VIII. - 10h09
Des bavardages envahissent la salle d’audience pendant plusieurs longues minutes, au terme desquelles viennent s’installer trois juges à leur bureau. Puis, la voix de celui de droite, vieil homme enrhumé, jaillit d’enceintes gravées à même les murs, pour demander le silence. La caméra zoome sur une porte au fond de la salle, d’où sort un homme débraillé dans la vingtaine, cheveux dont on pourrait croire qu’ils sont passés dans une bourrasque, vêtu de la combinaison verte réservée aux prisonniers. Ses yeux, assis sur d’épaisses poches noires, scrutent l’assemblée en attendant le retrait des menottes.
“Tu crois que ça fait partie de la mise en scène ? demande Zhī-Lì.
— Pas sûre. Même s’il va toucher un beau pactole dans plusieurs années, il doit d’abord purger sa peine. À sa place, je pense que j’aurais mal dormi aussi.”
Le reporter reprend l’affaire depuis le début, en attendant que les juges aient sorti tous les documents nécessaires. Il revient en détails sur la mort de Shēng Mìng, puis sur celles des deux autres seigneurs et seigneuresses assassinés. Même s’il feint la tristesse face à de tels événements, je suis persuadée qu’une partie de lui doit se réjouir de pouvoir capter une audience si importante.
“Monsieur, grommelle l’un des juges, pouvez-vous vous présenter ? Prénom, nom, âge, lignée, empreinte génétique si elle n’est pas dans le Registre, emploi et groupe sanguin.
— Bien, votre Honneur, souffle l’homme, abattu. Je m’appelle Bài Tài Yang, j’ai vingt-trois ans, je suis le quatrième héritier de la branche verte de la lignée des Sǐ Zhōng Róng Yù. Notre empreinte génétique figure bien dans le Registre.
— Je ne l’ai pas trouvée, pourtant, répond un deuxième juge, derrière une épaisse paire de lunettes donnant l’impression que son nez s’affaisse.
— Eh bien… Peut-être celui de l’année dernière ?
— En effet, il y est, note le juge enrhumé après un instant.
— Poursuivez, reprend celui à lunettes.
— Je suis employé de… dans un magasin de liqueurs. Et la dernière information ?
— Votre groupe sanguin.
— Ha ! AB+.
— Très bien. Commençons donc. Monsieur Bài Tài Yang…”
Zhī-Lì sursaute et entraîne Mílè avec lui.
“C’est quoi, cette histoire de magasin de liqueurs ? Personne ne va parler de son taff chez Menxiang Shiyé ?
— Évidemment que non, j’aurais été surprise qu’ils ne couvrent pas leurs arrières.”
Les juges ont l’air assommés par la masse de papiers sur leurs bureaux. Celui à lunettes lève la tête et révèle un double menton proéminent. Les mains tranquillement calées sous son visage gonflé, il demande :
“Comme vous le savez, nous disposons de preuves, on ne peut plus accablantes à votre endroit, dont, entre autres, un enregistrement vidéo pris il y a deux jours chez le Seigneur Qiū Shù, le soir où il a été assassiné. Des soupçons de la part d’agents de la Milice les ont poussés à vous interroger le lendemain, afin de déterminer ou non votre participation à ces crimes. Jusque-là, sommes-nous d’accord ?
— Oui, Votre Honneur, répond Bài Tài Yang”, la voix tremblotante.
Son avocat, beau brun rasé de près à la peau crémée, resté silencieux jusque-là, se lève et demande la parole.
“Puis-je vous demander, votre Honneur, ce qui a permis, en premier lieu, d’affirmer que mon client était lié aux meurtres ?”
“Et maintenant, l’avocat ne cherche plus à défendre son client, mais préfère donner des billes à ses adversaires ? demande Zhī-Lì.
