VI.2 - 20h13
“Monsieur, quel plaisir de vous revoir !
— Le plaisir est partagé, Czesław. Pourrions-nous avoir une table pour deux ?
— Naturellement. Vous avez réservé… ?
— Non, désolé.
— Ça ne fait rien. Hm… il doit nous rester quelques places en VIP. Si vous voulez bien suivre Ewa…
— Merci !”
La serveuse nous mène à travers la grande salle, où de nombreuses familles Tiankongaises, et, plus rarement, Rajasthanaises, dévorent des assiettes généreuses aux odeurs infiniment variées. Les enfants sont obnubilés par l’énorme baie vitrée derrière laquelle un écosystème marin entier a été recréé. Les pères cherchent avec leurs fils les détails anatomiques de chaque espèce, accessibles d’une simple pression du doigt sur la vitre, à l’endroit où les poissons et autres animaux se trouvent. J’aurais moi aussi aimé m’arrêter et les contempler, mais le pas rapide de la serveuse nous a déjà menés jusqu’à un escalier rose feutré.
À l’étage, une salle donnant directement sur un ciel étoilé, parsemée de banquettes de la taille de deux canapés çà et là. Le mur ouest abrite un biome de type afro-européen, avec sa meute de lions franciliens, ses éléphants nains et, au loin, ce qui s’apparente à des lycaons. Le mur est, quant à lui, simule à la perfection une forêt enneigée du sud de l’Australie. Entre deux arbres, j’aperçois une meute de loups certainement occupée à chasser un gibier, tandis qu’au loin, sur une colline, des tigres à dents de sabre dominent la vallée.
“Comment est-ce que… Ils sont vrais ?
— Bien sûr, Madame, sourit la serveuse. Regardez par vous-même.”
Elle s’approche de la vitre qui nous sépare des lions, lesquels la toisent d’un air flegmatique, puis enclenche un bouton taillé à même le verre sur lequel repose l'inscription "karmić".
Comme s’il était tombé du ciel, un morceau de viande d’au moins deux ou trois kilos se jette au pied des lionnes. Rendues molles par la trop grande abondance de nourriture, ces dernières s’en approchent sans énergie et entreprennent de le mastiquer avec un entrain plus que modéré. Au niveau du bouton, un message en polonais s’affiche, surmonté d’un minuteur réglé sur quarante minutes.
“Vous pourrez leur redonner un morceau à la fin du minuteur. En attendant, vous pouvez toujours essayer de nourrir les loups de l’autre côté.
— Merci.
— Une collègue viendra prendre vos commandes lorsque vous enclencherez l’interrupteur sur le bord de la table.
— Merci à vous, Ewa”, sourit Xiǎo Tào.
Il m’aide à retirer mon manteau, l’accroche sur un porte-manteau incrusté dans un mur, et m’invite à m’asseoir sur l’une des banquettes. À l’exception d’un groupe d’hommes en costume un peu plus loin, la salle est complètement vide.
“Je ne savais pas que vous étiez une star.
— Allons, ne racontez pas de bêtises, je les ai juste aidés il y a quelques années avec une affaire, et ils me rendent la pareille.
— Ils devaient être sacrément embêtés pour vous rembourser ainsi.
— Ça, je ne vous le fais pas dire. Alors, qu’est-ce que vous aimeriez manger ?
— Comme je vous le disais, cela fait longtemps que je n’en ai pas mangé, alors je ne sais pas quoi choisir.
— Dans ce cas, je vous propose de commander un plateau de pierogis* avec un petit verre de vodka, histoire de faire passer le tout.
— Tant que vous êtes capable de tenir…
— Vous me lancez un défi ?
— Moi ? Non, jamais je n’oserais !”
Xiǎo Tào joint son rire au mien, et s’autorise à fixer mon visage sans pudeur, comme si le faible éclairage autour m’empêchait de le voir. Il finit par décrocher ses yeux de mes joues et demande :
“Vous avez déjà eu l’occasion de voyager ?
— Non, malheureusement, dans le Hunan, ce n’est pas une chose très commune.
— J’espère que vous en aurez la chance, un jour. Vous savez, ces tigres à dents de sabre ont beau être magnifiques, ils ne valent pas ceux que vous croisez en Australie. Quand vous avez le gel au corps et les yeux mouillés à cause du froid, je vous garantis qu’après, vous ne percevez plus le confort de votre domicile de la même manière. Un vieux matelas posé au sol suffirait à vous combler.
— Vous êtes allés en Australie ? Il y a longtemps de ça ?
— Avec mon ex-femme, oui, la petite n’était pas encore née”.
Son sourire semble avoir accueilli toute la neige de l’enclos des loups. Il appuie sur l’interrupteur au bord de la table et, dans la minute, une serveuse est-asiatique au visage angélique vient prendre nos commandes. Les cartes holographiques disparaissent lorsqu’elle s’éloigne vers les cuisines.
“Quoi qu’il en soit, je vous propose de discuter de ce que vous savez en attendant le plat.
