V. - 14h16
“Vous… voulez boire quelque chose ?
— Un grand verre d’eau me fera le plus grand bien !” déclare l’agent, à qui Mílè vient faire la fête.
Je l’invite à s’installer sur un fauteuil. Il gesticule des épaules avant de retirer son manteau. Son t-shirt cache à grand-peine une musculature saillante, du genre à rendre folles bien des femmes.
Ne me dites pas qu’il va…
Le policier me lance un grand sourire et commente :
“Vous avez l’art de savoir décorer un appartement, vous !
— Merci.
— J’ai l’habitude de me rendre dans cette strate de la ville, et, en général, les appartements subissent la présence de la gelée : elle semble prête à tout engloutir. Pas ici. C’est comme si… elle était parfaitement à sa place. Ha, merci.
— Vous pouvez le poser directement sur l’accoudoir.”
Xiǎo Tào s’exécute, et observe avec fascination le bord du fauteuil épouser peu à peu les contours du verre.
“Ça doit coûter un paquet ! J’adorerais en avoir un à mémoire de forme, moi aussi !
— C’est un cadeau.
— Vous en avez, de la chance ! (Il finit son verre) Enfin, si je suis venu ici, ce n’est pas pour parler de décoration et de mobilier, même si ça ne serait pas pour me déplaire.”
Il sort quelques feuillets de sa sacoche et les éparpille sur la table. Dessus, des listes de noms, des photos de la manifestation, des portraits, de longs rapports de police.
“Avant de commencer quoi que ce soit, je dois prendre quelques précautions.”
Un air grave se fixe sur son visage. J’ai peur de ce qu’il s’apprête à faire. Il quitte sa place et cherche quelque chose dans son manteau. Un canif ? Un pistolet ? Est-ce qu’il fait lui aussi partie du complot et va me… ?
Un petit appareil, vaguement semblable à une télécommande, terminé par une pointe métallique. Il appuie sur quelques boutons et le pointe en direction de l’afficheur de poèmes.
“Bien, à chaque fois que vous entendrez un signal sonore, je vous demanderai de me dire quel objet ou appareil électronique se trouve à cet emplacement.
— Pourquoi est-ce que vous faites ça ?
— Je vous explique une fois que j’ai terminé.”
L'agent entreprend de passer chaque recoin de l'appartement au crible.
Clic ! “C’est le diffuseur de lumière.” Clic ! “Le calculateur hydrique”. Clic !
“Ça va durer encore longtemps ?
— Contentez-vous de me répondre, s’il vous plaît.
— Eh bien, là, vous pointez l’unité centrale de mon IA personnelle.”
Le policier ne répond pas et continue durant quelques minutes à me faire nommer le moindre appareil électronique de l’appartement. Alors qu’il a quasiment terminé, un dernier clic retentit au niveau d’un placard à conserves
“Et celui-là ? demande l’agent.
— Aucune idée.”
Il ouvre précautionneusement la porte, glisse ses doigts au fond et, après un instant, tire une mine de chasseur satisfait d'avoir débusqué un lapin dans son terrier.
“Quand on dit que les murs ont des oreilles…”
Il sort une petite araignée mécanique de la taille d’une pièce de 3 satvas. Je le rejoins et découvre alors la minuscule caméra intégrée dans son thorax. Ses petites pattes robotiques se mettent à pédaler dans le vide.
“Qu’est-ce que…
— Il faut toujours penser à nettoyer la poussière autour des meubles, sourit Xiǎo Tào. Voyons comment l’éteindre.”
Ses doigts parcourent la carcasse, et finissent par trouver l’interrupteur. Les pattes cessent de mouliner et se replient à l’intérieur du châssis.
“Il y a de grandes possibilités pour qu’elle comporte des pièces à conviction.
— Depuis quand…
— Elle a pu être installée ce matin comme il y a trois ans. Ces saletés sont quasi indétectables. Vous comprenez maintenant pourquoi je vous ai fait réciter en détails l’inventaire de votre appartement. Si vous le souhaitez, nous pouvons donc reprendre où nous en étions.”
Je suis sidérée. Une nausée s’empare de mon estomac. Combien d’autres araignées se cachent dans l’appartement ? Il suffit qu’elles bénéficient d’une couverture magnétique ou qu’elles se déplacent en même temps que lui et…
“Allons, ne vous inquiétez pas trop. Ce petit bijou ne nous a jamais fait défaut. Si des salopards nous ont entendus à l’autre bout de la connexion, je vous garantis qu’ils ont dû s'en mordre les doigts jusqu'à la chair.”
