IV.2 - 12h08

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 Mílè court dans le parc avec un autre chiot. Zhī-Lì s’égare dans les pages de ses livres, tandis que j’observe le paysage défiler et la prochaine escale se rapprocher peu à peu. D'ici à ce soir, je pense que la ville s’arrêtera. Je suis contente de faire escale au Rajasthan, car ses marchands vendent ce qui me semble être de loin la meilleure cuisine terrestre. Alors, une fois par an, je remplis mon appartement à ras bord de leurs bocaux de korma et dhal lyophilisé et parviens tout juste à tenir jusqu’à la prochaine escale.

 Ma micro-tablette sonne. Le nom de Hóng Lǎo apparaît sur l’écran.

“Tu réponds pas ? demande Zhī-Lì, sans quitter des yeux les lignes d’Au Bord de l’Eau.

— Il peut aller se faire voir.

— Eh ben, qu’est-ce qu’il t’arrive ?

— C’est un client que j’ai vu il y a deux jours.

— Eh ben, s’il te rappelle c’est que tu lui as plu, non ? Où est le problème ?”

 Je finis par décrocher. La voix, terriblement plate et mal assurée, déclare :

“Paix et Honneur, Jiēshòu.

— Qui est-ce ?

— Je… Hóng Lǎo, c’est Hóng Lǎo. On s’est rencontré il y… a deux ou trois jours, je…

— Hóng Lǎo ? Ça ne me dit rien du tout, désolée.

— Eh bien, nous sommes allés dans ma voiture pour… Enfin, vous comprenez…

— Ha ! Mais oui, bien sûr, je me rappelle !

— Ah… vous me rassurez !

—Comment oublier une voiture pareille ? Une belle X-R : classe, spacieuse, confortable, parfaite pour un père de famille respectable, en somme.

— C… C'est ça, oui.

— Vous savez, Yáng Ròu, je me rappelle avoir vu une seule chose qui faisait tache, dedans.

— Je… Hóng Lǎo, je m’appelle Hóng Lǎo.

— Qu’importe, ça revient au même. La seule chose qui faisait tâche, dans cette voiture, c’était vous. Une espèce de ver misérable, infoutu de rester fidèle à sa femme, qui la trahit à la seconde où ses gosses ont le dos tourné. Mais ce ver est tellement misérable, que lorsqu’il jouit comme le plus impatient des cochons, il est incapable de prononcer un autre nom que celui de sa bonne vieille femme, parce qu'il n’a, et c’est le cas de le dire, pas les couilles d’assumer ses actions. Alors, petit ver, je sais que ce n’est pas très bouddhiste de formuler un tel vœu, mais j’espère que vous serez réincarné dans la pire des choses possibles !

— Je ne… vous permets pas ! Vous, oh, vous allez voir !

— Qu’est-ce que je vais voir ? Quelqu’un a-t-il jamais été blessé par un petit ver comme vous ?

— Je… Laisserai un commentaire négatif, sur la… Plat…Plateforme !

— Faites donc ! Au moins, à l’écrit, vous devriez être capable d’aligner plus de trois mots sans ce bégaiement des plus insupportables !”

 L’homme tente de protester mais je lui raccroche au nez. Zhī-Lì m’observe, les yeux écarquillés. Même Mílè s’est arrêté de jouer et s'assoit devant moi en cherchant à comprendre.

“Je t’ai jamais vue comme ça…

— Il me dégoûte.

— Ça, je l’ai bien compris ! rit Zhī-Lì. Mais tu devrais faire attention, tu sais comme moi qu’un mauvais commentaire peut foutre une merde inimaginable.

— Ça ne me fait ni chaud ni froid.

— Mais… comment est-ce que tu vas t’assurer un revenu, si tu envoies balader tes clients comme ça ?

— Écoute-moi, Zhī-Lì, je vais te dire quelque chose que j’ai compris, hier soir. C’est sûrement lié à Shēng Mìng, même si cette pensée me travaille depuis un moment. Je préfère retourner En-Bas que de continuer à me laisser souiller par… tous ces maris infidèles.

— Dis pas ça… Tu sais, si tu pars, ça va vraiment me faire mal. J’ai plus que toi, ici. Tous mes amis d’enfance sont devenus des bêtes méconnaissables ; y a plus qu'une bonne journée à la bourse qui soit capable de les émouvoir. Mon frère est à l’étranger et reviendra pas de si tôt, d’après ce que j’ai compris. Mes parents sont morts… On a beau être de deux mondes différents, toi et moi, ben… il y a qu’avec toi que j’arrive à me sentir à ma place. Je peux pas te forcer à rester ici, mais, enfin, tu comprends.”

Je comprends parfaitement. Ma pudeur ne m’autorise qu’à te répondre par un sourire discret, mais je suis sincèrement touchée.

“Par contre, le traiter de viande de mouton*, tu n’y es pas allée avec le dos de la cuiller !”