— Bien sûr, vous disiez que vous aviez réussi à obtenir l’entretien ?
— Il s’en est fallu de peu, mais oui ! Demain, j’aurai l’honneur d’interroger Māo Tóu Yīng lui-même !
— Vraiment ? Je croyais que vous cherchiez uniquement à interroger un gradé…
— Haha ! C’est que vous ne me connaissez pas encore, Jiēshòu ! J’ai vu une opportunité, lorsque je me suis rendu à l’Office des Shouddhs, il y a deux jours, alors je m’en suis emparé.
— De là à coincer leur chef…
— Coincer ? Qui a parlé de le coincer ? sourit l’agent d’un air franchement machiavélique.
— Eh bien, vous allez tout de même lui faire subir un interrogatoire ?
— Voyons, je ne suis pas un barbare, tout de même ! Non, nous allons simplement prendre le thé dans son bureau, voilà tout. Discuter entre hommes civilisés.”
Je ne parviens pas à conserver mon calme et éclate de rire. Son air fier se liquéfie peu à peu jusqu’à ce qu’il perde son sérieux à son tour. La serveuse revient avec les shots de vodka et une grande carafe d’eau.
“Merci, vous pouvez tout poser ici, déclare Xiǎo Tào. (La serveuse s’exécute en silence et retourne au rez-de-chaussée).
— Sincèrement, c’est comme ça que vous allez procéder ?
— On ne met pas en garde à vue un homme si important comme ça, vous savez. Il faut savoir être subtil. C’est ce que j’ai fait : officiellement, je souhaite m’entretenir avec lui pour retrouver le coupable.
— Et il a accepté, aussi facilement que ça ?
— Pas le choix, un refus serait des plus louches. Il a tout intérêt à se montrer coopératif, et moi… j’ai tout intérêt à le pousser à la faute.
— Qu’est-ce que vous entendez par là ?
— Je… hm. J’ai bien en tête la décision que vous avez prise l’autre fois, et je ne peux vous forcer à rien, mais…
— Encore ?!
— Laissez-moi exposer mon raisonnement, et, après, vous prendrez votre décision.
— Mais elle est déjà prise !
— S’il vous plaît, Jiēshòu, si vous ne le faites pas pour moi… faites-le au moins pour l’amour… des pierogis !”
La serveuse, bras chargés d’un grand plateau recouvert de raviolis, le dépose en plein milieu de la table. De sa tenue de travail, elle extrait deux paires de fourchettes qu’elle nous remet. Un fumet délicat embaume mes narines. La pâte des raviolis, à peine grillée, dégage une odeur irrésistible, complétée par celle les légumes à l’intérieur.
“Bon appétit à vous, déclare timidement la jeune femme avant de nous quitter.
— Merci !
— Merci, oui. Donc, Jiēshòu, ne pensez-vous pas que ce magnifique plateau mérite deux minutes de votre attention ?
— Fiou… vous devriez tenter de vous reconvertir en commerçant.
— Ha ! Lorsque je serai à la retraite, pourquoi pas ! J’imagine que votre ami aura quelques tuyaux à me donner !”
Oh, Zhī-Lì, j’ai oublié.
“Sûrement, oui… Pourquoi avez-vous besoin de moi ?
— C’est très simple, vraiment ! Il faudrait que vous écoutiez notre conversation afin de déceler les incohérences dans son propos. Depuis l’extérieur, bien évidemment, vous vous doutez que ses hommes vérifient soigneusement l’identité de leurs invités.
— Vous ne répondez pas au fond de ma question. Pourquoi ne pas demander ça à l’un de vos collègues ?
— Parce que vous avez une bonne connaissance des milieux aisés. Les histoires qu’on vous raconte sur l’oreiller ont une vraie valeur.
— Comment est-ce que vous savez que mes clients m’en racontent ?
— Tous les hommes sont les mêmes. La panse pleine et les bourses vides, ils seraient prêts à vous improviser une auto-biographie complète pour peu que vous le leur demandiez.
— Vous auriez pu choisir une formule élégante.
— Mais moins vraie, n’est-ce pas ? En tout cas, le chef des shouddhs est au bord de la sénilité, s’il ne s’y est pas déjà engouffré, alors j’imagine que lui chaparder quelques informations ne sera pas trop difficile. Et avec votre expertise… on devrait savoir où débusquer le commanditaire de l’assassinat.
— Il faut que vous me laissiez y réfléchir ; je prends des risques.
— Assurément, je comprends. Dépêchez-vous de manger les raviolis avant qu’ils ne refroidissent !”
Le reste du dîner se poursuit sur une note plus gaie. Des bols de bortsch aux radis, des roulés aux épinards et de petites assiettes de choucroute défilent sur la table. Xiǎo Tào, d’un appétit d’homme en bonne santé, vient à bout de chaque plat l’un après l’autre.
Vient le moment de déguster la généreuse tarte à la carotte puis de régler l’addition.
“Vous êtes nouvelle, non ? demande Xiǎo Tào à la serveuse asiatique.
