IV.3 - 12h46

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 Zhī-Lì attend devant la porte, les yeux rivés sur sa micro-tablette et une canette de Litchill à la main.

“Ah, t’es enfin sortie ! Ils disent que la ville va s’arrêter dans vingt minutes.

— Tu m’as franchement foutue la honte. Pourquoi est-ce que tu t’es comporté comme ça ?

— Ha… j’espérais que ça te passerait au-dessus, sourit amèrement Zhī-Lì. Viens, j’ai envie de voir l’arrêt.

— Zhī-Lì ?!

— T’inquiète, je vais pas te laisser sans réponse.”

 En temps normal, j’aurais certainement eu envie de l’attraper par le bras et le forcer à s’expliquer dans l’instant. Mais la paix apportée par le passage au Temple parvient à canaliser mes émotions. Je me résous à empoigner la laisse de Mílè et à suivre les vieilles ruelles, peu à peu remplacées par des artères plus modernes. Le bois des fondations est remplacé par du granit semi-usé, puis par les arches en graphène qui font la renommée des ingénieurs Tiankongais. Je prends conscience que la frontière exacte entre l’ancienne et la nouvelle ville se reflète également dans l’apparition des paons. Non seulement, leur nombre augmente au fur et à mesure que nous nous rapprochons du centre, mais, en plus, on peut observer le remplacement progressif de la peinture statique par de la dynamique puis par des hologrammes.

Les hauts-parleur de la ville se mettent à résonner :

“Information à tous les citoyens : l’accrochage à Greater Delhi est imminent. Tous les citoyens souhaitant descendre de la ville peuvent déjà se présenter aux portes de débarquement, munis de leur passeport ainsi que de leur visa pour le Rajasthan.

— Vite ! fait Zhī-Lì. Il faut trouver une rambarde pour voir ça !”

 Le chien partage son empressement et se met à tirer sur sa laisse. De nombreux habitants, pris de la même envie de voir ce petit spectacle, gorgent les rues d’une énergie folle.

 Les pas de la cité ralentissent peu à peu jusqu’à s’arrêter. Son moteur reste silencieux quelques minutes, avant qu’un rugissement de fauve se dégage de ses entrailles. Mílè se fige sur place, je suis obligée de le prendre dans mes bras.

 Nous arrivons enfin au niveau d’une rambarde quelconque où s’agglutinent des dizaines de personnes, ébahies par la rase-ville qui s’étend devant eux. Un concert de crissements s’échappe des quatre recoins de Tiankong tandis que le sol se fait moins lointain, et les immeubles d’En-Bas moins minuscules.

 Les poulies s’immobilisent enfin alors que les édifices les plus grands de Greater Delhi sont presque en mesure de chatouiller le ventre de la ville.

“Escale effectuée, le Maire-Roi vous remercie pour votre patience et souhaite aux citoyens voulant se rendre au Rajasthan un agréable séjour. Nous quitterons le territoire dans exactement vingt-sept jours. N’oubliez pas de vous écarter des rambardes de la ville afin de laisser les modules s’y greffer.”

 Un essaim de petites navettes envahit le ciel. Bientôt, d’épaisses lianes de métal s’agrippent aux rebords de certains côtés de la ville. Des détonations se font entendre et achèvent de paralyser Mílè.

 La Cité, comme un bateau abordé par des hordes de pirates, voit son horizon bientôt bouché par les enseignes rajasthanaises. Les écritures holographiques en hindi sont peu à peu surmontées par des caractères chinois, et l’on découvre des vendeurs de légumes, d’épices, de terres rares, et, parfois, de matériel cybernétique.

 L’un des modules s’ouvre également et laisse une foule compacte se déverser dans Tiankong.

 L'effervescence de lumières, d’hologrammes, d’hommes et de femmes parés de bijoux semi-organiques, d’odeurs étrangères, d’enfants surexcités à l’idée de se gaver de confiseries d’En-Bas me fait tourner la tête. Mílè ne sait plus où donner de la truffe.

“Les escales de la drogue : ça suffit !” hurlent en chœur des voix à l’arrière de la foule.

