II - 8h39

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 L'auto-réveil diffuse la voix timide et nasillarde du Vieil-Étudiant. Son discours envahit peu à peu les parois sonores autour de mon lit et finit par m’extraire de mes rêves.

“... car comme vous le savez, le corps est un véhicule chargé d’escorter notre âme à bonne destination vers sa prochaine vie, ou, dans le meilleur des cas, vers le retour au néant originel. Il n’est donc, en ce sens, pas envisageable pour un homme honnête, d’abîmer ce véhicule dans des actes dégradants, tant sur le plan spirituel que physique. Vous pouvez y inclure d'autres conduites que celles évoquées dans les Cinq Préceptes : fiez-vous à votre bon sens et à votre voix intérieure pour classer vos agissements. Offrez les pleins pouvoirs à votre Raison afin qu’elle soit en mesure de juger seule les sanctions ou récompenses à attribuer en fonction de chacune de vos actions. C’est pourquoi, chers apprenants, je vous invite dès à présent à…”

 Je tape dans mes mains. L’appartement retourne au silence. Fó se tient le dos droit et les mains jointes vers l’extérieur de la cage d’insonorisation. À travers la fenêtre, je distingue les mouvements d’un technicien d’entretien agrippé à une articulation majeure.

“Est-ce que tu peux me donner les prévisions pour aujourd’hui ?

— Bien sûr. Aujourd’hui, attendez-vous à un temps dégagé avec une température douce, avoisinant les 21 degrés au zénith. Des secousses de magnitude 4 sont à prévoir dans la matinée, et cesseront peu après midi. Distance actuelle de Peshawar, Pakistan : 79 kilomètres. Paris, Europa : 6 702 kilomètres. Pékin, Chine du Nord : 4 074 kilomètres. Calcutta, État du…

— Je te remercie, Fó. Il me semble t’avoir déjà demandé d’arrêter avec tes cours de géo tous les matins.

— À votre service, Jiēshòu. Vous me voyez navré d’avoir oublié vos instructions. À partir de demain, je ne vous informerai plus de notre position géographique. Besoin de réactiver cette fonction ? Rien de plus simple…

— C’est bon, Fó, ça va aller.

— Très bien, Jiēshòu, c’est entendu. Je vous souhaite une bonne journée.”

 L’hologramme effectue une révérence avant de disparaître. J’avale un verre d’eau de rose fraîche et trouve finalement l’énergie de me lever.

 Je flanque mon bol à l’intérieur d’un bloc de gelée immobilisante et tente de profiter du petit-déjeuner, en dépit des secousses qui me font vibrer les fesses. J’ai toujours eu horreur de cette sensation bourdonnante au petit matin. Quelques livres tombés des étagères pendent dans le vide, péniblement retenus par un tentacule caoutchouteux.

 Après avoir enfilé ma robe de mariée et récupéré les documents nécessaires, je sors de l’appartement et embarque dans l’ascenseur de 9 h 26, suivie de près par la brune à lunettes. Aujourd’hui, elle porte une qipao* à fleurs azures et striée de bandes dorées. Ses formes, sûrement sources de jalousie chez bien des concurrentes, sont aujourd’hui à peine suggérées sous sa robe. Je remarque, accrochée à son bras, une nouvelle mallette en simili cuir de soja. Elle me sourit du coin des lèvres et je lui rends timidement sa salutation.

 Mon voisin de palier embarque également dans son bleu de travail, la mine engourdie comme toujours par la fatigue. Une trace de sueur perle de ses tempes et se perd dans les rides creusées sur ses joues. Ceinturé autour de son épaule, son épais sac de toile bariolé par des taches de peinture cliquette au moment où l’ascenseur ferme ses portes.

“Comment allez-vous ? demande-t-il en s’essuyant le visage avec sa manche.

— Très bien, et vous ?

— Si je vous dis que j’ai encore réussi à me lever en retard, me croirez-vous ? rit-il.

— Eh bien ! Ça nous arrive à tous. J’ai entendu parler de réveils qui vous envoient des jets d’eau dans la figure, vous n’avez jamais pensé à vous en procurer un ?

— À quoi bon ? De toute façon, j’ai bientôt fini ce foutu travail, je vais chercher autre chose.”

 J’essaie de me rappeler depuis combien de temps il tient ce discours. De mémoire, cet “autre chose” était déjà mentionné peu avant le dernier solstice d’hiver. Je préfère ne pas le froisser et me contente de répondre par un sourire.

“Station : TK-C-01, informe le haut-parleur. Destination : Manoir Fleuri. Attention à la fermeture des portes.”

 Les poulies s’activent dans un bruit strident et l’ascenseur file vers la surface. Le voisin examine un instant ma robe de mariée.

“Enfin… Et vous, vous allez au travail ? demande-t-il en sachant pertinemment que ce n’est pas le cas.

— Pas du tout ! J’ai rendez-vous au Palais Municipal avec mon mari.

— Ha ! Pour un renouvellement ?

— C’est ça.

— Comme je vous envie ! Parfois, je m’imagine dans un de ces beaux costumes blancs, au Temple, et m’unir pour de vrai avec ma compagne. Elle a fait le sien la semaine dernière.