 Nous sortons du parc et nous dirigeons vers le vieux-centre. L’espace est quasiment préservé de la pollution holographique et ressemble à s’y méprendre aux villes que l’on trouve en Chine du Nord. Des maisons anciennes sont bardées de dougongs** aux motifs de dragons reprenant les antiques légendes tiankongaises. Les rues deviennent plus étroites. Le paon de Menxiang Shiyé, lorsqu’il apparaît, est simplement peint à l’ancienne, à même le bois des fondations des ateliers d’artisans.

 Je me mets à suivre le discret fumet d’encens qui émane d’une arrière-ruelle. Des chats sont avachis sur le pas des portes. Mílè, à ma grande surprise, ne s’intéresse pas à eux et se contente de renifler l’air comme un petit cochon.

 Un chemin mène à un autre, et, bientôt, nous débouchons sur un panneau sur lequel est écrit 基金会广场 en caractères timides. Quelques touristes se promènent sur la place, curieux de voir la plus vieille place de la ville. Silencieuses, des grands-mères assises sur un banc contemplent le bassin parsemé de pétales de roses d’une fontaine de pierre. Des guirlandes rouges pendent aux balcons en bois. Quelques enfants passent en courant derrière un chat. De ce décor pittoresque se détache une grande fresque dorée, dont la voûte s’étend plusieurs mètres au-dessus des toits des maisons. L’odeur de l’encens embaume l’air.

“Ça te gêne si je vais y faire un tour ?

— Ben… je repense à ce qu’a dit le flic. Je sais pas si c’est une bonne idée d’aller au Temple, là, tout de suite.”

 Je dégaine un petit récipient noir surmonté d’un pressoir. Zhī-Lì écarquille les yeux et tente de contenir un “ha !”.

“Qu’est-ce que tu fous avec ça, toi ?

— C’est mon mari qui me l’avait donné au cas où je tombe sur un client mal éduqué. Heureusement, je m’en suis jamais servie. Mais s’il se passe quoi que ce soit, mes agresseurs repartiront avec la rétine cramée.

— Pff… et si une patrouille décide de nous fouiller, on est bons pour avoir des ennuis.

— Qu’est-ce que tu racontes ? En quatre ans, je n’ai jamais été contrôlée dans cette ville. Et je suis prête à parier que toi non plus.

— C’est pas parce que c’est jamais arrivé que ça n’arrivera jamais, bronche Zhī-Lì.

— En tout cas, là, tout de suite, il est possible que cette petite bombe nous sauve la vie.

— Mais… pourquoi tu tiens absolument à aller au Temple, d’abord ? Je te savais pas

religieuse.

— J'aimerais lui déposer des prières…”

 Nous sommes accueillis par les hologrammes des Dix Grands Disciples du Bouddha. Des mantras émanent des murs et s’élèvent dans le Temple. L’odeur de l’encens se fait plus forte encore et commence à me monter à la tête. L’endroit est baigné dans une lumière tantôt azure, tantôt pourpre ou brune. Nous restons plantés là, sonnés par une telle surcharge sensorielle. J’essaie de me rappeler à quand remonte la dernière fois que j’ai mis les pieds dans un Temple. La douleur qui comprimait ma poitrine depuis la veille s’allège quelque peu, tandis que le bruit de bottes monastiques se fraie un chemin parmi le concert de récitations.

“Paix et Honneur”, déclare un moine n’ayant pas atteint la vingtaine.

 Un reflet écarlate vient lécher sa peau d’enfant, un autre met en valeur son uniforme aux coutures encore neuves. Les hologrammes s’inclinent et adoptent le silence.

“Il ne me semble pas vous avoir déjà vus ici, je me trompe ?

— Non, nous n'avons jamais mis les pieds ici.

— J’imagine qu’il y a un début à toute chose ! Dans ce cas, puis-je vous demander ce qui vous a poussés à choisir ce jour précis pour nous rendre une visite ?

— M… c’est pour mon mari.

—Est-il… ?

— Oui.

—Puisse le nirvana lui être accordé. C’est toujours une épreuve de perdre un proche…

—Excusez-moi, interrompt Zhī-Lì, l’air frustré. Vous ne devez pas avoir plus de seize ou dix-sept ans…

—J’en ai dix-huit, Monsieur.

—Même dix-huit, cela ne change rien à ma question. Qu’en savez-vous ? Comment pouvez-vous parler de choses qu’on ne peut pas expérimenter à votre âge ?

— Tss… excusez-le.

— Il n’y a pas de mal, Madame. Sa question est légitime. Sans m’attarder plus que ça sur ma biographie, je peux vous dire qu’à l’origine, je viens d’un petit village à la frontière entre le Tibet et le Pakistan. À l’époque, de nombreuses escarmouches secouaient les villages de la région. Le destin a fait qu’un jour, j'ai vu ma maison, mes proches, mes animaux et jusqu’à la moindre pousse d’herbe du village réduits en cendres. Par chance, mon père, le matin de l’attaque, m’avait envoyé puiser de l’eau dans une caverne à proximité. Lorsque j’ai entendu les premiers avions fendre l'air, j’ai accouru sur une colline surplombant la vallée, et j’ai assisté à la scène. On peut donc dire que j’ai côtoyé la Mort de près, mais que cette dernière a estimé que mon heure n'était pas venue.