 Tous se retournent vers la source du bruit. Les Rajasthanais s’immobilisent et lèvent les yeux vers les inscriptions affichées sur de grosses pancartes. La plus large d’entre elles, tenue par quatre hommes, un masque estampillé d’un éléphant ailé sur le visage, voit son slogan peu à peu se traduire. Les étrangers tirent alors une tête effarée et cherchent à se frayer un passage le plus vite possible. Une voix se met à crier dans un mégaphone.

“Frères et sœurs ! Nous souhaitons attirer votre attention sur le fait que cette escale, loin d’être innocente, a été orchestrée conjointement par la clique des rentiers et la direction de Menxiang Shiyé elle-même ! Regardez comme ces gens ont peur à l’évocation des crimes dont ils se rendent coupables en foulant le sol sacré de notre cité millénaire !

— Aap yahaan rahate hain! Koee bhaagata nahin! crie un manifestant à l’attention des Rajasthanais, lesquels se figent instantanément.

— Voyez comme ils tentent de fuir lorsque nous mettons la vérité en face de leurs yeux !

— Mais de quelle vérité est-ce que vous parlez ?! s’écrie un père dont l’enfant, juché sur ses épaules, est pris de pleurs à la vue des shoushous.

— Une image vaut mille mots !”

 La banderole s’éteint un instant puis est remplacée par le visage d’un homme, carré et fier, assis derrière un bureau moderne. Les shoushous plaquent leur poing sur la poitrine et surveillent la foule dans un silence monacal.

“Mes chers frères, mes chères sœurs… si je vous parle aujourd’hui, c’est pour vous rapporter une nouvelle des plus effarantes… En effet, hier après-midi, l’un des membres du Syndicat des Bûcherons le plus en vue, le seigneur Juān Xiàn Zhě, a été retrouvé criblé de neuf balles chez lui.

— Qu’est-ce que c’est que ces fadaises !” s’exclame une dame trop petite pour que je puisse l’apercevoir.

Neuf balles… ? La voix de l’agent Xiǎo Tào résonne dans ma tête. Croyez-moi, Madame… Je vous souhaite de ne jamais voir les photos post-mortem… Mais aucun doute n’est possible. Zhī-Lì est cloué sur place.

“Je ne vous oblige pas à me croire, frères et sœurs, mais vous propose de vous faire vous-mêmes votre opinion lorsque j’aurai fini ce que j’ai à vous dire. Je disais donc que ce rentier a été sauvagement assassiné et que cette violence inacceptable n’est pas sans lien avec l’escale de notre terre glorieuse ! Savez-vous d’où provenait la soudaine richesse de ce monsieur ? Richesse qui nous a valu de voir une telle sauvagerie se perpétrer sur notre sol ?

— On s’en fout ! braillent en chœur trois jeunes.

— Nous pourrions le demander à nos hôtes, si tant est qu’ils soient capables d’apprendre notre langue. Elle tient en deux mots : marché noir. Non content d’importer les drogues de synthèse qu’en ce moment même, les étrangers transportent sur eux, cet homme, aussi Bûcheron que moi, je suis agriculteur, procédait également à la création d’un marché parallèle…”

 Des sirènes retentissent au coin de la place et bientôt, des hordes de policiers mécaniques courent vers les shouddhs.

“Devrions-nous laisser notre ville sombrer dans la violence des gangs ? La sécurité qui y règne, enviée par les peuples du monde entier, ne doit surtout pas être entachée par les actions néfastes entreprises par les rentiers ! C’est une véritable honte !”

 Les shouddhs lâchent leur pancarte au milieu de la place et fuient vers la vieille ville. Les policiers mécaniques beuglent en chœur :

“Baissez-vous !”

 Après quoi une détonation fend l’air, et une matière visqueuse vient s’écraser sur la façade d’un marchand de jouets. L’un des shoushous sort une boule métallique de son uniforme, se retourne, et la balance sur le sol. Un orage d’ultrasons écrase nos oreilles : Mílè aboie comme un possédé. Les mécaniques sont tétanisés et observent les militants s’échapper, impuissants.

