IV. - 10h47
“T’es réveillé depuis longtemps ?
— Bargh… Je sais pas, articule péniblement Zhī-Lì.
— Tiens, bois un peu d’eau, ça va te réveiller.
— Merci… T'as pas des cachets ?
— Si, bien sûr, donne-moi un instant.”
Mon ami est étalé comme une bête agonisante sur le canapé. Ses yeux ont rétréci jusqu’à rendre ses iris indiscernables, ses jambes pendent à moitié sur le sol.
“Toujours… aux petits soins, toi”.
Un fumet fétide s’échappe de ses lèvres. Mílè s’approche de lui pour le saluer mais préfère faire marche arrière lorsqu’il sent l’odeur rance.
Le cachet met quelques minutes à faire son effet, mais, peu à peu, les paupières de Zhī-Lì reprennent leur forme et il semble reprendre ses esprits.
“T’as réussi à dormir ? demande-t-il.
— Mal. Et toi ?
— Mal aussi, haha ! Je te propose qu’on aille prendre l’air, sinon, je vais jamais émerger.
— Tu as raison, on peut avoir un ascenseur dans quinze minutes, si t’es prêt.”
Il parvient à trouver la force de se lever, se dirige vers la salle de bains et passe un filet d’eau froide sur son visage, avant de nettoyer ses dents à l’huile de sapin-nain. Il reboutonne sa chemise, s’asperge de son déodorant à l’odeur âcre - quoique plus agréable que celle de l’alcool - prépare le chien et déclare :
“On y va !
— Fó, prépare quelque chose pour treize heures !
— Entendu, Madame. Bonne promenade à vous !
— Merci, beau gosse”, rit Zhī-Lì.
L’hologramme déploie son plus grand sourire, effectue une révérence, et verrouille la porte derrière nous. L’ascenseur est quasiment vide, ce qui me laisse tout le loisir d’observer le niveau de la Ferme et la dorure de ses champs de blé. Le soleil encore rose dépose une lumière digne d’un tableau de maître sur ce paysage.
Bientôt, le silence de l’ascenseur est coupé par l’animation du centre-ville. Une fois sortis, nous passons sous l’Arche des Fondateurs et atteignons la première Avenue Centrale. L’air encore frais fait grelotter Zhī-Lì.
Des vendeurs à la sauvette jonchent les élégants trottoirs de leurs jouets pour enfants, produits cosmétiques importés, livres-papier ou vieux appareils mécaniques. Une odeur de sucré-salé emplit l’air.
“C’est un livre d’avant, non ? demande Zhī-Lì en désignant la couverture d’une œuvre nommée “Fondation”, rédigée par un certain I.Asimov.
— Exactement ! sourit la vendeuse, une petite mamie coiffée d’un chignon et d’une tunique en simili-soie bleue. Je vois que vous avez l'œil ! Si vous aimez les antiquités dans ce genre, je vous suggère de regarder ce qu’il y a dans cette caisse.
— Alors ça ! C’est précisément l’histoire que me racontait mon père quand on était gosses !
— On ?
— J’ai un frère qui est parti il y a quelques années en Bolivariane. Faudra que je l’appelle, pour lui dire que j’ai retrouvé Au bord de l’eau ! L’édition qu’avait mon père était légèrement différente. C’est un original, Madame ?
— Je ne peux pas vous le garantir. Si vous observez le bord de la couverture, il me semble que le livre devait disposer d’un éclairage interne, à l’origine. Enfin, ça reste un très bel objet !
— Effectivement, j’ai l’impression de sentir un mécanisme ici. J’imagine que ça se répare ?
— Je me dois d’être honnête avec vous, Monsieur. C’est un livre qui date du vingt-deuxième siècle de l’ancienne chronologie, comme vous pouvez le constater à la fin, alors je vous conseille de ne pas vous attendre à des miracles.
— Dommage… Et pour Fondation ?
— Il est trop vieux pour comporter autre chose que du papier et du carton. C’est quand je vois ces vieilles choses, qui ont l'air fragiles comme tout, survivre sans accroc au passage des siècles que je me dis qu’on est vraiment dans une époque bien étrange ! Haha !
