VI. - 18h43

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“Annonce spéciale, notre équipe a été informée à l’instant qu’un nouvel assassinat, visant une membre du Syndicat des Bûcherons a été commis. Alors que la cérémonie d’incinération du seigneur Juān Xiàn Zhě marque encore nos esprits…”

 La voix du présentateur sonne comme un coup de fouet. Mon dos se fait brûlant, la couverture du Chemin de la Lumière me tombe des mains et vient se vautrer à côté de Mílè.

“Fó, augmente le volume, s’il te plaît.

— Bien sûr, Madame.”

 L’hologramme lance alors un sourire macabre, tape dans ses mains comme s’il se réjouissait des horreurs à la télé, puis obéit à ma demande.

“... pour résumer votre position, vous considérez qu’il s’agit là d’une coïncidence ? demande le journaliste, dont le sourire de façade paraît avoir coulé.

— En effet, répond un homme trapu à lunettes, j’ai bien conscience du fait que cela soit dur à entendre pour toute personne raisonnable, mais c’est bien ce que j’espère démontrer ce soir.”

 L’aura d’expert dégagée par ses lunettes et son costume d’universitaire ont, semble-t-il, réussi à happer l’attention du journaliste, dont les yeux prennent l'expression de ceux d’un chiot attendant de pouvoir téter sa mère. L'intellectuel prend une inspiration à la sonorité jubilatoire, puis déclare :

“Si l’on prend en compte l’Histoire sur le temps long, c’est-à-dire telle qu’elle doit être envisagée, il apparaît que des moments de ce genre, où les faits violents se succèdent dans un intervalle de temps restreint, sont tout à fait normaux. Il ne faut pas amalgamer deux événements sans connexion réelle, car cela revient à faire le jeu des shouddhs et des réactionnaires à la Mairie.

— Enfin, professeur Cí Qì Zhì Néng, comment expliquez-vous le fait que les deux victimes soient liées au même organisme ?

— Eh bien, les lois du hasard font que, même si cela est improbable, une telle peut se produire coïncidence un jour ou l’autre dans une société donnée ! Ne commençons pas à verser dans le complotisme, cher monsieur, car je vous garantis qu’une fois que vous y posez le pied, vous n’en revenez plus !”

Message reçu de : Zhī-Lì, affiche ma micro-tablette. T’as vu les infos ???

“Allô, Zhī-Lì ?

— Allô ! Ouais, je te disais, t’as vu ce qui… bordel de merde, à cette allure, les pattes de la ville vont se mettre à déconner dans un mois ou deux, et on se retrouvera la tête au fond de l’eau ou le cul à griller au milieu de je ne sais quel désert.

— T’exagères à peine, toi ! Enfin, oui, c’est très grave, j’ai vraiment aucune idée de ce qu’il se passe.

— Le type a été buté de la même manière que… Les shouddhs veulent complètement liquider le Syndicat ou quoi ?! Et après, tu crois qu’ils iront jusqu’à s’en prendre à la Mairie ?

— J’espère pas, honnêtement. Sur la quatre, ils ont invité un prof, le pauvre essaie tant bien que mal de prouver que c’est une coïncidence.

Circulez, y’a rien à voir, hein ?”

 Je remarque que les policiers postés sur la terrasse reçoivent un appel collectif. S’ensuivent des hochements de tête très nerveux, puis une discussion animée. Le fait de les voir prendre peur à ce point fait bondir mon cœur dans ma poitrine.

“Tu crois qu’on peut aller faire un tour ce soir ? demande Zhī-Lì. Ça fait une semaine depuis la dernière fois.

— Les flics essaieront de m’en dissuader, mais en soi, pourquoi pas… Ha, en parlant de flics, Xiǎo Tào essaie de m’appeler.

— Il te lâche pas d’une semelle ! Il a pas de femmes ou d’enfants à gérer, lui ?

— Je crois que c’est quelqu’un de très seul.

— Ah bon ? Il te l’a dit ?

— Non, mais je le sens.

— T’es devenue télépathe ?

