III - 20h49

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 La symphonie du Deuxième Ciel s’interrompt. Fó prend place au milieu du salon et annonce, enjoué :

“Madame, une personne attend devant l'entrée. S'agit-il bien de votre ami ?”

 L’image de la caméra d’entrée se projette alors sur la porte et affiche le visage de Zhī-Lì, vêtu d’une chemise flamboyante, panier et sac de croquettes dans une main, en train de pianoter sur sa micro-tablette. La mienne se met à vibrer et je vois une notification occuper l’écran.

“Reçu de - Wǎn Zhī-Lì : Je suis devant la porte”.

“Alors, comment c’était ?” demande-t-il avant même d’avoir retiré ses chaussures.

 Le chien se jette dans mes jambes et émet un râle de satisfaction. Puis il se met à renifler chaque recoin de l’appartement. Au moment où il tombe sur Fó, il lui aboie dessus mais l’hologramme ne réagit pas.

“C’était comme d’habitude. Enfin, presque.

— Comment ça, presque ? Je peux m’asseoir ?

— Fais comme chez toi. Presque, mis à part le fait que le discours semble avoir reçu quelques modifications.

— Quel genre ?

— Tu veux boire quelque chose ? Je t’explique après.”

 Fó sourit, tape dans ses mains et informe Zhī-Lì :

“Monsieur, le vin dont nous disposons, cultivé dans le sud d’Europa, sur le vignoble du Monte-Cristo, saura ravir vos papilles.

— Eh ben, je vais te recruter aux halles toi. Tu ferais fureur dans la vente !

— Ha…haha ! Heureux de le savoir, Monsieur. N’hésitez pas à laisser un commentaire sur notre plateforme si cette présentation vous a plu.

— Je rectifie, tu aurais pu faire fureur si tu n’avais pas trop poussé l’auto-promo.

— Navré de l’apprendre… Notre service cherche au mieux à convenir à nos usagers…

— C’est bon, Fó. Sers-nous un verre et laisse nous profiter de la soirée, s’il te plaît.

— À vos ordres, Madame.”

 L’hologramme disparaît tandis que le drone cuisinier se met en marche, attrape la bouteille ornée du drapeau de l'ancienne Idalie, et nous sert, avec le plus grand soin, dans deux grands verres en graphène.

“Tu fais pas les choses à moitié, toi ! Je pourrais m’en enfiler des litres tellement c’est doux !

— C’est qu’une fois de temps en temps alors autant en profiter.

— Tu l’as dit ! Il fait une de ces chaleurs… Tu permets que j’ouvre ma chemise ? J'étouffe.”

 Une grosse goutte de sueur descend de sa tempe jusqu’à son menton.

"Mets-toi à l’aise. Donc, je disais, par rapport au discours : le bonze a commencé à faire des sous-entendus sur le fait que je paie mon mari pour les papiers et que c’est immoral, que le mariage doit être préservé à tout prix…

— La rengaine habituelle.

— Oui et non. Encore, si c’était dans un film ou sur une affiche, j’aurais rien dit. Mais c’est la première fois que ça se poursuit jusqu’à l’autel.

— C’est peut-être juste pour l’intimider un peu ?

— Possible, mais pourquoi est-ce que ça leur prendrait subitement l’envie, aux rasés, de menacer les rentiers ? Mon mari a marqué un point, quand il a dit que c'est l'industrie du mariage qui leur permet de manger tous les jours.

— Normalement, l’argent n’est pas supposé acheter leur âme.”

 Je le regarde dans les yeux et nous éclatons de rire au même moment. Le drone cuisinier dépose baguettes et bols sur la table avant de servir les spaghettis.

“Bon, normalement, oui, l’argent n’est pas supposé les acheter, mais tu sais ce que ça vaut.

— Bah ! Malgré tout, il reste toujours des roses au milieu du purin. Le Vieil-Étudiant va bientôt clamser, je pense. Le prochain sera peut-être plus fleur que fumier ?

— Quand même, il avait l’air en pleine forme, l’autre fois.

— Avait l’air. J’habite ici depuis plus longtemps que toi ; je sens ce genre de choses. Ça commence par aller faire un tour à l’hôpital, puis, un matin, sans prévenir, on apprend qu’en fait le chef a passé l’arme à gauche. Et quelque chose me dit que cette fois, les shoushous vont faire ce qu’il faut pour récupérer le Siège.

— Il n’y a qu’à espérer que tu te trompes.

— Ça, c’est clair ! Pas envie de voir ces fouines inspecter tous les jours mes registres !”

