II.3. - 10h40

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 Je passe la porte et découvre une fois de plus ce hall aussi vide qu’un crématorium. Seuls des tapotements lointains sur un clavier percent ce silence digne des morts. Un employé, chargé d’un épais tas de feuillets, se faufile entre deux couloirs vitrés en hauteur. Shēng Mìng se dirige vers le comptoir où, abritée derrière une épaisse vitre de plexiglas, une secrétaire dans la vingtaine nous accueille.

“Paix et Honneur ! En quoi puis-je vous aider ?

— Nous avions rendez-vous à 10 h 20 mais sommes légèrement en retard.

— Vous êtes le seigneur Juān Xiàn Zhě ?

— Lui-même !”

 Mon mari lance son sourire le plus blanc à la secrétaire, qui, la faute à son innocence juvénile, rougit jusqu’aux oreilles.

Nous sommes en retard ? Aucune gêne, celui-là. Et il a même réussi à se planter sur l’horaire du rendez-vous… Ma pauvre petite, ne te laisse surtout pas charmer, car tu ne sais pas dans quoi tu t’embarques.

“Vous êtes attendus au deuxième étage, à l’autel numéro 14. Il suffit de prendre l’ascenseur rouge, là-bas, pour vous y rendre.

— Mademoiselle, ce Palais est si grand et j’ai si rarement l’occasion d’y venir que j’ai bien peur de me perdre en chemin !

—Mais non… Ne vous inquiétez pas, tout est indiqué.

—Puis-je vous demander une faveur ?

—Euh… oui ?

— Serait-ce trop vous demander que de nous accompagner afin d’éviter de faire plus attendre le maître ?"

 Le visage de la secrétaire paraît avoir brûlé sous le Soleil pendant des heures, sa poitrine se soulève comme si elle cherchait à faire sécession du reste de son corps. Derrière moi, j’entends un léger pouffement comprimer l’estomac du garde qui m’a tendu l’enveloppe. L’autre préfère éviter de croiser son regard et se contente de tirer la tête d’un enfant se sachant incapable de se retenir. La jeune fille enfreint alors son règlement et passe la porte de son bureau. Sans dire un mot, elle nous guide vers l’ascenseur.

 Une fois à l’intérieur, elle approche son doigt du numéro deux et Shēng Mìng fait mine de faire le même geste au même moment. Leurs mains s’effleurent et la respiration de la secrétaire s'intensifie. Puis, elle nous mène jusqu’au fond d’un couloir moquetté et s’arrête devant la porte quatorze. Shēng Mìng sort l’une de ses innombrables cartes de membre du syndicat, avec son numéro en lettres platinées, et la lui tend. Elle s’en empare d’une main tremblante et retourne au rez-de-chaussée.

 L’expression de conquérant sur la mine de mon mari me dégoûte. J’ai toujours eu l’impression qu’il était incapable de résister aux volontés de son sexe, mais c’est bien la première fois qu’il se comporte comme ça devant moi. Même ses gardes sont partagés entre un certain malaise et une envie de rire.

“Tout à fait aimable, cette jeune fille ! déclare-t-il en époussetant ses épaules.

— Aimable, c’est le mot…”

 J’imagine au ton de sa voix un flot de vulgarités se bousculer dans son esprit avant qu’il ne trouve un mot acceptable.

“Bien, messieurs, nous revenons dans quelques minutes.

— À vos ordres, Seigneur”, répondent en chœur les deux gardes.

 Shēng Mìng pousse la porte, et nous apercevons le bonze assis sur un fauteuil au fond de la salle, occupé à lire un ouvrage au titre fait de caractères dorés. Une odeur de safran mêlée à de la citronnelle embaume la pièce. Des portraits holographiques des vingt-neuf bouddhas sont représentés durant les différentes périodes de leurs vies.

 L’homme pose son livre et se lève dès que nous entrons dans la pièce. Des cernes féroces ont dévoré le contour de ses yeux. Shēng Mìng et moi effectuons sans attendre une révérence.

“Allons, Seigneur, à quoi rime cette mascarade ?

— Je… vous prie de m’excuser ?