— Oui, je viens de démarrer il y a deux semaines”.
La lumière de sa micro-tablette me fait remarquer un détail passé inaperçu jusqu’alors. Sur son badge d’identification figurent deux caractères : 接受.
On porte le même nom ? Ça doit être la première fois que ça m’arrive.
Mon attention oscille entre son visage de poupée épargné par les affres de la vie, son sourire timide et sincère qu’elle lance à Xiǎo Tào au fil de leur discussion, son maintien céleste… Même la forme de son nez et de ses yeux a de quoi troubler.
“... c'est ça, Czesław est un bon ami depuis cet événement, explique Xiǎo Tào, content de pouvoir raconter l’histoire de sa rencontre avec le gérant à une nouvelle personne.
— Excusez-moi… ?
— Oui, Madame ?” répond la serveuse.
La pureté de son âme s’impose comme une évidence au moment où elle se met à me fixer. Un torrent de regrets s’engouffre dans mon être entier, fait s’effondrer les dernières digues qui me permettaient de m’accrocher à ma dignité. De l'extrémité de mes cheveux jusqu’à mes orteils, le débit furieux enveloppe tout. Une odeur de souillure, une moiteur qu’aucune forêt tropicale ne parviendrait à recréer recouvrent chaque parcelle de ma peau. L’horreur du métier m’apparaît en pleine face ; son vice, ébloui par une telle lumière, rend impossible de nier l'évidence. Cette bestiole rampante, grouillante, dont l’estomac appelle à gober toujours plus de quantités d’argent, peu importe si pour cela, il faut traîner son corps dans la boue ; combien d’autres femmes vont devoir s’accrocher à ses pattes, le suivre dans les cavernes les plus répugnantes, briser au passage des familles entières au nom du satva ? De tous les Dieux, pourquoi ai-je décidé de me soumettre au plus méprisable d’entre tous ?
“Madame ? Vous… tout va bien ?
— Oui, excusez-moi… Je… vous êtes… d’ici ? Je veux dire, de Tiankong ?
— Eh bien, oui, pourquoi cette question ?
— Xiǎo Tào, regardez le nom sur sa plaque.
— Ça alors ! Quelle coïncidence !
— Est-ce que vous… pouvez m’expliquer ce qu’il se passe ?
— Bien sûr, répond Xiǎo Tào, vous portez toutes les deux le même nom.”
Les yeux de la serveuse s’écarquillent.
“Vraiment ? C’est la première fois que je rencontre quelqu’un qui porte le même nom que moi. Vous l’écrivez avec les mêmes caractères ?
— Les mêmes.
— En voilà, une drôle de rencontre, s’exclame Xiǎo Tào.
— Vous êtes aussi de Tiankong, Madame ?
— Non, je suis originaire du Hunan, en Chine du Sud, peut-être que vous connaissez ?
— Ça ne me dit rien du tout.”
Le silence retombe sur la table. Nous nous fixons quelques instants, puis la caisse portable du restaurant se met à clignoter en vert.
“Le virement a bien été effectué, informe la serveuse.
— Pas besoin de récépissé, merci.
— C’est tout de même une sacrée histoire, souffle-t-elle avant de nous escorter vers la sortie. Quand je raconterai ça à mon copain…”
Alors, elle a réussi là où j’ai échoué. Il existe bien un monde, une autre réalité où j’ai trouvé un homme, un vrai, où ma poitrine parvient à passer plus d’une semaine sans qu’une meute de loups noirs ne se jette dessus, sans que j’aie contribué à ce que des maris faillissent à leur devoir… Ce monde existe.
Une fois à l’extérieur du restaurant, Xiǎo Tào s’allume un narcohol et tire une profonde latte. La fumée holographique se répand au-dessus de sa tête et vient s’évanouir dans les néons de la devanture.
“Vous en voulez un ?
— Non merci, je n’inhale pas.
— Pas de problème. Je vous ramène chez vous dès que je l’ai fini, si ça vous convient.
— Xiǎo Tào… je vous prie de ne pas me demander pourquoi, mais j’ai changé d’avis. Je serai disponible demain matin.
— Vraiment ? s’exclame le policier, manquant de faire tomber sa petite paille des doigts. Qu’est-ce qui… Je… Bon, l’important, c’est que vous soyez disponible. J’ai rendez-vous avec Māo Tóu Yīng à neuf heures trente. Je vais vous envoyer une adresse, retrouvez-y moi quarante-cinq minutes avant. Une heure serait même encore mieux, je vais avoir pas mal de matériel à préparer.
— C’est entendu, j’y serai.”
Après quelques instants, son narcohol flétri, il l’écrase entre ses doigts et le jette dans une poubelle à côté de la porte d’entrée. Les yeux perdus sur l’immense lac de lumière qu’est Greater Delhi, il déclare, la voix plus douce que jamais :
“Je vous remercie pour cette soirée, Jiēshòu. Ça faisait un moment que je ne m’étais pas autant détendu.”
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