 Je goûte une première bouchée du plat. Un subtil arôme de basilic vient titiller la pointe de ma langue et me rappelle le soir de mon dernier anniversaire En-Bas, lorsque mes parents m'avaient emmenée dans le meilleur restaurant idalien de la capitale. Le fumet est complété par le goût des lardons à la cuisson irréprochable. Même si le plat est plus qu'à la hauteur, je n'arrive pas à débarrasser mon esprit du visage du bonze, et sens une remontée acide grimper le long de ma gorge.

"Eh ben, je dois dire que c'est pas mal, mais ça manque franchement de sauce soja !" s'exclame Zhī-Lì.

 Le drone cuisinier attrape en vitesse une bouteille et s’empresse de le servir.

"Sois pas radin ! Vas-y franchement, ça va pas me tuer."

 Le drone verse alors une quantité de sauce soja si importante que le fumet des herbes se retrouve peu à peu remplacé par son odeur. Je crois que Fó cherche à comprendre à quoi rime cette hérésie culinaire.

“Pourquoi tu fais cette tête, Jiēshòu ? J'ai déjà vu des européens foutre de la moutarde sur des sushis et les bouffer à la fourchette, alors c'est de bonne guerre !

— Haha… mais non, ça n'a rien à voir…

— C'est à cause d'aujourd'hui ? Fais pas cette tête ! T’inquiète pas que ton mari a prévu le coup. Par contre, c’est son portefeuille qui risque de faire la gueule. La paix avec les shoushous a tendance à coûter cher. Mais, comme mes parents disaient, “L’argent aplatit les montagnes et fertilise les déserts””

 L’image me décroche un sourire.

“Et je crois que tes parents avaient bien raison”.

 Je récupère le ticket-cadeau laissé sur la table basse et lui agite devant les yeux.

“Comment tu t’es dégotée un truc pareil, toi ?

— À ton avis ?

— Encore ? Il est irrattrapable, ton seigneur !

— Je te le fais pas dire, il a même dragué la secrétaire du Palais devant mes yeux.

— Il fait honte à notre race, je te le dis comme je le pense.

— Oh, tu sais, moi, ça me passe un peu au-dessus de la tête. C’est pas comme si je voyais personne d’autre que lui.

— Peut-être, mais toi t’as pas trop le choix. Lui, si. Je suis pas en train de dire qu’il devrait se la jouer à l’ancienne, mais un minimum se tenir.

— Moi, tant qu’il remplit sa part du contrat…”

 Zhī-Lì racle sa gorge et passe à la dégustation de son plat. Mílè s'assoit à côté de ma jambe et me lance un regard implorant. Ses yeux sont d’une telle douceur que je sens mécaniquement ma fourchette piquer un lardon et le lâcher sur le sol. Le chien se jette dessus comme s’il avait souffert d'une terrible famine.

“Tu devrais pas céder, il te laissera plus tranquille, sinon, déclare Zhī-Lì après avoir aspiré bruyamment un spaghetti.

— Je sais… J’arrive juste jamais à lui résister, tu sais bien.

— Faut pas que tu fasses de gosse, toi, alors !”

 L'idée de m'occuper d'une ribambelle d'enfants dans mon petit appartement, de devoir changer des couches et de leur apprendre à lire, même si loin d'être désagréable, me fait éclater de rire tant elle me paraît absurde. À l'image d'un personnage de magasine pour adolescents, je mènerais une double vie : femme au foyer le jour et prostituée la nuit. Le chien répond à mon rire par des jappements.

“J’y repense, j’ai oublié de demander à mon mari, ce matin. Je vais l’appeler.”

 La micro-tablette sonne pendant une trentaine de secondes, puis je tombe sur sa messagerie.

“Étonnant, d’habitude, il répond toujours.

— … Pouvez dès à présent prononcer votre message à l’attention de Shēng Mìng de la lignée des Juān Xiàn Zhě. Bip !

— Paix et Honneur, Shēng Mìng. Je me permets de vous recontacter concernant une demande que j’ai oubliée de vous faire ce matin. J’ai un bon ami qui souhaite placer un jeune chien et je me demandais s’il serait possible pour moi de le récupérer ? Est-ce que vous pouvez me recontacter pour qu’on en parle plus en détails ? Merci à vous, bonne soirée, au revoir…”

Au moment où je m’apprête à raccrocher, un bruit strident sort de la micro-tablette, suivi de grésillements, puis plus rien. Le répondeur raccroche sans que je n’aie rien à faire.

“Eh ben, il est temps de changer sa tablette !

— Peut-être que ça vient du réseau, ça m’a déjà fait ce genre de truc, une fois.