— Je ne vous le fais pas dire. Combien vous me faites pour les deux ?
— Le tout est à 1500 satvas.
—1500 ? Malheureusement, je n’ai que 850.
— 850 ? Mais, Monsieur, vous voyez bien que je suis vieille et que j’ai un commerce à entretenir ! 1300, et c’est un prix que je vous fais parce que je vous trouve sympathique !”
Zhī-Lì et la vendeuse partent dans de longues négociations. Je prends conscience que je ne suis pas venue sur les allées commerçantes depuis deux ou trois mois. Les vieux bâtiments de l’époque des Ingénieurs, tous de marbre et granite vêtus, sont occupés par une vie débordante. Des enfants se chamaillent pour monopoliser un trampoline à air, deux jeunes couples marchent main dans la main ou bras autour de l’épaule, font du lèche-vitrine, s’arrêtent à chaque endroit pour se dévorer des yeux. Un père fait découvrir à sa fille la vue de l’Avenue depuis la hauteur de ses épaules. Mais rien de tout ça ne parvient à me faire oublier.
Sur environ la moitié des façades, l’hologramme du paon de Menxiang Shiyé ® déploie ses ailes, prend la pose, et laisse la place à de grands caractères dorés. Je me rends compte que la dernière trace que j’aurai de mon mari sera ce ticket multicolore ; il ne m’a rien laissé d’autre. Bientôt, son nom sera jeté dans la fosse de l'oubli : réduit au simple “rentier assassiné”.
Parmi toute cette foule et son histoire, la pierre des bâtiments et les racines des arbres, je me dis que seul le paon survivra à tout. Qu'aussi loin que je me souvienne, il a toujours été là, et, tant que la ville tiendra sur ses pattes, il en sera sa plus grande incarnation. Les lettres MS qui l’accompagnent ne sont pas seulement tamponnées sur la majorité des commerces de la ville, elles ont fini par infiltrer jusqu’aux souvenirs mêmes des habitants. Il aveuglera de sa lumière encore bien des générations de Tiankongais avant de rendre son dernier souffle, si tant est qu’il soit mortel.
En comparaison, les affiches installées par les bonzes me paraissent bien fades. L’œil se pose dessus l’espace d’un battement de cils, déchiffre leurs caractères à la saveur aseptisée, puis repasse à la roue lumineuse de l'oiseau.
Je revois alors la dame prise dans ses négociations avec Zhī-Lì et une idée s’impose à ma conscience ; ces livres papiers, reliques de l’ancien temps, invisibles pour la plupart des tiankongais, sont peut-être les derniers objets encore libres du règne de Menxiang Shiyé.
“Affaire conclue, déclare la vieille dame. Vous êtes comme un fichu crabe : une fois que vous tenez quelque chose, vous ne le lâchez plus !
— C’est qu’il faut bien, pour faire tourner un commerce !
— Excusez-moi…
— Mademoiselle ? Dites-moi.
— Je… ne me suis jamais penchée sur les vieux livres, mais j’aimerais m’y intéresser. Lequel pourriez-vous me conseiller ?
— Eh bien, tout dépend du genre d’histoire que vous aimez, réfléchit la vendeuse.
— Alors vendez-moi votre préféré ?
— Mon préféré ? C’est une question bien difficile… il est plus difficile d’y répondre que de se dépatouiller des pinces de votre pingre d’ami, haha ! Hm… Je peux vous conseiller Le Chemin de la Lumière. C’est un livre qui date du vingt-troisième siècle de l’ancien temps. Il est normalement à 1200 satvas, mais je peux vous le faire à…
— Je le prends, ça compensera le prix que vous avez fait à ce vieux crabe !
— Entendu, jeune fille ! En cadeau, vous pouvez prendre ce petit fascicule, c’est une nouvelle qui revient brièvement sur les événements de la fin de l’ancien temps. C’est du même auteur.
— Face Cachée ? Jamais entendu parler. Merci !
— C’est moi qui vous remercie, messieurs dames ! Bonne journée à vous !
— Le crabe vous souhaite également une bonne journée”, sourit Zhī-Lì.