— Vous vous prosternez comme le plus respectueux des adeptes, mais ne venez pas à l’heure que vous avez vous-même choisie pour cette cérémonie.

— Vous m’en voyez sincèrement navré. C’est que nous avons eu du retard, ma femme et moi. J’espère que ce modeste présent saura laver l’affront que je vous ai fait subir.”

 Shēng Mìng sort alors une enveloppe de son costume, l’ouvre et tend un billet où le nom de Menxiang Shiyé ® figure en gros caractères. Le bonze écarquille les yeux et étouffe un accès de colère.

“Rangez-moi ce poison. Vous considérez que le respect que je vous ai autrefois porté peut être racheté par quelques vulgaires chiffres ?

— Songez à tous les volumes que vous pourriez acquérir ; prenez-le comme un dédommagement pour le temps que nous vous avons fait perdre.

— Cessez de jouer au bon bouddhiste compatissant. Je ne compte pas une seule cérémonie de renouvellement à laquelle vous soyez arrivé à l’heure depuis ces trois dernières années. Ne parlons même pas de votre mariage originel avec Jiēshòu. Alors, par respect pour tous les Anciens, cessez de vous abriter derrière ces excuses et assumez, l’espace d’un instant, votre incapacité à être ponctuel !”

 Shēng Mìng n’ose décrocher un mot. Sa fierté a courbé l’échine sous la voix du bonze. Le religieux soupire et me sourit discrètement. L’orage semble passer après quelques instants.

“Bien, je vais procéder à la vérification de vos documents.”

 Shēng Mìng tente maladroitement de se relever, fouille dans sa veste et sort une petite tablette. Je récupère mes documents dans le fond de mon sac. Le bonze ignore mon mari lorsqu'il tente de lui remettre les siens et se tourne vers moi. Il plie le volant de ma robe, scanne son certificat d’authenticité et sourit :

“Je vois que vous avez pris grand soin de votre tenue, Jiēshòu. On croirait qu’elle vient tout juste de sortir de chez le tailleur. Je vais rajouter ce point à votre dossier, peut-être que le Syndicat vous versera une prime. Bien, maintenant, je vais inspecter vos documents, Étudiant Juān Xiàn Zhě.”

 Shēng Mìng grimace à l’évocation du surnom d'Étudiant. Il tend sa tablette au religieux, qui en déchiffre chaque recoin pendant une ou deux minutes, entrecoupées de regards furtifs à son encontre.

“Nous allons pouvoir procéder au renouvellement des vœux. Si vous voulez bien me suivre…”

 L’homme tend la main vers la statue du dernier Bouddha installée au fond de la salle, et s’empresse de la rejoindre. Nous lui emboîtons le pas et joignons nos mains, tandis que l’homme plaque les siennes l’une contre l’autre et entame la cérémonie.

“Que ce jour soit béni pour votre couple, Shēng Mìng de la lignée des Juān Xiàn Zhě et Jiēshòu qui, depuis quatre ans déjà, a été rattachée à cette même lignée par les liens indéfectibles du mariage. Que votre amour soit fleuri au printemps, qu’il brille de mille feux en été, qu’il soit capable de s’assagir à l’arrivée de l’automne, mais surtout qu’il soit en mesure d’endurer les rudes hivers auxquels sont soumis les Hommes.”

 Jusque-là, c’est le discours habituel. Mon mari feint une mine concentrée et attentive, mais l’illusion ne convainc personne. Le bonze marque une pause et reprend :

“L’union que nous célébrons aujourd’hui ferait partie des derniers échantillons de beauté présents dans ce monde, des derniers bastions de sentiments véritables au sein de notre Cité. Le mariage devrait être la plus haute célébration des sentiments de nos concitoyens, et ne saurait en aucun cas être réduit à des considérations purement pécuniaires.”

 Je commence à ressentir un certain malaise. Jamais le bonze ne s’était permis de tels écarts. Shēng Mìng étouffe à grand-peine un soupir. Ses yeux se braquent vers le sol.

