VIII.2 - 11h37
Dix-huit ans de prison incompressibles. Le visage de Bài Tài Yang s’est déformé sous l’annonce. Galvanisés par les applaudissements de la foule, lancé par des agents de Menxiang Shiyé au premier rang, les juges se sont félicités d’avoir ainsi réglé son compte au Croque-Rentier, comme l’a surnommé la presse.
À la fin du procès, le journaliste de TK-Pol se lance dans une longue apologie de la justice de la cité-état.
“T’imagines que lorsqu’il sortira, il aura presque la quarantaine ?
— J’imagine parfaitement, soupire Zhī-Lì. Je crois qu’il a pas compris dans quoi il s’est embarqué, et que maintenant, il regrette. C’est cruel, tout de même. J’hallucine de voir que le Major-Général se soit laissé corrompre si facilement.
— Si on lui a apporté les relevés ADN, et que le gamin a tout reconnu… Il a dû recevoir une sacrée récompense, lui aussi.
— C’est répugnant.
— Je te le fais pas dire.”
Une fois la longue apologie terminée, un programme d’histoire politique est annoncé sur la chaîne, suivi d’une coupure pub.
Sur la première, un homme en costume, filmé en contreplongée, court à une vitesse invraisemblable, sourire sur le visage. Ses joues sont à peine cramoisies par l’effort, comme s’il ne s’était agi là que d’une simple marche.
“Monsieur Shuài n’a plus besoin de voiture, déclare une voix grave et sensuelle, depuis que ses tendons synthétiques Cheet4H le propulsent au travail tous les matins. Estimation du niveau de sa forme physique : exceptionnel. Un produit NPB_Industries !”
S’ensuit un plan sur une dame d’au moins cent vingt ans aux commandes d’un avion de chasse, filant à toute allure à travers un ciel sans nuages. Après un looping, elle file vers l’espace.
“Madame Zhì Huì a beau être à la retraite, ses implants oculaires Garud-Eyes lui permettent de conserver un regard acéré. Estimation de son niveau de fun : maximal. Un produit NPB_Industries !”
Troisième spot, une petite fille installée sur son bureau dévore un manuel scolaire à toute vitesse. Au-dessus de sa tête, une bulle fait défiler des formules mathématiques et des représentations d’événements historiques.
“Grâce à ses Mem0Gaj, Lìlì peut réviser à la vitesse de la lumière. Estimation de ses résultats scolaires : imbattables. Un produit NPB_Industries !”
Les trois acteurs prennent ensuite place au centre de l’écran, et la voix déclare :
“Alors, qu’attendez-vous pour que vos performances rattrapent les leurs… ou, qui sait, arrivent à les dépasser ? Commandez dès maintenant votre premier implant et bénéficiez d'une réduction de 30% sur un deuxième implant, réduction valable sur la gamme Rajah-3 ET Rajah-4 !
— Fó, éteins ces conneries.
— Bien, Madame, ces “conneries” sont désormais éteintes.
— Y’a franchement que des indiens ou des blancs pour accepter de se charcuter comme ça, bronche Zhī-Lì depuis le bar, un verre de jus à la main.
— Tu penses pas que ça finira par arriver ici aussi ?
— Bah ! S’ils sont obligés de marteler leurs pubs comme ça, c’est bien que leur morale ne rentre pas dans nos crânes : et encore heureux ! T’as vu l’apparence effroyable des Rajasthanais ? À chaque fois que j’en croise, je me sens obligé de détourner les yeux.
— T’exagères pas un peu, Zhī-Lì ?
— Absolument pas ! Des bijoux organiques ? Qui a bien pu avoir une idée pareille ? Tu vois, les africains, au moins, ils ont su conserver leur honneur. Et tu sais quel est le point commun entre eux et nous ?
— Non, mais j’imagine que tu vas me le révéler.
— Les africains ont aussi su conserver leur religion ! On aura beau dire ce qu’on veut sur les shouddhs, je ne connais aucune faction qui aime autant notre ville qu’eux. Et ils constituent un très bon rempart face aux charcutages.
— Par contre, face à des assassinats purs et simples, ils ferment bien vite les yeux.
— Parce qu'ils savent qu’une guerre civile ne mènerait à rien. Parfois, un petit mal peut être justifié au nom d’un plus grand bien.