Il me regarde d’un air qui se veut rassurant. Sa main, d’une douceur qui contraste avec la rudesse de son visage, se pose sur mon épaule.
“Ne vous inquiétez pas, désormais, nous sommes vraiment seuls.”
Je ne sais pas si je dois trouver cette phrase réconfortante ou non. Il sort un petit sac plastifié de sa mallette et enferme la petite bête à l'intérieur.
“Comme je vous le disais par message, les postes de la plupart des secteurs ont subi une attaque au moment de la manifestation. Il est possible qu’elle aussi ait été l'œuvre des shouddhs, mais quelque chose me pousse à croire qu’il en est autrement.
— Pourquoi ça ? C'était dans leur intérêt de faire une démonstration de force, non ?
— Si, mais, vous savez, ils ne sont pas vraiment réputés pour leur modernité. Arriver à coordonner une telle attaque informatique tient de la prouesse.
— Pourquoi est-ce qu'un autre groupe aurait lancé une telle attaque ?
— Tout me pousse à croire que ça tenait à une pure tentative d’intimidation. Bien sûr, on n’a pas fini d’évaluer exactement ce qu’ont fait les hackers une fois dans le réseau, mais, à priori, tout a été laissé tel quel. En tout cas, ils ont lu, et, vous vous en doutez, certainement dupliqués les dossiers sur votre mari.
— Ils veulent dissuader la police d’enquêter sur Shēng Mìng ?
— C’est la seule hypothèse crédible. Vous savez, l’affaire a créé un séisme. C’est du jamais vu ; en huit ans de carrière, je n’ai jamais rien traité de semblable. Lorsque le Syndicat souhaite se débarrasser d’un membre gênant, en général, il le pousse à l’exil… Et accompagne sa demande d'une somme qu’aucun homme raisonnable ne décline. Les shouddhs, quant à eux, n’ont pas l’habitude de tremper leurs mains dans le sang, question d’image.
— Vous pensez qu’il s’agissait d’un tueur isolé ?
— Si c’est le cas, le bougre a au moins fait partie de la Milice Municipale. Pour être capable de s’infiltrer comme ça et de repartir sans avoir éveillé les gardes de votre mari… Cette piste ne me paraît néanmoins pas crédible. Shēng Mìng avait l’habitude d’arroser généreusement les institutions de la ville.
— Il versait des pots-de-vin ?
— Évidemment ! Haha !”
L’agent rit de bon cœur. Son visage s’éclaircit, il avale son verre d’une traite bruyante, se racle la gorge, et reprend :
“La première piste que je vais devoir exploiter sera celle des shouddhs. Qu’ils aient commis le meurtre ou pas, il est évident qu'ils ont dû être en contact avec les pirates, au moins lorsqu'ils leur ont envoyé la photo. Nombre de mes collègues se sont attelés à la recherche des hackers, ils ne devraient pas tarder à trouver quelque chose.”
Xiǎo Tào jette un regard par la fenêtre, et révèle un profil d’une beauté insoupçonnée. Sa mâchoire arbore des traits vifs et nets, sous cet angle, son nez se fait aquilin.
“Je suis navré que vous ayez vu ça, Jiēshòu, soupire-t-il. Vous savez, je comptais vous recontacter.
— Vous n'y êtes pour rien. Pourquoi est-ce que vous vouliez me parler ?
— Je… j’aimerais vous demander de m’aider sur cette affaire.
— Moi ? Mais pourquoi ?
— Oh, vous savez, déclare le policier en plongeant d’un coup ses yeux dans les miens, nos collaborateurs sont très bien payés. Il y aura de quoi vous permettre de tenir un bon moment…
— Ce n’est pas ma question, Monsieur, mais…
— Vous pouvez m’appeler par mon nom, je vous appelle bien par le vôtre.
— Qu’importe ; je n’ai aucune expérience en tant que policière !
— Ça tombe bien, je ne souhaitais pas faire appel à votre expérience dans ce domaine !
— Alors… quoi ?
— Écoutez, Jiēshòu, vous connaissez le milieu de l’intérieur. Vous avez déjà dû discuter avec d’autres…
— Prostituées ?