— Mais non, raconte pas de bêtise. C’est juste que quand tu fais mon métier… t’apprends à déceler ces choses-là.

— Je veux bien te croire. Bon, tu me tiens au courant pour ce soir.

— Sans problème, à plus tard.

— Ouais, bon courage avec l’autre”, soupire Zhī-Lì.

 J’éteins la télévision puis décroche.

“Bonjour, Jiēshòu, déclare une voix haletante.

— Bonjour, Xiǎo Tào. Vous avez réussi à obtenir l’entretien ?

— Oui, je voulais vous contacter à ce sujet. Manquait plus qu’ils recommencent…

— Vous voulez parler du nouvel assassinat ?

— C’est ça. Je vous passe les détails, mais c’est la panique au quartier général, ça risque de faire un sacré scandale. Une fois, c’est déjà trop pour l’opinion publique, alors je vous laisse imaginer la raclée que le Maire-Roi va nous ficher ! Est-ce que ça vous va, si je vous rejoins chez vous et qu’on discute de tout ça dans un restaurant que je connais bien ? J’ai encore rien avalé de la journée.

— Au restaurant ?

— Si ça ne vous gêne pas, bien sûr, sinon on s’installera sur la table du salon comme d’habitude.

— Ça ne me pose pas de problème.

— Super, vous verrez, la cuisine y est excellente. Pas besoin de prévoir votre porte-monnaie, j’ai assez d’argent sur moi.

— Xiǎo Tào ?

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Vous m’invitez au restaurant ?

— Qu’est-ce que vous dites ? Je passe dans un tunnel, le réseau capte très mal.

— Hm… rien, à tout à l’heure.

— Je… à… tout à l’heure !”

***

 L’agent se présente à l’appartement un peu moins d’une heure après l’appel, les bras chargés de deux attachés-cases pleins à craquer. Son visage cramoisi est parcouru d’épaisses gouttelettes de sueur, tandis que son regard a l’air dopé à l’adrénaline.

“Je vous prie de m’excuser, je n’ai pas pu faire plus vite. Je n’arrête pas de courir depuis ce matin et…

— Respirez, il n’y a pas mort d’homme.”

 Xiǎo Tào prend une profonde inspiration, puis ses lèvres, rouges comme deux framboises prêtes à être dévorées, lancent un sourire.

“L’expression me paraît plus qu’inappropriée au vu des événements, mais vous avez raison.”

 Un rire gronde dans sa poitrine, se faufile dans sa gorge avant de se déployer comme un bouquet de fleurs. L’adrénaline commence à quitter son regard, les traces de sueur se font plus rares. Je n’ai aucune idée de combien de temps nous passons ainsi, sur le pas de la porte, lui, pantelant avec ses boulets de cuir au bout des bras, moi à l’observer avec la même minutie que s’il s’était agi d’une peinture au musée.

“Vous voulez que j’en prenne une ?

— Vous êtes sûre ? Elles sont blindées.

— J’ai fait partie de l’équipe de gym martiale du Hunan, quand j’étais adolescente.

— Ha, alors je parle à une experte ! Vous pouvez prendre la noire.

— Très bien. Pourquoi ne pas les avoir laissées dans la voiture ?

— Je… préfère ne pas les laisser sans surveillance.

— Quitte à être au bord de l’évanouissement ?”

 Je sens la chaleur de la main de l’agent sur la poignée recouvrir ma paume. Il n’a pas menti : la valise pèse le poids d’un âne mort. Je regrette d’avoir tant laissé mes bras au repos ces dernières années, mais fais un effort pour ne rien laisser transparaître. Xiǎo Tào lâche un râle de soulagement, sort un petit mouchoir en tissu d’une des poches de son uniforme et entreprend de s’éponger le visage.

“J’ai garé ma voiture sur un parking aérien dans le couloir au-dessus.

— D’accord, je vous suis. Mílè, pas de bêtise pendant que je suis absente, hein ?”

 Le chien lance un regard interrogateur, puis retombe dans son sommeil de plomb. J’entreprends de fermer la porte avec le coude, attends le signal du verrouillage, et suis Xiǎo Tào vers l’escalier le plus proche.

