III.2 - 23h58

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 Je passe le reste de la soirée à tout ressasser en espérant trouver des réponses. Jamais je n'aurais cru que la perte de Shēng Mìng puisse me mettre dans un tel état ! L'idée que de telles démonstrations de barbaries puissent avoir lieu En-Haut me terrorise.

 Zhī-Lì et moi enchaînons les shots dans un silence de mort. À tout moment, je crois qu’une main va venir toquer à la porte pour me mettre une balle dans la tête. J’ai beau remonter dans mes souvenirs jusqu’à ma première rencontre avec Shēng Mìng, rien ne me permet de répondre à mes pourquoi.

 Le chien se met à aboyer vers une heure du matin. Nous sortons de la mollesse de l’alcool d’un coup sec. Aucun bruit. Mílè reste pourtant sur ses gardes. Je dois avouer que je respecte le courage dont fait preuve ce corps chétif. Une silhouette finit par passer derrière la fenêtre qui donne sur le couloir. J’ai l’impression que mon cœur va s’arrêter. Nous attendons un moment, les yeux rivés sur l'entrée, mais il n'y a plus aucun signe de vie.

“Sûrement un voisin… suggère Zhī-Lì.

— Sûrement, oui. Est-ce que je peux te demander une faveur… ?

— Laquelle ?

— Reste dormir, juste ce soir. Je ne vais pas réussir à fermer l’œil, je le sens.

— J’allais te suggérer la même chose ! Je pense que je tiendrais pas deux cents mètres à l’extérieur avant de me vautrer sur le sol. Le petit fait un bien meilleur gardien que moi, haha.

— Peut-être, mais si tu restes là, je me sentirai plus en sécurité.

— Ça me va parfaitement !”

 Je déplie le canapé et donne de quoi se couvrir à Zhī-Lì, puis mobilise mes dernières forces pour venir m’écrouler dans mon lit. Le chien s’installe sur un tapis.

 La voix de Shēng Mìng résonne dans ma tête. Ne vous inquiétez pas ! Je ne vais pas vous changer d’appartement. C’est juste que les affaires ont particulièrement bien marché cette année. J’ai commencé à diversifier mes activités.

Pourquoi est-ce que je lui ai pas demandé à ce moment-là de s’expliquer ? Des larmes se forment sur le coin de mes yeux. Dans le salon, Zhī-Lì a déjà commencé à ronfler. Dans quelle misère est-ce qu’il est allé se fourrer ? Ça ne lui suffisait plus, tous ses mariages ? Qu'est-ce que je raconte, bien sûr que ça devait lui suffire, s’il a baissé la facture… Il a dû trouver mieux, plus rentable. Quel idiot ! J’aurais envie de le baffer jusqu’à ce qu’il se réveille, s’il était là…

 La voix du bonze prend le relais. L’union que nous célébrons aujourd’hui ferait partie des derniers échantillons de beauté présents dans ce monde, des derniers bastions de sentiments véritables au sein de notre Cité. Le mariage devrait être la plus haute célébration des sentiments de nos concitoyens, et ne saurait en aucun cas être réduit à des considérations purement pécuniaires.

Shēng Mìng avait plus que raison ! De quel droit il s’est permis, ce foutu rasé, de critiquer notre mariage ? Il est bien heureux de toucher une commission dessus, non ? Alors pourquoi ouvrir sa gueule puante ? Je le hais ! Lui et toutes ces saloperies de religieux ! Étudiants de mon cul ! Vous êtes les plus grands hypocrites que cette Terre ait portés ! Pourquoi est-ce que vous ne laissez pas les gens mener leur vie comme ils l’entendent, bande de fouines infâmes !

 Je sens une poussée fiévreuse s’emparer de tout mon corps, puis, peu à peu, la chaleur se condense sur ma poitrine et mes fesses et prend la forme de mains poisseuses. Un défilé de doigts obsédés empoigne ma peau, je sens l’air devenir lourd.

Zhāng… Je… ça faisait si longtemps… Zhāng ? Ha ! Je… Pardon, je me suis perdu. Jīshù, je voulais dire.

Combien de ces foutus maris infidèles l’ont écorché, combien ? J’ai l’impression d’avoir porté chaque putain de nom porté dans cette ville ! Combien, combien de ces salauds ont prononcé le mien correctement ?

 Les mains redoublent d’intensité et je sens ma peau se plier à leur contact, comme une pâte qu’ils tenteraient désespérément de pétrir pour lui donner la forme de quelqu’un d’autre.

 J’essaie de chasser ses doigts crochus mais ils reviennent sans cesse s’écraser, toujours sur les deux mêmes parties de mon corps.

Tu ferais bander un mort ma chérie…

Si ma femme avait le quart de ton cul, je serais aussi fidèle qu’un bon vieux toutou !

Eh ben, y en a un ici qui va être gâté. Approche, je vais pas te bouffer…

“Assez !”

 Les mains disparaissent. Mílè sursaute et aboie. Je m’empresse d’appuyer sur l’interrupteur de ma lampe. La chape d’ivresse sur Zhī-Lì lui permet à peine d’articuler un faible “Qu’est-ce qu’il y a ?”. Je réponds qu’il n’y a rien. Il repart alors dans son concert de ronflements.

 Direction la salle de bains, suivie de près par la petite boule de poils. Une sensation de crasse envahit mon corps. Je me jette dans la douche, empoigne le pommeau et déverse une eau brûlante sur chaque recoin de ma peau. J’ai beau frotter le savon dessus, la sensation de saleté ne disparaît pas. Je me résous à abandonner, sors de la douche et retourne m'effondrer dans le lit.

 Des images confuses se mélangent dans ma tête avant de retrouver un semblant de calme. Je finis par trouver le sommeil, après un moment qui me paraît durer une éternité.

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