I. - 7h48

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 Je l’aperçois sous le Soleil rosé. L’homme donne un morceau de pain rassis à son fils, lequel l’envoie au milieu de la mare. Glissant sous les rayons, les oiseaux se jettent sur les friandises. Le père essuie quelques miettes tombées sur son costard, attrape son double miniature, mitraille sa bouille de baisers et de je t'aime, le petit demande pour la cinquième fois qui viendra le chercher ce soir. Scène classique.

 Après lui avoir rappelé de se montrer sage avec sa mère, l'homme noie son enfant dans la horde de bambins qui court vers la porte. Une femme d’âge mûr fait office de gardienne et compte chaque passage avant de saluer les parents et de suivre les uniformes. À leur tour, les parents s'inclinent comme une troupe de théâtre après avoir joué une pièce, et se séparent des quatre côtés de la rue. Le silence retombe aussitôt.

 Seul reste le père, qui, après avoir scruté les alentours, se dirige d’un pas mal affirmé dans ma direction. Il fait mine de découvrir un panneau sur la façade du Bureau des Impôts, puis s’arrête à mon niveau avant de demander :

“Vous êtes bien Jiēshòu ?

— C’est ça.”

 Je finis ma dernière gorgée de thé et écrase le gobelet entre mes doigts. L’homme rougit.

“Honneur et Paix, déclare l’homme.

— Honneur et Paix à vous aussi.

— Enfin… je veux dire, enchanté. Pa… Pardonnez-moi, c’est que je ne suis pas franchement à l’aise…

— Il n’y a pas de mal. Où souhaitez-vous aller ?”

 L’homme me gratifie d’une révérence maladroite et reste muet quelques secondes. Un cancanement nous allège du poids la gêne. Le col-blanc se redresse et désigne une Xīn-R garée au coin d’une rue adjacente.

“J’espère que ça ne vous gêne pas. C’est qu’avec ma femme, vous comprenez…

— Parfaitement, il n’y a aucune honte à avoir.”

 Je lui adresse un sourire timide. Mes doigts effilés se posent sur sa cravate et remontent jusqu’à son menton. Il est tétanisé, et, bientôt, ses oreilles s'empourprent. Il se rend d’un pas rapide vers sa voiture en trifouillant dans ses poches.

 Une peinture dynamique, accompagnée du slogan La famille est sacrée et l’amour, la plus grande des vertus ! nous toise depuis une banderole déployée à travers la rue. Dessus, un homme et une femme d’âge indéfinissable se livrent à une étreinte avant d'accueillir des enfants aux proportions parfaites. Le slogan, en grosses lettres rouges, animé d’une vitalité débordante, fait des aller-retours sur l’affiche.

 L’homme m’ouvre la voiture du côté passager et m’invite à entrer. Après avoir fermé sa portière, il demande à son IA de nous emmener vers les Halles des Sages.

“Vous avez soif ? J’ai de l’eau, du chai, et il doit me rester une ou deux bières.

— Je veux bien une bière. On peut peut-être se tutoyer ?

— Ha ! Oui… si vous préférez. Enfin, si tu préfères. Moi, c’est Hóng Lǎo.

— Enchantée, Hóng Lǎo. C'est la première fois que tu fais appel à quelqu'un comme moi ?

— Oui, d'où le fait que je ne sache pas trop comment faire.

— C'est normal. Ne t'inquiète pas, je vais bien m'occuper de toi”.

 Ma main glisse sur son genou. Je remarque les mouvements de ses yeux entre mes cuisses et mes lèvres. J'ai l'impression qu'il serait prêt à me sauter dessus. Une sensation sulfureuse s'empare de ma poitrine.

"Tu sais, tu peux m'embrasser, si tu veux."

 Hóng Lǎo ne se fait pas prier et dépose maladroitement ses lèvres sur les miennes, avant de se délecter de chaque parcelle de mon visage et de mon cou.

 Je lui demande si l'on arrive bientôt. La chaleur devient difficilement supportable et je suis impatiente de lui offrir tout ce dont il a besoin.