Depuis l’extrémité du parking, une voiture fait clignoter ses phares et se met à notre niveau avant d’ouvrir ses portières. L’agent dépose les dossiers sur la banquette arrière et m’invite à m’asseoir du côté passager.

 Un délicat fumet de lavande embaume l’intérieur de la machine. L’écran du pare-brise fourmille d’informations, de mails qui, à en croire leurs intitulés, sont de la plus grande urgence. D’un geste de stylet, Xiǎo Tào ferme toutes ces fenêtres avant d’ouvrir le GPS et d’entrer l’adresse du Wiedźmin.

 Je remarque le visage en hologramme d’une petite fille, projeté par un vieux socle en graphène suspendu au rétroviseur arrière. De généreuses boucles dorées jaillissent du sommet de son crâne et viennent s’asseoir sur ses épaules. La petite a un sourire radieux greffé sur les lèvres, le regard pétillant.

“C’est ma fille”, déclare l’agent.

 Ses mains s’emploient à activer toute une série d’interrupteurs et régler des molettes aux fonctions qui me sont plus qu’étrangères. Jamais, même dans les voitures de mes clients les plus aisés, je n’ai vu une telle abondance de paramètres et d’options de conduite. Le ronronnement agréable et régulier des flotteurs se répand un peu partout dans la voiture, puis elle se met à filer vers les portiques de sortie.

“Elle n’est pas toute jeune.

— Votre fille ?

— La voiture, pardi ! C’est moi qui ai décidé d’économiser pour m’acheter un modèle classique. Bon, vous avez vu le bazar que c’est au décollage, mais elle ne m’a jamais fait défaut.

— Vous ne pensez pas qu’il serait plus simple de laisser une IA se charger de tout ça ?

— Et le jour où on lui demande de faire une manœuvre un minimum complexe, elle se mettra à trembler en disant que ce n’est pas raisonnable, qu’il faut lui laisser le temps…

— Enfin, il ne me semble pas que la police ait souvent besoin d'effectuer des pirouettes, si ?

— Détrompez-vous ! fait Xiǎo Tào en se tournant vers moi. C’est vrai que c’est rare, mais laissez-moi vous raconter une histoire.”

 Il lâche mes yeux le temps de dégainer son stylet et fouille un instant dans les dossiers du stockage interne de la voiture avant d’en trouver un nommé “photos-inter.trscaucasie-doss12”. À l’intérieur, une dizaine de clichés d’une région montagneuse où une neige abondante recouvre les toits de bâtisses antiques.

“À l’époque, on m’avait affecté à la traque d’un espion sud-chinois. J’ai passé des mois à la filer, cette anguille ! Je n’ai jamais vu un homme si doué dans l’art de l’évasion. À chaque fois que mes collègues ou moi croyions l’avoir coincé, il nous filait entre les doigts comme un poisson sorti du fleuve. J’ai passé presque toute l’année 559 à parcourir le monde par sa faute.

— Par sa faute ? Il me semble que beaucoup de gens auraient aimé subir la même punition.

— Bon, je reconnais qu’il y a pire, sourit Xiǎo Tào de toutes ses dents. Un jour, sa piste nous a menés jusqu’en Transcaucasie, j’imagine que vous devez connaître ?

— Bien sûr, j’ai quand même étudié la géographie à l’école !