“Frères et sœurs, poursuit la banderole, encore aujourd’hui s’illustre le fait que les autorités ne veulent pas voir la vérité en face, d’où cet acte anti-démocratique au possible ! Ouvrez les yeux ! Faites bien attention au bulletin que vous déposerez prochainement dans l’urne ! Nous étouffons tous sous le poids du…”

 Un policier a réussi à reprendre ses esprits et bondit de toutes ses forces sur le manche. La voix du chef des shouddhs grésille puis s’éteint. Un enfant pleure. Le mécanique, bientôt suivi par ses collègues, se lance à la poursuite des shoushous.

 Alors que la place retombe dans le silence, toutes les micro-tablettes se mettent à vibrer ou à sonner.

“Reçu de @!&3£ : assassinat-rentier-preuve.hua”

 Dessus, le visage de Shēng Mìng boursouflé par la mort, ses lèvres englouties sous des flots de sang… Une nausée virulente s’empare de moi.

“Viens, faut pas rester, fait Zhī-Lì.

— Je… Tu… crois que c’était vrai ?

— On en parlera après, faut pas rester, ça peut péter à tout moment. Je vais porter le chien, il tremble tellement qu’il sera pas capable de tenir sur ses pattes.

— Il m’a pissée dessus, quand le shouddh a lancé sa grenade.”

Zhī-Lì repère alors la trace foncée sur les soleils de ma robe et soupire.

“Bon… je vais appeler un taxi, y’a une plateforme à côté.

— Merci…”

 Nous avons à peine le temps de l’appeler qu’une voiture sort du sol et nous ouvre ses portes.

“Veuillez indiquer votre destination, demande le taxi.

— Parking du couloir des Trois-Forêts, secteur 20-07.

— Je regrette, mais il n’y a aucun lieu nommé “Trois-Forêts” dans le secteur 20-07 enregistré dans ma base de données.

— Cherche au niveau des pattes, premier échelon.

— Je regrette, mais je ne sais pas à quoi fait référence le terme que vous venez d’employer. Pourriez-vous formuler votre demande de manière plus claire ?

— Les pattes, imbécile !

— Je regrette de n’avoir pu répondre à votre demande. Bien que je ne sois qu’une intelligence artificielle, la cordialité serait toutefois vivement appréciée…

— Ta gueule.”

 Nous sommes obligés d’attendre un ascenseur dans une cabine à proximité, avec l’odeur de l’urine qui embaume peu à peu l’air. Le regard dégoûté des autres passagers est vite remplacé par celui de Shēng Mìng sur la photo.

“Du coup, tu crois qu’ils avaient raison ?

— On en discutera chez toi, hein ? chuchote Zhī-Lì. Faut croire que les murs ont des oreilles.

— T’as raison. Faut que je contacte le fl… le visiteur d’hier soir.

— Pourquoi ?

— Ce qu’il m’a proposée, je préfère… enfin, tu comprends.

— Parfaitement. Demain, je retourne au marché, alors il te restera plus que le petit pisseur pour surveiller ton appart’. Tu fais bien.

— Dis, Zhī-Lì.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Tu l’as reçu, le message ?

— Oui, mais vu la tête que t’as tirée en l’ouvrant, je préfère attendre d’être bien préparé pour voir ce que c’est.”

Tu peux aussi la supprimer. J’ai été bête. À quoi est-ce que je m’attendais ? Neuf balles… Les fumiers se sont vraiment défoulés. J’ai l’impression que je vais gerber…

 Je tente de sortir ma micro-tablette malgré la foule étouffante dans l’ascenseur, récupère la petite carte métallique que Xiǎo Tào m’a laissée et rédige un message :

“Paix et Honneur, j’espère ne pas vous déranger. Avez-vous entendu parler de la manifestation des shouddhs sur la place du Vieil-Hôpital ? Ils semblent qu’ils aient accès à des informations supplémentaires sur le dossier. J’ai également repensé à votre proposition et ai changé d’avis.”

 Du tac-au-tac, le policier répond :

“Je sais, nos bureaux ont été piratés. Les shouddhs ont mené la même action partout en ville. J’arrive chez vous dès que possible.”

 Je me blottis contre Mílè et attends, l’angoisse au corps, l’annonce du terminus.

“Soyez prudente”, ajoute le policier par message.