— Si tu le dis, Zhī-Lì, si tu le dis. Je vais aller prendre l’air, toutes ces intrigues m’ont fatiguée.
— Tu fais bien. Excuse-moi, je justifiais pas ce qui est arrivé à Shēng Mìng, tu sais. Je me suis un peu emporté.
— Y’a pas de mal, tu as le droit de penser ce que tu veux.
— Merci, Jiēshòu. Je vais devoir retourner au magasin, l’androïde m’a dit qu’il y avait pas mal de clients.
— Pas de problème, bon courage. On se voit dès que possible.”
Mílè le raccompagne jusqu’à la porte et se colle à ses jambes.
“T’inquiète pas, p’tit bonhomme, fait Zhī-Lì en lui passant les mains sur les flancs, je repasse très bientôt !”
J’attrape une bouteille de liqueur de litchi sur le comptoir, un verre, quelques glaçons, et invite le chien à me suivre sur le balcon. Le sol de Tiankong, au-dessus de nous, voile une partie importante de l’horizon qui défile au loin. Les clignotements des pattes font passer les jungles birmanes à travers des filtres tantôt roses, verts, bleus ou jaunes. La contrée humide a un air de grand fumoir.
Le visage de Bài Tài Yang ne parvient pas à quitter mon esprit. Ses pleurs paraissent irriguer la vallée un peu plus bas, amener le lit de fleuves boueux et remplis de serpents à déborder, apportant avec eux des armées de moustiques. Zhī-Lì reconnaît-il le parfum rance de la guerre civile, mal étouffé par le jugement en carton d’aujourd’hui ?
J’ai vu des villages se faire raser pour moins que trois assassinats ; parfois, de simples mots suffisent pour rendre fous les hommes, les transformer en sauvages parmi les sauvages : une parole de trop pousse des familles à se déchirer comme du vieux papier journal, créé les plus farouches ennemis à partir de deux frères pourtant issus des mêmes pavillons. Est-ce que quiconque en a conscience, dans cette ville ? Les Tiankongais ont-ils été trop longtemps aveuglés par leur prospérité indécente, au point d’en oublier les lois qui régissent les hommes ?
J’ai beau laisser couler la liqueur au fond de ma gorge, rien ne parvient à retirer le goût de la mort de ma bouche. Quelque chose me dit que la prochaine escale sera la dernière, qu’en ce moment même, Menxiang Shiyé fait tourner ses usines d’armement à plein régime, tandis que le Syndicat prévoit un plan pour faire chuter le conglomérat. Recruter des mercenaires à Shenzhen ? Assassiner tous les cadres durant une nuit comme les autres et faire passer ça pour un accident ?
La micro-tablette se met à sonner. Le nom de Xiǎo Tào apparaît sur l’écran.
“Allô, Jiēshòu ?
— Oui, allô ?
— J’espère que je ne vous dérange pas ?
— Non… non, je… prenais juste l’air.
— Avec cette humidité ? Je ne sais pas comment vous faites, haha ! Dites, est-ce que vous seriez disponible ce soir ?
— Vous allez m’inviter au cinéma, cette fois ?
— Ha ! Je n’aurais pas refusé, mais non. Je dois vous présenter quelqu’un.
— Qui ça ?
— Quelqu’un qui pourra nous aider à mettre la lumière sur… enfin, vous savez, quoi. Il m’a demandé de ne pas vous révéler son nom. Vous avez vu le jugement sur TK-Pol ?
— Le simulacre de justice ? Oui, je l’ai vu.
— Vous êtes généreuse. Au poste, certains collègues se sont mis à hurler sur l’écran, je ne vous raconte pas l’ambiance. Pour ce qui est du rendez-vous… ?
— À quelle heure exactement dois-je être prête ? Vous venez me chercher ?
— Évidemment, c’est encore trop dangereux de vous laisser vous promener seule, même si quelque chose me dit que les tensions devraient redescendre. Est-ce que vingt-et-une heures vous conviendraient ?
— Vingt-et-une heures devant ma porte, c’est entendu.
— Merci, Jiēshòu. Ma connaissance nous invite à manger, par conséquent je vous déconseille de dîner avant. À tout à l’heure !”
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