— Dans ce cas, c’est bien que vous n’êtes pas une vraie Tiankongaise ! rit l’agent. C’est tout juste si les habitants arrivent à placer les quartiers du bord de la ville sur une carte. Pour en revenir à ce que je disais, l’espion s’était planqué dans l’ouest de Tbilievan. Je vous raconte pas le foutoir qu’était cette jungle, à l’époque. J’ai appris dans les journaux que le gouvernement, là-bas, est en train de la moderniser à grande vitesse. Au départ, quand j’ai dû me ramener avec mon véhicule de service, une Aygo-3 flambant neuve, j’y suis allé avec mon assurance bien de chez nous. Eh ben, je peux vous assurer que ç'a été la douche froide ! Là-bas, c’est comme si les routes étaient à dix niveaux. Vous croyez avoir survolé la masse des panneaux et passants ? (Il rentre ses lèvres dans sa bouche et claque deux fois de la langue) C’est oublier les épais couloirs de béton qui relient les bâtiments entre eux, les bars et magasins suspendus, et ces branleurs d’adolescents avec leurs jets packs ! Jamais vu une fourmilière pareille. S’il y a deux choses que ce voyage m’a apprises, c’est, un : cesser de se plaindre du manque de sensations lorsqu’on conduit ici, et, deux : ne plus jamais prendre une voiture à IA intégrée ! La pauvre, si elle avait été organique, aurait assurément fait une dizaine de crises cardiaques ! Il y a tellement d’obstacles à la circulation dans ce pays, qu’avant de finir d’énoncer un avertissement, elle en entamait trois autres ! Là-bas, les débridées sont la norme, et je vous assure que dès que le gouvernement mettra le budget dans les courses automobiles, alors les Transcaucasiens domineront le sport. Des gamins de quatorze ou quinze ans qui vous font de la voltige avec plus de légèreté encore qu’un oiseau… Quelque part, sans que j’arrive bien à me l’expliquer, j’avoue que ça me manque un peu.”

 Son visage s’est complètement illuminé. Je me mets à observer les photos plus en détails, découvre effectivement une ville traversée d’infrastructures dantesques, comme une espèce d’organisme muté au point de ne plus avoir ni queue ni tête. Et, pourtant, dans cette anarchie urbaine, des murs bariolés de peintures cent fois dignes d’être exposées au musée, des joueurs d’instruments tirés tout droit de l’imagination d’un musicien fou, des stands de nourriture colorée à l’hygiène plus que douteuse, des vêtements d’une diversité jamais vue… je comprends la lumière sur son visage.

“Et… l’espion ?”

 Xiǎo Tào sort de sa contemplation des immeubles un peu plus bas et déclare :

“Oh ! On a dû payer des locaux pour nous aider à le coincer, et ç'a marché. À l’heure qu’il est, il doit encore être en train de manger des cailloux dans sa cellule. C’était un sacré malin, et, pour avoir parlé avec lui à plusieurs reprises, je pense que c’est bien regrettable qu’il ait employé son intelligence pour un travail si laid.

— Quelles étaient ses motivations ?

— L’argent ! Voilà tout. Le manque d’argent est bien souvent ce qui amène le génie à s'enfoncer dans la criminalité.

— C’est… assez vrai, je dois le reconnaître.

— C’est de mon professeur de philosophie, à la Troisième École. Bon, ce n’est pas la plus bouddhiste des morales, mais je crois qu’il n’avait pas complètement tort.”

 À l’extérieur, les immeubles se font de plus en plus gros, tandis que la voiture ralentit son rythme. Le gargouillement de ses turbines s’élève et se met à résonner dans nos oreilles. La fille de Xiǎo Tào est occupée à caresser le dos d’un chien à peine visible, en bas de sa projection.

“Vous la laissez seule, ce soir ?

— Qui ? Ha… non, sa mère l’a embarquée la veille de ses six ans.

— Vous m’en voyez navrée, désolée d’avoir posé la question.

— Vous n’auriez pas pu savoir”, soupire l’agent, visage d’un coup assombri.

 La voiture s’approche d’une place libre. Il active quatre ou cinq interrupteurs puis empoigne le levier d’altitude et l’amène au ras du sol.

“J’espère que vous n’avez rien contre la cuisine polonaise ?

— Au contraire ! J’aime beaucoup ça et je dois avouer que cela fait un moment que je n’en ai pas mangé.”

 Avant d’entrer dans le restaurant, il sort une petite carte plastifiée et appuie sur un bouton. Les tuiles de la voiture s’agitent puis changent de couleur et d’agencement, de sorte qu’après une dizaine de secondes, elle devient méconnaissable.

“Avouez que vous n’auriez pas pensé qu’une vieille bête comme celle-ci en était capable !

— Haha, je plaide coupable !”

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