— Vous savez, c’est surtout une histoire de papiers, tout ça.

— Si vous le dites, j’ai peut-être été un peu trop biberonné aux histoires pour enfants… Mais, je me demande, comment s’appelle votre mari ? À tous les coups, vous avez le même que ma femme !

— Shēng Mìng de la lignée des Juān Xiàn Zhě.

— Ha, non, ce n’est pas le même. Le sien s’appelle Tiān Shǐ, je ne sais plus de quelle lignée. Mais ce n’est pas la même.

— C’est amusant, me sourit la brune à lunettes, vous avez le même mari que moi.

— Eh bien, le hasard ! Depuis combien de temps ?

— Un peu moins d’un an, je viens tout juste de faire mon ascension. Et vous ?”

 Je suis obligée de réfléchir un instant pour trouver la réponse. Le fait que Tiankong vive à cent à l’heure a de quoi donner l’impression qu’une semaine en vaut cinq. Reviennent les souvenirs de ces affiches collées pour la Fête du Printemps sur chaque surface de la ville, lors de mon arrivée. Ça doit donc correspondre à l’année 564 ou 565.

“Quatre ans, à peu près.

— Et vous êtes satisfaite de la vie ici ?"

 La question me désarçonne un instant. Je me réfugie dans mes écouteurs et la musique électronique.

Est-ce que je suis satisfaite ? Cela ne fait aucun doute : j’ai bien conscience de la chance que j’ai de pouvoir me réveiller tous les jours dans cette ville idéale, d’avoir un confort de vie non négligeable, de pouvoir sortir à n’importe quelle heure sans aucune crainte, d’envoyer assez d’argent à mes parents pour qu’ils vivent comme les seigneurs du village. Je vais même avoir un chien ! Alors, par l’Enfer, pourquoi les larmes ne peuvent s’empêcher de tapisser mes yeux ?

"Plutôt, oui”.

 Une masse compacte d’employés s’engouffre par la porte. La brune à lunettes se dérobe à ma vue et ses fleurs bleues sont avalées par d’épais costards et tailleurs. Du voisin ne reste plus que le manche d’un outil dépassant de son sac de toile.

“Station : TK-C-05, informe le haut-parleur. Destination : Manoir Fleuri. Attention à la fermeture des portes.”

 Les câbles de l’ascenseur grincent sous le poids du troupeau agglutiné. J’augmente le volume et arrange mon maquillage. La boîte de métal achemine tant bien que mal sa cargaison vers la surface.

 Bientôt, nous atteignons le niveau de la Ferme. Dans l’espace formé entre deux postérieurs, je distingue de larges champs de blés s'étalant à perte de vue. Une lumière aveuglante donne un aspect irréel à l’endroit. J'attends toujours avec impatience ce petit moment dans la matinée qui me permettra de m'évader un peu du monde urbain. La bâtisse isolée au milieu du champ le plus proche, les hommes en combinaison solaire attablés devant leurs cartes, les monts orangés qui parviennent à rivaliser, l’espace d’un instant, avec le gigantisme de la ville… tout est merveilleux.

 Les vitres de l’ascenseur s’opacifient à mesure que la lumière augmente, si bien qu’on ne voit bientôt plus rien. Les ampoules murales prennent le relais, mais ne parviennent qu’à dessiner les silhouettes des passagers. Avec la musique dans mes oreilles, j’ai presque l’impression d'entrer en boîte de nuit.

 Vient le moment où la vitesse de traction faiblit et l’ascenseur s’immobilise. Un accord de flûte retentit et le haut-parleur déclare :

“Station : Manoir Fleuri, terminus. Merci d’avoir emprunté les ascenseurs de la compagnie Menxiang Shiyé Transports, à bientôt sur nos lignes !”

 Les portes s’ouvrent sur un enchevêtrement de tunnels, et, en quelques secondes, la cage est totalement vidée. La brune en qipao me lance un regard amical. Le voisin de palier est déjà comprimé entre deux personnes sur l’un des innombrables escalators. Dans cette jungle de béton, je cherche un instant le panneau vert de la ligne J.

 Troisième à gauche : un magné-train part dans cinq minutes. Je presse un peu le pas et arrive sur un quai relativement vide. Il faut dire que peu de gens, mis à part de rares touristes, s’intéressent au Quartier administratif et ses vieux monuments.

 Le véhicule file droit dans le vide et atteint en quelques minutes le Palais Municipal. À l’intérieur de la station, les murs sont couverts d’énormes fresques peintes à la mémoire de l’histoire tiankongaise. Le visage de l'Étudiant-Sage est habité d’une expression sereine, sa longue barbe, incrustée de pierres précieuses, étincelle. La mosaïque de ses doigts pointe la sortie du tunnel, baignée dans une lumière radieuse.



* : La qipao (prononcé tchipao) est un vêtement féminin chinois traditionnel, constitué d'un col mao, qui, originellement, descend jusqu'aux chevilles. Modernisée au XXᵉ siècle à Shanghai, elle est un signe de richesse dans les années 1920-30.

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