— Qu’est-ce qu’on fait, pour le chien ?

— Laisse-le ici, je pense pas que mon mari s’y opposera. Je le rappellerai demain matin.”

 Nous finissons nos assiettes, et, ensuite, le drone cuisinier apporte les parts de flan à la rose. Le fumet délicat enveloppe mes narines et parvient à éteindre les dernières angoisses suscitées par le discours du bonze. Après le repas, Zhī-Lì se sert un énième verre de vin idalien et cherche à déchiffrer les caractères du poème du soir.

 Une ou deux heures défilent au rythme des émissions de la trois et la fatigue commence à véritablement m’envahir. Vers minuit, la sonnerie retentit. Le chien se lève et aboie en direction de la porte, tandis que Fó projette l’image de la caméra d’entrée sur le mur.

“Un visiteur se tient devant la porte. Nom du visiteur : Inconnu.”

 Un corps entièrement pixelisé se tient droit devant et se met à toquer.

“Pourquoi les flics viennent chez toi ? T’as fait une connerie ? demande Zhī-Lì.

— Pas que je sache.”

 L’angoisse soudain collée à la peau, je me lève mécaniquement. Est-ce que j'ai fraudé dans les transports ? Une caméra a-t-elle repéré le chien entrer dans mon appartement ? J'ai consommé un produit illégal sans le savoir ?

 Je prends mon courage à deux mains, me dirige vers la porte et déverrouille le loquet avant de tirer sur la poignée.

“Paix et Honneur, agent Xiǎo Tào”, déclare l’homme engoncé dans une veste en cuir.

 Un épais visage, criblé d’anciennes marques d’acné ou de quelque maladie de peau, soutient une barbe timide, un nez quasiment plat et des yeux dont suinte une intelligence certaine. L’homme dégaine sa carte de policier et la place devant mes yeux. J’ai à peine le temps de voir les contours du chrysanthème surmonté du célèbre 天空警隊 que l’homme referme son portefeuille et demande :

“Vous êtes bien Madame Juǎn Xiàn Zhě numéro 39 ?

— Je… je crois.

—Vous n’êtes pas sûre ?

— C’est que je ne sais pas combien de femmes a exactement mon mari…

— Le seigneur Shēng Mìng ? Nous en avons noté cinquante-et-une… Vous me permettez d’entrer ?

— Bien sûr, nous n’allons pas parler dans le couloir.”

 Mílè aboie sur l’inconnu et vient le renifler. Le policier croise le regard de Zhī-Lì, puis le mien, et hausse les sourcils. Je prie pour que mon ami se retienne de faire une quelconque réflexion portée par l’alcool. L’agent racle sa gorge et fixe son torse dénudé, sans que cela ne génère aucune réaction. Je finis par lui lancer à mon tour un regard, et il consent à refermer peu à peu sa chemise.

“Mon ami et moi étions en train de dîner, je vous prie de m’excuser…

— Il… N'y a… pas de mal, bredouille le policier. Madame, j’ai une nouvelle bien sombre à vous annoncer…”

 Le ton pris par l’agent semble faire décuver Zhī-Lì sur le champ, qui se met alors à l’écouter avec grande attention.

“Je… J'avoue ne pas bien savoir comment vous l’annoncer mais… votre mari est décédé il y a trois heures.

— Quoi ?!”

 Zhī-Lì sursaute. Je sens mon cœur battre à toute allure, mes tempes chauffer jusqu’à devenir bouillantes, le bruit autour de moi s’assourdir, l’odeur de la nourriture s’atténuer jusqu’à disparaître. Les murs tremblent, les couleurs paraissent s’inverser entre elles, bientôt, il ne reste plus que le visage rongé par le malaise du policier.

“Quand ça… ?

— Il y a trois heures, comme je vous disais. Je…

— Pourquoi ?! Qu’est-ce qui lui est arrivé ?!

— Je ne peux répondre de manière définitive à votre question pour le moment, Madame, mais…

— Il a abusé au volant ? Quel imbécile ! Pourquoi est-ce qu’il n’écoute personne quand on lui dit que…

— Votre mari a été victime d’un assassinat.”

 Le silence retombe. Zhī-Lì laisse sa mâchoire pendre dans le vide. Le chien, qui sent la peur déferler dans nos poitrines, vient se coller à ma jambe et réclame que je le prenne dans mes bras. Je n’ai pas la force de me baisser et de le hisser, alors il reste à se frotter contre moi en couinant.

“Vous êtes sûr de ce que vous me racontez ?

— Absolument, cependant l’information n’a pas été officialisée.

— Comment est-ce que vous pouvez l’affirmer, alors ?