— J’aurais préféré le terme d’étrangères, mais la réalité reste la même. Vous ne souhaitez pas savoir qui a manigancé tout ça ?
— Question rhétorique… Le problème, c’est que je ne peux déjà pas sortir d’ici sans avoir vos collègues collés à mes bottes. C’est bien vous qui me l’avez dit, non ?
— Tout ce que je souhaite vous demander, c’est de m’accorder un peu de votre temps. Lorsque j’interrogerai des suspects, j’aimerais que… vous soyez là, et que vous m’aidiez à démêler le vrai du faux.”
L’expression de son regard me pousse à croire qu’il ne lâchera pas, alors je rassemble péniblement mes forces, et parviens à formuler une réponse qui, je l’espère, suffira à le dissuader.
“Je regrette, je souhaite me reposer après tout ce qu’il s’est passé.”
Le policier se frotte les yeux en soupirant. Mílè s’installe sur mes genoux et me donne la force de soutenir ma décision.
“C’est compréhensible. Je vous remercie quand même de m’avoir écouté.
— C’est normal.
— Vous êtes la seule à l'avoir fait. Enfin… si ça ne vous gêne pas, j’ai quelques messages à envoyer.
— Mettez-vous à votre aise. Je peux demander au frigo de préparer du cocktail à la goyave.
— Sans alcool ?
— Vous n’en buvez pas ?
— Pendant le service ? rit Xiǎo Tào. Vous n’avez pas menti, lorsque vous disiez ne pas avoir d’expérience policière.
— Ça ne m’est même pas venu à l’esprit !”
Il laisse échapper un rire discret, et je me retrouve à y joindre le mien sans même m’en rendre compte.
“En tout cas, une bonne boisson essuiera largement votre refus !
— Fó ? Tu as entendu ?
— Bien sûr, Jiēshòu, dois-je procéder au remplissage de deux verres de cocktail à la goyave ?
— Sans alcool, surtout ! reprend le policier.
— Votre requête a bien été prise en compte, Monsieur.”
Deux verres arborant le héron stylisé de l’équipe de crosse 0-G de la ville sont propulsés sur de petites tuiles de liège, pendant que le frigo déploie son tuyau à jus et le braque à l'intérieur. Un fumet sucré s’élève dans la pièce. Puis, une fois les goyaves vidées de leur chair, le tube à déchets les propulse à travers la cuisine jusqu’au couvercle ouvert de la poubelle, laquelle les avale goulûment. Enfin, les dessous de verre fendent la pièce et se posent sur la table basse.
“Vous êtes bien équipée, à ce que je vois ! déclare Xiǎo Tào.
— Quand vous aimez les bons jus de fruits, ça vaut le coup d’investir.”
Le policier sirote son cocktail sans cacher son plaisir, et en vient à bout alors que j’ai à peine eu le temps de plonger les lèvres dans le mien.
“L’ami que vous avez vu tout à l’heure est commerçant aux Halles, c’est lui qui m’a vendu ces fruits !
— Maintenant que vous le dites, son visage me disait quelque chose ! Vous lui demanderez de ma part de remercier son fournisseur !
— Dès que je passe le voir, sans… Ha, attendez, quelqu’un m’appelle.”
La photo de mariage de mes parents apparaît en gros sur l’écran de ma micro-tablette. Je me rends sur la terrasse et referme derrière moi avant de répondre.
Le visage de ma mère, barbouillé de pixels comme à son habitude, s'affiche au centre.
“Coucou ma chérie ! Comment ça va ?
— Euh… plutôt bien, et toi ? Où est Papa ?
— À ton avis ? Encore à bidouiller ses maquettes. Jiāng ! Viens dire bonjour à ta fille, elle est sur le téléphone !
— La tablette, Maman, la tablette…
— Ha, qu’est-ce qu’elle est belle ! Tu me rappelles ta mère quand elle avait ton âge !”
Elle le corrige avec un de ces pincements aux côtes dont elle a le secret.
“Aïe ! Tu me rappelles ta mère tout court !
— J’aime mieux ça.
— Enfin, reprend-il, avec une beauté pareille, ça n’est plus qu’une question de temps avant que tu décroches un grand rôle. Rappelle-toi ce que je t’ai dit !
— Je sais, Papa… tu veux mourir en ayant un grand trophée affiché au mur. Mais, tu sais, y’a beaucoup de concurrence ici.
— Ça, crois-moi, j’en suis bien conscient ! Tiens, on t’a pas raconté ? T’as qu’à lui dire, mamour.
