qu'elle a entrepris ces dernières quarante-huit heures. Son fils apparaît au bout du ponton, lui fait un signe de la main. Comme la veille, il est radieux.
— Comment vas-tu maman ?
— Très bien. Et toi ?
— Impeccable. Tu es prête ? Les autres sont rentrés mais nous avons le temps. As-tu quelque chose à m'offrir ? Je meurs de soif.
— Allons boire un verre quelque part, je t'invite.
— Qu'as-tu fait de ta journée ?
— Plein de choses, mon chéri, toutes agréables, et je suis contente de passer la soirée avec tes nouveaux amis.
— Installons-nous en terrasse.
— Si tu veux. Comme je suis bien, loin de Paris.
— Et de papa ?
— Oui, et de Gabriel. Tiens d'ailleurs, il a laissé un message que je n'ai pas écouté...
— Il sait que tu le quittes ?
— Pas encore, j'avais quelques précautions à prendre et des détails à régler avant de le lui annoncer.
Catherine écoute Gabriel éructer avec méchanceté des mots comme des coups de couteau. Une lueur d'animal féroce traverse son regard. Elle éteint son portable.
— Je vais laisser le soin à mon avocate de lui faire part de ma demande de divorce. Je ne veux plus l'entendre !
— J'ai du mal à te reconnaître.
— Sans doute parce que, comme toi, je ne suis plus la même. Raconte-moi, ta journée ?
— Super, j'ai commencé à souder. Je m'éclate, et demain j'aurai bien avancé sur ma girouette, je suis content de moi.
— Tu souhaites vraiment rester ici, n'est-ce pas ?
— Je ne me pose même pas la question. Enfin si, parce que je dois trouver une solution d'hébergement. Chloé m'accueille mais il me faut un autre point de chute. Une solution durable pour avoir une chance d'intégrer l'aventure, m'investir correctement dans la ressourcerie et obtenir la validation de mon projet par la communauté.
— Moi aussi, je cherche un logement. Le bateau c'est plus amusant que l'hôtel, mais j'ai envie de m'installer dans un petit chez-moi. Par ici, avec une place pour toi... Pourquoi pas ?
— Ah ben, je ne dis pas non ! Mais, je n'ai pas d'argent, je ne veux pas vivre à tes crochets. Il est plus que temps que je sois indépendant.
— De dépendant à indépendant, cela prend un peu de temps... Ne t'en fais pas, nous trouverons un arrangement.
— Merci Maman. Tu sais, je m'inquiète pour toi. Ce divorce, j'ai peur de la réaction de papa...
— Nous en avons bien assez bavé à cause de lui et de la vie qu'il nous a fait mener, tout cela pour sa carrière. La roue tourne mon fils. De l'argent j'en ai à ne savoir qu'en faire, cela financera notre indépendance ! C'est lui qui nous doit quelque chose. Son argent c'est aussi le mien, le tien et celui de ta sœur. Nous devons bien cela à Tifenn... Si elle peut nous voir, je veux qu'elle soit fière de nous ! Je vais remettre les choses en ordre. Je comprends que tu sois sceptique. Je n'ai pas toujours fait ce que j'aurais dû. Maintenant, c'est moi qui décide et ton père pourra bien s'agiter autant qu'il voudra, je m'en fous.
— Je ne t'ai jamais entendu parler comme ça.
— C'est bien dommage et j'évite de me le reprocher. Je préfère regarder devant plutôt que derrière. Vivons le présent et vivons-le bien. Tous les trois nous sommes les dommages collatéraux de sa réussite. Nous, nous l'avons aimé. Lui ce qu'il aime c'est l'argent et le pouvoir. Je vais frapper là où ça fait mal. Tu sais, ta disparition m'a achevée, ces derniers mois j'ai vécu en enfer. Mais ton retour, de te voir si heureux, c'est aussi mon retour à la vie, le cauchemar est terminé. Tu es passé à l'action, maintenant c'est à mon tour. J'ai douté de toi, je t'ai cru mort, j'ai imaginé le pire... Ne fais pas la même chose avec moi, s'il te plaît, fais-moi confiance !
— Quand je vois la lionne que j'ai en face de moi, mes doutes et mes inquiétudes s'effacent.
— Pas une lionne, une louve ! On va rejoindre tes amis ?
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