 La voiture passe par la fourmilière des Trois Avenues Centrales avant d’atteindre le Quartier des Sages et son marché couvert. L’énorme bâtisse en verre polychromé surplombe toute l'Avenue du même nom. Des perruches sont endormies sur les arbres qui dépassent des fenêtres.

“Destination atteinte, déclare l’IA.

— Tu es sûr qu'on sera tranquilles ?

— À cette heure-là ? Absolument, répond l’employé. Et, de toute façon, même si quelqu'un passait…”

 Il presse un bouton sur le tableau de bord. Un sifflement s’échappe des vitres et leur teinte s’assombrit jusqu’à obstruer toute vue sur l’extérieur. L’employé, terriblement fier de son gadget, révèle de belles dents immaculées. Une chaleur dans ma poitrine me hurle de le serrer dans mes bras.

“Je pense qu'on devrait aller derrière…” souffle-t-il.

 Son visage est désormais plus rouge qu’une tomate de la Ferme. Je glisse furtivement ma main sur sa joue : il vibre de plaisir. Je me faufile entre les sièges à l'odeur de cuir neuf et m’installe à l’arrière. Hóng Lǎo donne une teinte violacée à l’éclairage de la voiture et me rejoint.

 Il effleure, d’abord timidement, le contour de mes lèvres et de mon corps avant de me déshabiller et de laisser libre cours à ses envies. Malgré mes tentatives, il ne cède à aucun moment à mes élans d'affection et reste bien trop concentré sur l'efficacité de ses reins. Le service semble lui être tout adapté et il halète pendant une ou deux minutes avant d’atteindre le sommet et de retomber dans un mutisme bouillant.

“Zhāng… Je… ça faisait si longtemps… souffle l’employé.

— Zhāng ?

— Ha ! Je… Pardon, je me suis perdu. Jīshù, je voulais dire.

— Jiēshòu.

— Oui, oui, c'est ce que je voulais dire. Je… dois reprendre mon souffle.

— Contente de t'avoir fait plaisir.”

 Hóng Lǎo retire sans attendre ses mains de mes hanches. Un froid abyssal se répand sur moi. Sans se retourner, il attrape une enveloppe dissimulée dans la boîte à gants et me la tend. À l’intérieur, un billet avec le Dragon National, corps enroulé autour du chiffre 1000 et deux billets avec le vieux Roi Fù Xīng traçant le chiffre 500 sur un tableau.

“Le compte est bon.

— Encore merci à v… Merci, répond Hóng Lǎo.

— Tu me rappelleras ?

— Eh bien… ça dépend, je ne gagne pas une fortune et puis, j'ai du mal à trouver du temps libre… Mais si je peux, oui, sûrement."

 Il ne me laisse pas lui déposer un dernier baiser et renferme son corps chétif sous son costard. Ses jolis yeux d’enfant ont repris cette teinte mortifère des adultes encastrés dans la vie active. Après s’être assuré que j’aie remis ma robe, il appuie sur une commande ; la lumière repasse du violet au blanc et les vitres perdent de leur opacité. Hóng Lǎo allume un narcohol et se penche du côté de sa fenêtre.

“Vous… tu inhales ?

— Non merci, c’est gentil.

— Je dois te déposer à un endroit en particulier ?

— Non.

— Parfait ! Je vais pouvoir filer au travail.”

 La chaleur accumulée s’échappe par la fenêtre avec un nuage de vapeur. Un peu plus loin sur l’Avenue, un couple d’adolescents s’amuse à découvrir les gravures sur la façade des Halles. Hóng Lǎo a le regard perdu vers l’extérieur.

“Si tout est en ordre… je vais y aller.”

 Il se retourne vers moi. Ses doigts tremblent, une culpabilité féroce se tapit dans le coin de ses yeux. Il affiche difficilement un faux sourire, et il finit par me décrocher un de ces “au revoir” qui signifient “à jamais”.

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