— Il y a une famille de Tiankongais qui s’est installée au village ! Ils se comportent vraiment, mais alors vraiment comme des rois.
— C’est-à-dire ?
— Eh bien, c’est-à-dire que, quand tu les croises dans la rue et que tu leur dis bonjour, ils ne te répondent pas ! Ils ne participent à aucune activité commune. Et leurs intonations à la japonaise sont franchement détestables.
— Les expats ont tendance à être comme ça, Maman, mais tu sais, au quotidien, je les trouve tout à fait sympathiques. Pour une ville de cette taille, du moins. Tu te rappelles à Nanjing-2, comment les gens étaient impolis ? Les corporates et leurs valises en cuir qui te claquent sur les cuisses, les voitures qui conduisent à pas d’allure… Tiankong a ses défauts, mais honnêtement, la vie y est tout à fait correcte.
— Si tu le dis, répond mon père. Enfin, je suis assez d’accord avec ta mère sur une chose : le fait de rester perchés comme ça toute leur vie, ça leur monte à la tête, sans mauvais jeu de mots.
— Je te garantis qu’il y a un fossé entre les Tiankongais qui sortent et ceux qui restent ici.
— Eh ben, reprend ma mère, c’est pas qu’on refuse de te croire, mais on aura le temps de mourir trois fois avant qu’ils nous valident le visa pour venir te rendre visite !
— Il nous reste plus qu’à nous dégoter deux mecs d’en-haut prêts à nous épouser, rit mon père. En parlant de ça, comment va le tien ?
— Shēng Mìng ?
— De qui d’autre veux-tu qu’on te parle ? demande ma mère. Ne me dis pas que tu as commencé à fouiner ailleurs !
— Non, non ! Je… n’ai juste pas suivi la conversation.
— Le mariage, c’est sacré, jeune fille ! Même si dans ta ville, on m’a rapporté qu’ils ne l’avaient pas trop compris.
— On va dire qu’ils ont un autre rapport à la chose.
— En tout cas, comment va Shēng Mìng ?
— Plutôt bien… il est assez… occupé, on va dire.
— Tu lui passeras le bonjour de notre part ! J’espère le rencontrer un jour !
— Certainement ! Dès qu’il… enfin, que ce sera possible.
— Et, ma chérie, tu sais ce qui nous ferait plaisir par-dessus tout ?
— Je sais, maman… Dès que j’ai assez de temps, promis, je passe vous voir.
— Le village a tellement changé depuis que tu es partie, que tu le reconnaîtras même pas !
— Je demande à voir ça, alors !
— Tu es comme une héroïne ici ! Ça ne donne que du Jiēshòu par-ci, Jiēshòu par-là… On est fiers de toi, tu sais ?
— Ça me touche, vraiment…. J'espère venir très bientôt.
— On va devoir te laisser, choupette, on a des courses à faire. Pense à nous appeler, la prochaine fois !
— Sans faute ! Merci encore.”
Des avalanches de bisous se déversent sur l’écran, puis mon père se résout à appuyer sur raccrocher.
À la décoration kitsch du salon de mes parents se substitue la masse de Greater Delhi. Ses nuées de taxis volants en train de se disputer l’espace aérien, ses fresques publicitaires agglomérées sur les passerelles entre ses immeubles, ses rares oasis de verdure, écrasés entre deux prodiges architecturaux.
Rien ne me manque plus que le village. Le fumet de l’humidité sur les murs de la vieille ferme, les gloussements des poules amassées dans la cour commune, le ruisseau sous le pont de bois… Est-ce que tous ces souvenirs ont été noyés sous le flot de l’argent ? N’y a-t-il vraiment rien de reconnaissable pour moi, au village ? Il aurait tant changé, en quatre ans ? J’ai peur de leur demander de me faire une visite par caméra, la prochaine fois. Si le village a disparu avec le reste de mon enfance, alors je sens qu’il ne me restera vraiment plus rien.
Je finis par rentrer après quelques minutes, et découvre que le policier s’est endormi sur le fauteuil, le corps baignant dans un large faisceau de lumière. Le chien s’est installé sur ses genoux et laisse échapper un faible ronronnement. À pas de loup, je prends place à mon tour sur un fauteuil et accepte, pour la première fois depuis la mort de Shēng Mìng, un sommeil libre de tout cauchemar.
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