“Aujourd’hui, les deux époux ci présents seront jugés par les anciens maîtres, et devront confirmer leur volonté de maintenir le mariage qui les unit. Étudiant Juān Xiàn Zhě, si vous souhaitez que Jiēshòu, ci présente, reste votre femme durant les quatre prochaines saisons, alors, dites : “J’ai connaissance de toutes les conséquences que cela implique, et souhaite renouveler cette union.””

 Mon mari et moi essayons de comprendre à quoi riment ces modifications. Il réfléchit quelques secondes, durant lesquelles je vois le doute s’immiscer dans son regard, où j’entrevois la possibilité d’être renvoyée En-Bas. L’image de ma famille, obligée de quitter le manoir pour retourner à la vieille ferme, puis de mon petit frère mis à la porte de l’université, et enfin du village tout entier dépérissant à toute vitesse me glace le sang.

“J’ai…connaissance de toutes les conséquences que ça implique, et souhaite renouveler cette union."

 L’angoisse redescend d’un cran.

“Que cela implique, corrige le bonze.

— J’ai connaissance de toutes les conséquences que cela implique, et souhaite renouveler cette union, grogne Shēng Mìng.

— Bien, et vous, Jiēshòu ?

— J’ai connaissance de toutes les conséquences que cela implique, et souhaite renouveler cette union.”

 Le bonze effectue un salut puis récite un mantra. Sa voix caverneuse s’élève autour de nous et son visage se pare d’une expression à mi-chemin entre l’extase et la noirceur la plus absolue. Mon corps se fige de terreur et je sens l’air s’épaissir. Les hologrammes des vingt-neuf Bouddhas ferment les yeux. Le bonze poursuit sa récitation quelques minutes durant avant de laisser retomber le silence. Puis, il ouvre un tiroir du meuble sous la statue et sort une antique montre digitale. Il effectue quelques manipulations, pose son doigt sur le bouton du dessus, relève les yeux et déclare :

“Vous pouvez vous embrasser durant les 10 prochaines secondes.”

 Shēng Mìng rapproche ses lèvres des miennes. Le bonze enclenche le bouton. Bip ! Je ferme les yeux. Un bout de peau froid et humide, accompagné d’un puissant fumeux d’arak, se pose sur ma bouche. Bip ! L’air est étouffant et je peine à poursuivre une inspiration. Les mains de mon mari se joignent au mouvement et plaquent leur moiteur sur mes épaules. Bip ! Mes doigts l’imitent et se posent sur son costume. J’ai l’impression de toucher un nuage. Bip ! L’arak commence à me piquer le nez. Je réprime un mouvement de recul. Bip ! J’ouvre les yeux. La face devenue énorme de Shēng Mìng reste plaquée sur la mienne. Je découvre un grain de beauté minuscule, logé à mi-chemin entre son nez et son œil droit. Bip ! Le bonze reste focalisé sur sa petite montre et ne bouge pas d’un cil. Bip ! Je distingue le visage de quelques Bouddhas, visiblement très intéressés par la cérémonie. J’ai très franchement l’impression que l’un d’entre eux se lèche les babines. Bip ! Les mains de Shēng Mìng relâchent leur étreinte et commencent à glisser le long de mes bras. Bip ! Maman, Papa, si vous saviez comme j’aurais honte si vous me voyiez ici… Bip ! Bip ! Bip !

“Bien, vos vœux sont renouvelés. Vous pouvez conclure votre baiser”, déclare le bonze.

 Shēng Mìng ne se fait pas prier et reprend une posture aussi droite qu’un militaire. Il me lance l’esquisse d’un sourire rassurant. Je ne sais pas quoi lui répondre. Le religieux sort une tablette et nous envoie le certificat de mariage pour l’année. Nous effectuons une révérence maladroite et nous approchons de la porte. Shēng Mìng sort le premier. Le bonze m’interpelle discrètement et me chuchote :

“Bon courage, Jiēshòu”.

 Sans saisir exactement à quoi il fait allusion, je le remercie et me retrouve dans le couloir. Mon mari est déjà quelques mètres devant. Un de ses gardes appelle l’ascenseur.

“Sacré salaud, si vous me permettez l’expression.

— Que… Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

— Rah… Vous avez vu son air condescendant, non ? Je vous en foutrais du “Étudiant Juān Xiàn Zhě”, moi.