— Je… d’accord, marmonne Zhī-Lì, sa fierté ravalée. Je préfère t’attendre à l’extérieur, Jiēshòu.

— Euh… comme tu veux.

— Dans ce cas, je vous souhaite une journée lumineuse. Puis-je vous demander comment vous vous appelez ?

— Zhī-Lì.

— Enchanté, Zhī-Lì. Je me prénomme Yèlù.”

Zhī-Lì sort sans répondre. Le chien le suit en traînant les pattes. Je m’incline de honte.

“Je vous prie de l’excuser, il ne sait pas tenir sa langue.

— Votre ami est plein de ressentiment. J’espère qu’il trouvera la paix, car il me semble qu’il a bon fond. J'espère ne pas me tromper.

— Vous ne vous trompez pas.

— Vous disiez venir pour votre mari ? C’est pour un hommage ?

— C’est ça.

— Depuis combien de temps a-t-il quitté ce monde ?

— Seulement hier après-midi.”

 Le jeune bonze adopte une mine pensive. Il désigne de la main l’un des six couloirs accessibles depuis le hall d’entrée, lequel s’illumine dans l’instant, et m’invite à le suivre. À l’intérieur, la température se réchauffe considérablement. Des diodes s'illuminent sous chacun de nos pas, et la lumière ambiante s’atténue jusqu’à ce que seuls restent les reflets rougeoyants des flammes, sous les portraits holographiques de nombreux défunts. Nous arrivons dans une petite salle sans odeur ni bruit. Un gros appareil, ressemblant de loin à une machine à sous, trône en son centre. Le bonze gravit deux marches et sort un petit clavier mécanique d’un tiroir, avant de pianoter dessus. Un écran de la taille d’une tablette standard s’illumine et laisse défiler des dizaines de lignes de code avant de lancer un logiciel inconnu.

“Vous savez… il a été assassiné.”

 Le bonze a l'air surpris.

“Il est décédé à l’étranger ?

— Non, non, il était dans son appartement vers les Jardins Financiers.

— Alors ça… c’est… je crois, la première fois que j’entends parler d’une histoire pareille. Si même notre ville n’est plus à l’abri…”

Notre ville. La formule a de quoi faire sourire. Lui, un rescapé d’une vieille République méprisée par la plupart des Tiankongais, et moi, banale prostituée parmi une armée d’autres vivant dans les appartements agglutinés aux pattes du colosse, comment pourrions-nous dire que c'est notre ville ?

“Je prierai pour le bon cheminement de son âme jusqu’à sa prochaine vie, s’il doit en vivre une autre. (Il marque une pause) Pourriez-vous me donner le nom de votre mari ? Lignée puis prénom.

— Juān Xiàn Zhě, Shēng Mìng.

— Merci.”

 L’appareil ronronne un instant et projette un hologramme de son visage au-dessus d’un bac métallique rempli de sable. Yèlù ouvre un tiroir, avant de me tendre un rouleau de papier de l’épaisseur d’une bague et un stylo sans boutons.

“Vous pouvez inscrire votre prière dessus : ensuite, nous la mettrons dans le bac.

— Mais… si je fais une faute ?

— Il faut s’appliquer, sourit le jeune bonze. Ne faites pas cette tête, haha ! Je vous en donnerai un autre, si besoin.”

 Sous le regard de l’hologramme, je me concentre pour rédiger les caractères les plus nets possibles.

Je voulais te remercier. J’aurais aimé pouvoir le faire lorsque j’en avais le temps. Tu m’as offert la possibilité de faire vivre ma famille et moi-même, de découvrir une vie que je n’aurais pu imaginer possible…

“Je n’ai plus de place…

— Vous pouvez utiliser l’autre côté ! Si vous avez besoin de plus de papier, je vous donnerai un autre rouleau.”

J’espère plus que tout te recroiser à l’avenir, dans un rôle un peu moins dégradant pour ma part, et moins tragique pour la tienne. Que la paix t’accompagne là où tu dois aller…

 Une larme roule sur ma joue, vite séchée par la température du mémorium. Yèlù m’invite à déposer le papier dans le bac, puis active une commande avec son clavier.

 De petits faisceaux rouges pointent sur le papier. Un point se forme en son sommet et, bientôt, le voilà consumé par une flamme élancée, dont l’extrémité semble frotter le menton de Shēng Mìng. Yèlù descend, se tient à côté de moi et chante un mantra, accompagné des hologrammes des autres défunts.

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*: Yang Rou signifie littéralement “viande de mouton”.

** : Le dougong est un élément architectural spécifique au monde chinois, basé sur un emboîtement de supports en bois.

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