II.2 - 10h36

4 minutes de lecture

 Une vieille dame, cernée par une tornade de pigeons, jette des morceaux de pain depuis un banc immaculé. Lorsqu’elle m’aperçoit, durant un moment d’accalmie, sa mine se tord en une expression franchement répugnée. En dehors de l’attroupement d’oiseaux autour d’elle, la place du Palais est tout juste traversée par deux couples d’étrangers et un groupe de vieillards.

 L’or-cuivre des arcades du monument se reflète sur le miroir d’eau. Je marche sur la fine surface sur une centaine de mètres, en prenant bien soin de ne pas mouiller ma tenue. Puis l’entrée se dresse devant moi. Deux employés occupés à siroter une limonade me gratifient d’un salut mécanique. Ils jettent un coup d'œil à ma robe, celui de droite lâche un soupir et les deux reprennent leur discussion.

“Dis-toi que ce matin, j’en ai eu déjà six à gérer !

— C’est la période, ça devrait se calmer d’ici peu, tu verras.

— N’empêche, ça me débecte. Y en a vraiment beaucoup trop.

— Au moins, tu sais dans quelle urne placer ton vote, la prochaine fois !

— Bah ! Tu crois que Dào Zhàn y changera quoi que ce soit ? C’est qu’un beau-parleur, comme les autres.

— Moi, je pense pas, et puis on pourra pas savoir tant qu’on n’aura pas essayé ! Son parti n’est jamais arrivé au pouvoir alors ça vaut le coup de tenter.”

 La discussion évoque en moi le visage du politicien. Ses yeux aquilins, les gerbes de cheveux gris qui ceinturent cette large mâchoire aux dents carnassières, et cette tempérance sous laquelle se cachent les plus sombres tempêtes me mettent mal à l’aise. Les employés, même s'ils ont remarqué que je n’avais rien raté de leur échange, ne semblent pas gênés le moins du monde.

 Une autre mariée, légèrement plus âgée que moi, traverse le miroir d’eau et s’incline devant eux.

“Paix et Honneur… J…J'ai rendez-vous à 10 h 15.

— C’est avec moi”, soupire l’employé de droite avant de lui céder le passage.

 Il avale le fond de son verre, lève les yeux au ciel à l’attention de son collègue, et reçoit un sourire discret en guise de réponse. L’autre employé me dévisage un instant et me demande :

“Et vous, vous avez pris rendez-vous ?

— Oui, à 10 h 10, normalement.

— Hm… Le nom ?

— Pardon ?

— Tss… Le nom de votre mari.

— Ha ! Shēng Mìng de la lignée des…

— Eh ben… Vous êtes sûre qu’il va venir, au moins ?”

 Une pulsion me pousse presque à lui demander s’il dispose d’un quart de cerveau, mais je me ravise et répond par un hochement de tête. L’homme ne poursuit pas son interrogatoire stupide et retourne au chaud derrière son bureau. Cinq, puis dix minutes passent sans que mon mari ne pointe le bout de son nez.

 À 10 h 33, une voiture de sport se gare à l’extrémité de la Place et Shēng Mìng en sort en trottant, suivi par ses deux gardes.

“Excusez-moi, Jiēshòu ! déclare-t-il en posant ses mains moites sur les miennes.

— Ce n’est pas grave, ça peut arriver !

— J’étais en plein rendez-vous et nous n’avons pas vu l’heure passer. En guise d’excuses, je vous prie d’accepter ce modeste cadeau.”

 L’un de ses gardes sort une enveloppe de son costume et me la tend. Shēng Mìng s’incline tellement qu’il pourrait presque toucher ses orteils en tendant les doigts.

“Ne vous inquiétez pas, il n’y a franchement pas de mal. Je ne peux pas accepter…

— Le seigneur Juān Xiàn Zhě a insisté pour que j’aille vous en faire imprimer, déclare le garde. Il s’agit de tickets pour la nouvelle boutique de vêtements ouverte par MS au croisement des Trois Avenues Centrales. J’imagine que vous avez dû l’apercevoir ?

— Mais… Vraiment, c'est trop !

— J’ai horreur d’être en retard, vous le savez bien", déclare mon mari.

 Je repense aux deux dernières confirmations, pour lesquelles il avait été en retard de trente et quarante minutes respectivement, et tente de retenir un rire au fond de ma gorge. Le garde défait l’enveloppe et me montre le papier.

“Ticket-cadeau d’une valeur de 5 000 satvas, valable chez Soie&D’Or (propriété du conglomérat Menxiang Shiyé ®) jusqu’à la fin de l’année 569.”

 Bien que ça me fasse mal de l’admettre, la vue des trois zéros vient à bout de ma gêne et j’accepte l’enveloppe. Shēng Mìng se relève enfin et reprend, tout sourire :

“Le gérant du magasin est un ami, passez-lui le bonjour de ma part lorsque vous vous y rendrez !”

 Avec ce ticket, j'ai largement de quoi acheter la magnifique robe de soie à 2500 satvas, exposée en vitrine. L’argent restant suffira largement à reprendre une paire de chaussures et une belle veste. À moins qu'un sac et un chapeau ne soient plus intéressants ? Mon mari m’extirpe de mes rêveries et m’invite à entrer dans le Palais. Je remarque alors son costume aux rayures pourpres sur fond gris, d’une classe encore supérieure à celle de l’an dernier. Des coutures d'une telle perfection ont uniquement pu être réalisées par un artisan au fait des techniques de l'Ancien Temps.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 8 versions.

Vous aimez lire Virgoh-Vertigo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0