Ce dernier propose d’aller s’asseoir un instant dans le parc de la Bordure Nord, afin de profiter au mieux de l’air frais. Il feuillette les pages d’Au Bord de l’Eau, un sourire d’enfant sur le coin des lèvres.
“Tu peux pas imaginer comme ça me fait plaisir de revoir ce livre ! J’adore l’odeur du vieux papier. À l’époque, je peux te dire que je rêvais de me barrer En-Bas et buter le premier tigre qui passe.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Bah, tu sais, dedans, il y a un personnage qui réussit cet exploit à mains nues ! J’en frissonne encore.”
Il continue de feuilleter avidement l’épais ouvrage. Peu à peu, les bruits de la ville s’atténuent jusqu’à se faire remplacer par le chant des oiseaux et le murmure de l'eau dans les canaux du parc. Une brise quasi-froide s’infiltre dans ma gorge. Je désigne un banc, en contrebas, avec vue sur le lointain, sur lequel nous nous installons.
“Dis-moi, je peux te poser une question ?
— Je t’écoute, fait Zhī-Lì.
— Qui l’a fait, à ton avis ? Pour…
— Ton mari ? J’avoue avoir échafaudé tout un tas de théories, quand on était dans l’Ascenseur, mais je n’y ai pas trop pensé depuis.
— Tu vas peut-être trouver ça ridicule, mais à chaque fois que j’aperçois les lettres MS, son visage m’apparaît. Je sais que je devrais pas être aussi affectée, mais c’est comme ça…
— C’est parce-que t’as peur de retourner En-Bas ?
— Non… ça, ça me fait peur, comme tu le dis, mais ne me donne pas envie de pleurer toutes les larmes de mon corps. Je n’arrive pas à bien mettre des mots sur ce que je ressens, mais ç'a un goût d’injustice, d’inachevé, comme quand tu rates quelque chose.
— Je… crois que je comprends. Tu sais, je ne crois pas vraiment que ça soit un coup des…
— Rasés ? Moi non plus, ça ne leur ressemble pas. Aussi insupportables soient-ils, ils ne s’abaissent pas à ce genre de choses.
— Le Syndicat, pour le coup, me paraît légèrement plus crédible, mais je ne vois pas ce qui les pousserait à liquider l’un des leurs. S’ils n’étaient pas là, je t’aurais épousée sans hésiter, et sans te faire claquer 45 000 boules par an.
— 35 000, il a abaissé la facture à la fin, souris-je.
— Ça reste un sacré pactole, même s’il est, enfin, était, plus raisonnable que pas mal de rentiers.
— Dans le fond, je me rends compte qu’il n’a jamais été mauvais, malgré ses défauts. C’est ça qui me tue. J’ai parfois entendu parler de rentiers bien pires que Shēng Mìng, alors pourquoi est-ce que c’est lui qui s’est fait…
— J’ai prié ce matin. Ça faisait longtemps. J'ai du mal à bien cerner ce qui m'a poussé à le faire. J’ai prié pour que son âme, même si je le connaissais pas, fasse bon voyage jusqu’à sa prochaine vie, et pour qu’il soit réincarné en quelque chose d’un peu mieux qu’un caillou.
— Moi aussi, j’espère le recroiser dans une vie un peu plus noble. Dis, ça te gêne si je pleure ? Je sens que j’ai les yeux pleins depuis ce matin, mais j’ai préféré éviter devant tout le monde.
— Il n’y a rien d’illégal là-dedans”, sourit Zhī-Lì
Ma respiration s’obstrue. Une goutte s’échappe du coin de mon œil droit et vient glisser le long de ma mâchoire, se pend à mon menton et vient s’écraser sur la couverture du livre-papier posé sur ses genoux. Alors les dernières digues retenant le barrage de mes larmes cède, et un filet d’eau salé glisse sur mes joues.
Au loin, l’étendue semi-désertique du Rajasthan s’étend à perte de vue. Sorte de petit point au milieu de cette étendue orangeâtre, Greater Delhi m’apparaît brouillée sous l’effet des larmes, comme si la pluie venait fertiliser ses immeubles gris et ses jardins asséchés.
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