— On ne peut pas dire que ça manque de rebondissements…”
Un sourire discret passe sur les lèvres du juge enrhumé. D’un geste de la main, il propose de répondre :
“Maître Máng Mù, nous nous basons sur le témoignage de votre client…
— … arraché par la Milice ? Voyons, vous savez comme moi que…
— Silence ! s’exclame le gros juge avant de lâcher une glaire dans un mouchoir. Mon confrère répond à votre question, alors laissez-le conclure.
— Bien, Votre Honneur, souffle l’avocat.
— Je dois dire, Maître Máng Mù, que les accusations que vous portez à l’encontre de la Milice salissent l’image d’un homme de bien tel que vous. Enfin, chers confrères, n’en tenons pas ombrage. Je vois dans Máng Mù (il interrompt sa phrase par un reniflement) plus qu’un ami de la Vérité, et, parfois, l’on peut se laisser emporter par sa passion en la recherchant.
— Voilà qui est sage, cher confrère”, remarque le juge à lunettes.
“Voilà qui est surtout très con, oui.
— J’aurais pas mieux dit”, rit Zhī-Lì.
“Maître Máng Mù, le témoignage de votre client a été accueilli sans que la Milice ne commette la moindre bavure. Il a suffi de lui demander s’il avait participé pour qu’il réponde, sans faire de détours : oui. Ensuite, lorsque le Major Général responsable de l’interrogatoire lui a demandé de développer sur les événements récents, Bài Tài Yang s’est exécuté sans attendre. Est-ce exact, Monsieur Bài Tài Yang ?
— Je confirme, soupire ce dernier sans lever les yeux de son pupitre.
— Votre Honneur, personne ne m’a mis au courant de ces événements… je suis…
— Sceptique, peut-être ? lance le juge à lunettes.
— Cela ne me viendrait pas à l’esprit, répond l’avocat, j’aimerais juste avoir accès à cette preuve, afin de…”
Le juge indique à Maître Máng Mù de se taire d’un signe de la main, puis, de l’autre, ouvre un tiroir sous son bureau et récupère une petite télécommande. Bientôt, la salle plonge dans la pénombre. Alors la peinture du premier Maire-Roi derrière les juges s’estompe pour laisser la place à l’interface d’un lecteur vidéo.
Dessus, on aperçoit clairement Bài Tài Yang assis sur un fauteuil, un verre en carton posé à côté de lui. La salle est recouverte de drapeaux des différentes sections de la Milice Municipale.
Le juge lance la lecture.
Un homme dépassant Bài Tài Yang d’une tête, si ce n’est de deux, apparaît dans le cadre, et s’assoit en face de lui. Il se racle la gorge, jette un coup d’œil à la caméra, puis déclare :
“J’imagine que vous savez pourquoi nous vous avons demandé de nous accompagner ?
— Bien sûr, répond Bài Tài Yang, déjà prêt à fondre en larmes.
— Vous avez soif ? Je vais aller chercher du thé.
— Non merci, je… ça va aller.”
Le major-général sort une ou deux minutes, durant lesquelles Bài Tài Yang laisse ses doigts crispés labourer son crâne. Ses yeux bondissent à travers la pièce, avant de se fixer sur la porte.
“Je vous ai pris une bouteille d’eau.
— Merci, Major-Général.
— Le plaisir est pour moi. Donc, pour reconstituer cette affaire depuis le début, trois assassinats ont eu lieu dans la ville, tous à une semaine d’écart environ. Ces assassinats ont visé trois chefs de famille différents que seule l’appartenance au Syndicat des Bûcherons pouvait relier. Quel effet est-ce que ça vous a fait ?
— Eh bien… pas grand-chose, pour dire la vérité, répond Bài Tài Yang en relevant la tête.
— Pas grand-chose, hm. Connaissiez-vous l’un des trois seigneurs assassinés ?
— Aucun. Est-ce là un crime ?
— Pas le moins du monde, je n’en connaissais aucun non plus. J’essaie simplement de découvrir la vérité avec vous.”