— Croyez-moi, Madame… Je vous souhaite de ne jamais voir les photos post-mortem… Mais aucun doute n’est possible.

— Qui… qui a pu faire ça ? demande Zhī-Lì.

— C’est justement la question que mon service se pose. J’ai été affecté à cette affaire et c’est pourquoi j'ai toqué à votre porte. Mis à part le fait qu’il fallait bien quelqu’un pour vous l’annoncer. Vous êtes l’une des dernières personnes à l’avoir vu…”

 Je cours jusqu’à la salle de bains et passe l’eau la plus froide possible sur mon visage. Ce que je crois reconnaître comme des larmes vient bientôt se confondre avec le torrent que je déverse sur mes yeux bouillants. Un long râle s’échappe de ma gorge. Mílè vient s’asseoir devant la salle de bains et tente de comprendre ce qu’il se passe. Je me jette sur la petite boule de poils et tente de trouver du réconfort dans son pelage à la texture de coussin.

 Dans le salon, j’entends le policier émettre des hypothèses sur le commanditaire de l’assassinat avec mon ami.

“... C'est la première fois depuis la fondation du syndicat qu’un de ses membres subit une chose pareille. Madame Juān Xiàn Zhě ? Seriez-vous en mesure de répondre à quelques questions ?

— Je peux… essayer…

— Bien, je vous remercie. À quelle heure exactement avez-vous vu votre mari aujourd’hui ?

— Il est arrivé à 10 h 33 devant le Palais Municipal… haha… il était encore une fois en retard. Si j’avais su que c’était la dernière…

— Prenez donc un mouchoir, propose le policier en sortant un paquet d’une poche de son manteau.

— Merci.

— Pouvez-vous me décrire votre rendez-vous, à la mairie ? N’omettez aucun détail, je me chargerai de faire le tri.”

 Je reviens alors sur l’arrivée de Shēng Mìng et son ticket de dédommagement, le hall vide, la secrétaire aux joues enflammées par ses beaux discours, le bonze et ses accusations, le portrait du Bouddha qui se léchait les lèvres, et la fermeture des portes de la voiture de sport. Le policier noircit trois pages d’un petit calepin.

“Ce que vous avez dit sur le bonze me semble on ne peut plus intéressant. Bien sûr, un membre du Siège – la question est "qui ?" – est un suspect à ne pas négliger. Cependant j'ai d'autres pistes à examiner. Connaissez-vous l’état des relations de votre mari au sein du Syndicat ? Avait-il des ennemis, des gens qui l’auraient trouvé gênant ?

— Il n'en a jamais parlé, alors je n’en sais rien. La seule chose que j’ai pu remarquer, et qu’il m’a confirmée, c’est que les affaires marchent très bien pour lui, dernièrement.

— Quel genre d’affaires ?

— Il n’a pas précisé.

— Très bien. Madame, je tiens à vous remercier. Maintenant que j’en ai fini avec mes questions, je me dois de vous décrire la suite des événements. Puis-je vous demander quelle profession vous exercez ?

— Je… mon mari m’entretient…

— Hm… bien, j’ai compris, sourit amèrement l’agent. Nous vous proposons la mise en place d’une protection policière permanente, au vu des risques que vous encourez. Nous ne savons pas si les assassins n’en voulaient qu’à votre mari. Je sais bien qu’il vous faut sortir pour obtenir de quoi payer vos factures, mais je ne peux garantir votre sécurité si vous refusez. Pensez-y. Il existe également des plans de réinsertion dans une société d’En-Bas…

— Jiēshòu n’a pas l’intention de quitter la ville, Monsieur, intervient Zhī-Lì.

—Je me dois de lui décrire les options disponibles, rétorque le policier. À part si Madame parvient à rencontrer un autre homme susceptible de l’entretenir d'ici à un an, il faudra se pencher sur un retour En-Bas.

— Je vous remercie de vous inquiéter pour moi, sincèrement. Mais je refuse de me laisser intimider par… ces personnes, qui qu’elles soient.

— C’est tout à votre honneur. Permettez-moi de vous laisser ma carte, n’hésitez surtout pas à me contacter si besoin. Je souhaite plus que tout limiter l’effusion de sang. Sachez que je ne suis pas une fouine et ne chercherai pas à vous piéger, quoi qu’il arrive.”

 L'agent me tend un petit rectangle de métal sur lequel le logo du chrysanthème côtoie le regard sûr d’un aigle. Il se lève alors et je le raccompagne jusqu’à la porte.

“Faites très attention à vous, Madame”, déclare-t-il avant de s’engager dans le couloir.

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