— J’imagine qu’il y a eu des changements dans la procédure et qu’ils doivent maintenant utiliser ce genre d’appellations ?”

 Mon mari se fige.

“Bah ! Rien du tout ! Si vous aviez raison, croyez-moi, je serais le premier à l’accepter. Non : la vérité, c’est que ce vieux corbeau se croit tout permis. Mais il ne faut pas vous y tromper, ce qui leur permet, à tous ces crânes rasés, de conserver leur place, ce sont bien les impôts des seigneurs et les taxes que les extérieurs paient, comme vous ! Ce sage de pacotille a beau mépriser notre mariage et tous ceux de ce genre, c’est pourtant ce qui lui permet d’avoir toujours de quoi manger dans son assiette. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Je pense qu’il y a du vrai dans ce que vous dites, mais je ne sais pas dans quelle mesure.

— Haha ! Vous êtes plus sage que bien des bonzes !”

 La figure de Shēng Mìng s’illumine comme celle d’un enfant amusé par une bonne farce. Il pose amicalement sa main sur mon épaule et reprend :

“Dans votre prochaine vie, si tant est que leurs contes pour enfants disent vrai, vous devriez songer à vous tondre les cheveux !

— Ha… ! Pourquoi pas ?”

 Nous entrons dans l’ascenseur, repassons devant la petite secrétaire dont le teint repasse du blanc au rouge en l’espace d’une seconde, puis arrivons sur la place du Palais. Je sors une petite enveloppe et la tend à mon mari.

“Oh ! J’allais presque oublier, vous faites bien de me le rappeler. Laissez-moi voir ça…”

 Il extrait quatre billets à l’effigie du dernier Bouddha, estampillés du chiffre 10 000 en lettres multicolores, et un billet représentant les Grands Ingénieurs, accompagnés du chiffre 5 000. Il examine le papier un instant et me rend une tête de Bouddha.

“À partir de cette année, 35 000 suffiront, sourit Shēng Mìng.

— Eh bien… pourquoi ?

— Ne vous inquiétez pas ! Je ne vais pas vous changer d’appartement. C’est juste que les affaires ont particulièrement bien marché cette année. (Il s’approche de moi et me susurre à l’oreille). J'ai commencé à diversifier mes activités. Alors, ne soyez pas surprise si l’an prochain la facture baisse encore ! J’espère que ça vous aidera à mettre de côté.

— M… Merci…

— Y’a pas de quoi ! C’est bien le minimum que je puisse faire pour vous. Vous et moi sommes ceux qui font tourner cette ville, c’est normal de s’entraider. Enfin, je vous le dis entre nous, un jour viendra où nous n'aurons plus à suivre leurs règles stupides”.

 Il sort une petite boîte de sa poche, avale une dragée incolore, mastique un instant et demande :

“Vous en voulez une ?

— Ah, ce n’est pas nécessaire !

— Allons, inutile de me ménager, je sais bien que mon haleine n’était pas des plus délicates.”

 J’accepte une gélule et laisse son parfum fleuri envahir ma bouche, d’un côté s’infiltrer dans ma gorge et de l’autre remonter jusqu’à mes narines. L’air tout autour semble alors parfumé comme un champ de roses. Shēng Mìng sourit et poursuit :

“Le rendez-vous avec les clients a été bien arrosé ! En parlant de ça… Je tiens encore à vous présenter mes excuses pour le retard.

— Eh bien, l’an prochain, nous nous donnerons rendez-vous à 10 heures pour espérer que vous arriviez à 11 !”

 Mon élan de familiarité me choque et je prie pour qu’il n’en prenne pas ombrage. Un rire gras s’échappe alors de sa gorge et il déclare :

“C’est entendu ! Rendez-vous dans un an à 10 heures alors !”

 Ses gardes l’escortent jusqu’à sa voiture et il disparaît derrière la vitre teintée. Le moteur de sport rugit et bientôt, la Place retombe dans le silence. Je jette un coup d'œil aux lettres multicolores sur le billet et profite des derniers relents de la gélule. Puis le museau et le pelage de Mílè apparaissent dans mon esprit et je marmonne entre mes dents :

“Et merde…”

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