Le Major-Général avale une gorgée de thé, déploie un sourire bienveillant, et poursuit :
“Avez-vous émis des hypothèses quant aux causes qui auraient poussé quelqu’un à s’en prendre aux syndiqués ?
— Eh bien, je ne sais pas, moi, quelqu’un qui déteste les putes ?
— Vous connaissez des gens qui partagent ce ressenti ?
— Qui n’en connaît pas ?
— Allons, Bài Tài Yang, vous êtes un homme raisonnable : répondre à une question par une autre question n’est pas sportif.
— Oui, je connais des gens qui détestent les putes.
— Des gens proches de vous ?
— Certains, oui. C’est une opinion assez commune. Oh, vous savez, Major-Général, ce n’est pas tant qu’on déteste les putes en tant que telles, mais il faut avouer qu’elles ont ravagé bien des vies.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire qu’elles nous ont ramené plusieurs épidémies par le passé, et j’ai entendu parler de shots hormonaux que certaines envoient à leurs clients lorsqu’ils ont le dos tourné, pour les rendre accros. Vous ne trouvez pas ça répugnant, Major-Général ?
— Ma fonction m’interdit de trouver ça répugnant ou non, je dois simplement garantir votre sécurité ainsi que celle de tous les Tiankongais. Vous avez déjà croisé la route d’”accros” comme vous dites ?
— Je… ça reste assez rare, mais oui, une ou deux fois.
— Intéressant. Heureusement que les syndiqués employant des prostituées restent des exceptions, en tout cas, de ce que j’en sais.”
“Ben voyons ! s’exclame Zhī-Lì. S’il peut me nommer cinq rentiers qui ne touchent pas au proxénétisme, je suis prêt à lui livrer toute la bouffe qu’il voudra directement à son bureau.”
Le Major-Général prend des notes sur un petit calepin avant de reprendre :
“Dites-moi si je me trompe, mais la suppression des trois seigneurs aurait-elle représenté un moyen de contribuer au bien-être de notre ville ?
— Je crois que ces meurtres ont permis de mettre en évidence le fait qu’on ne viole pas Tiankong impunément.
— Les syndiqués ont donc mérité ce qui s’est produit ?
— Absolument.
— Je comprends. Bài Tài Yang, j’apprécie votre honnêteté, c’est une valeur devenue rare de nos jours. Est-ce que je peux vous poser une dernière question ? Ensuite, vous pourrez sortir.
— B… Bien sûr.”
Le Major-Général l’invite à s’asseoir à côté de lui, et ouvre un fichier sur sa micro-tablette.
“Vous voyez, sur chaque scène de crime, nous avons récolté des traces d’ADN. Ici, vous avez les profils correspondants.
— Et je suis tout en haut ? s’exclame Bài Tài Yang, désormais livide comme un mort.
— C’est ce qu’ont révélé les analyses. Sachez que les tests ADN ont une marge d’erreur infime, de l’ordre d’une sur trois milliards, et, par conséquent, il est plus que dans votre intérêt de reconnaître les faits, afin que les juges atténuent au mieux votre peine. Comment s’appelle votre avocat ?
— Je…”
Bài Tài Yang se jette au sol et fond en larmes. Ses cris résonnent à travers tout le tribunal. Même à travers la télé, je sens son effroi sur ma peau et jusqu’à mon estomac. Mílè se met à grogner.
La vidéo est soudain coupée, et le juge à lunettes déclare :
“Voici les preuves, Maître Máng Mù. Par la suite, Bài Tài Yang a confessé avoir été responsable des trois meurtres. Aujourd’hui, nous aimerions l’entendre de sa bouche afin d’adapter sa peine.
— Monsieur Bài Tài Yang, demande le gros juge, est-ce que vous contestez ces preuves ?”
L’accusé est pris de vives palpitations et manque de tomber de la barre. À travers ses lèvres tremblotantes, un bredouillement parvient à s’échapper :
“Je reconnais les faits, Votre Honneur.”
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