 Zhī-Lì fait des aller-retours avec ses yeux, puis les fixe sur le sac à dos entrouvert d’un passager devant nous. Alors son corps tout entier se fige. J’essaie de comprendre ce que cet adolescent peut bien avoir de particulier, puis remarque le bout d’un uniforme à rayures oranges et vertes qui dépasse de la fermeture. Zhī-Lì acquiesce et pose son index sur sa bouche.

Qu’est-ce qu’un shouddh fout ici ? Est-ce qu’il m’a reconnue… ? Pire, est-ce qu'il nous suit incognito ? Je braque ma main sur la bombe à photons, prête à asperger tout l’ascenseur s’il le faut.

 La cabine s’arrête au niveau de la Ferme. Le jeune commence à faire un mouvement, j’ai l’impression que mon cœur va exploser. Il se retourne une seconde, croise le regard de Zhī-Lì mais ignore le mien. Je ne prends même plus la peine de cacher la bombe. Il ne remarque rien et se contente de sortir vers les immenses champs de blé.

 Une vieille femme a tout vu et cherche à comprendre à quoi rime mon comportement. Je vois à la forme de ses lèvres que l’odeur de l’urine est parvenue jusqu’à ses narines. Elle retourne violemment la tête et lâche un “aiyaaa…” impossible à rater.

 La voix de l’ascenseur annonce enfin le terminus après une dizaine de minutes. Je m’engouffre dans le couloir, et nous arrivons bientôt devant ma porte. Le policier attend, une cigarette au bec, sur la terrasse commune. En nous apercevant, il l’écrase et jette son mégot par-dessus la rambarde.

Et si… qu’est-ce qui me dit qu’il n’est pas de mèche avec les assassins ? Après tout, En-Bas, il arrive que des hommes se fassent passer pour de faux policiers et ensuite… Un nœud étrangle mon estomac.

“Madame, Monsieur, Paix et Honneur.

— Vous avez fait vite ! s’exclame Zhī-Lì.

— C’est qu’il faut bien”, sourit l’agent.

 Il appuie sur la clé de sa voiture, suspendue au bord même de la terrasse, et celle-ci vrombit vers la surface.

“Purée, si on pouvait s’en payer des comme ça, ça changerait la vie ! rit Zhī-Lì.

— Je pensais comme vous, quand j’étais un bleu. Puis j’ai compris que ça mettrait un bazar pas possible dans le ciel. Vous n’êtes jamais allé faire un tour au Rajasthan ? Le leur est blindé de machines et ça provoque accident sur accident.

— On va dire que Zhī-Lì n’est pas un grand voyageur.

— Haha ! Je peux comprendre ! Je pense que ça vaut le coup, une fois dans sa vie, d’aller découvrir ce qui se passe En-Bas. Le monde est littéralement à nos pieds, alors c’est pas le temps de trajet qui posera problème. Le Rajasthan mérite une bonne semaine, voire deux. Au-delà, c’est vrai que cette fourmilière a de quoi taper sur le système.

— Les peuples bardés de boulons et de vis, c’est pas mon truc, répond Zhī-Lì.

— Vous savez, ça… Je suis persuadé qu’un jour ou l’autre, on en aura aussi. En bien des aspects, nos micro-tablettes sont déjà des parties de nous-mêmes. La frontière entre les avoir en permanence sur soi et en soi ne tient qu’à un mot.

— Pour moi, ça fait toute la différence.

— Je comprends, sourit l’agent.

— Si vous n’avez plus besoin de moi, je vais me mettre en route”, déclare Zhī-Lì.

Non, reste ! J’ai peur. Je ne sais pas ce qu’il va se passer. Tu es le seul à qui je peux faire confiance, à part Mílè. Je…

“Passez une bonne journée, Monsieur, déclare l’agent en lui serrant la main.

— De même ! Jiēshòu, tu m’appelles si t’as besoin de quoi que ce soit !

— O… Oui, bien sûr…

— T’inquiète, ça va aller”, souffle Zhī-Lì en me faisant une accolade.

 Il s’éloigne jusqu’au bout du couloir puis disparaît, suivi de près par le regard de Mílè et le mien. Le policier me lâche un sourire timide, se frotte les mains frénétiquement et déclare :

“On entre ?”

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