IX.2 - 21h29
Sous le feu des phares, un immense jardin verdoyant s’offre à nos yeux. En son centre, un lac dans lequel cancanent des canards réveillés par notre arrivée. Çà et là, des arbres fruitiers prêts à être délestés de leurs trésors sucrés. Par-delà le faisceau de lumière, je crois distinguer, comme la silhouette d’un roi assis sur son trône, les branches d’un saule pleureur.
Des aboiements s’élèvent jusqu’à nos oreilles, alors que Xiǎo Tào approche la voiture d’une des nombreuses terrasses lévitantes, disposées au-dessus d’un parc pour enfants. Deux têtes massives, l’une d’un berger Skritt aux yeux orangés, l’autre d’un dogue de Bardée aux iris rougeoyants, apparaissent sur le rebord des fenêtres.
“Ne vous inquiétez pas, les chiens sont gentils, juste un peu brutes, déclare péniblement Xiǎo Tào à travers le concert d’aboiements. Laissez-moi sortir en premier, on va essayer de les calmer.”
Une femme, en contrebas, remonte les escaliers qui nous séparent de la résidence et serre les deux mains de Xiǎo Tào. Ce dernier lui explique quelque chose sans que je parvienne à l’entendre, puis la femme ordonne aux chiens de la suivre à l’intérieur. Le calme revient après quelques secondes.
“Vous pouvez sortir, Jiēshòu.”
Mílè, cloué sur place par l’orage de décibels, essaie de se cramponner au siège et accompagne ses protestations par un râle strident.
“Allons, ils sont partis, on peut y aller !
— Sortez sans lui, suggère Xiǎo Tào, il finira bien par vous suivre. Madame, pouvez-vous activer les barrières de sécurité ? On ne sait jamais, si le petit a trop peur…
— Vous avez raison”, répond cette dernière.
Sa voix est ferme et magnétique. Je me glisse péniblement hors de l’étreinte du chiot et parvient à me retrouver en face d’elle.
Sous un front qui a connu le soleil, une paire de lunettes effilées se reposent sur un nez droit et mince. Un rouge à lèvres discret embellit son sourire aristocratique tandis qu’une robe, en tout point similaire à celles des femmes assises au premier rang lors des représentations de xìqǔ*, épouse ses formes sans jamais tomber dans la vulgarité. La couronne de ses cheveux a de quoi rappeler celle des branches du saule pleureur, un peu plus bas. Noire comme l’ébène et ceinte de nattes au niveau des tempes, jointes à l’arrière de sa tête. Elle lève une manche de sa robe et me tend une main, qui, bien qu’elle soit imprégnée de douceur, m’offre une poignée ferme et sincère. L’espace d’une seconde, l’extrémité de sa manche frôle le revers de ma main.
De la soie véritable ?
Sans me laisser le temps d’assimiler cette sensation de raffinement extrême, la femme déclare :
“Vous êtes attendus en bas ; il est en train de terminer la mise du couvert.
— Il ? Ce n’est pas vous, la connaissance de Xiǎo Tào ?”
Son rire, comparable à celui d’une chanteuse en début de carrière s’élève dans la nuit. Un rire à la frontière entre la timidité face à une flatterie jugée exagérée et l’amusement le plus enfantin ; il apparaît comme évident qu'aucune once de méchanceté ne s’y cache.
“Peut-être ai-je été votre hôte dans une vie précédente, mais, ce soir, vous avez rendez-vous avec mon mari.”
La femme nous mène en bas des escaliers, puis à travers un couloir dont les murs en bois aux reflets pourpres sont ornés d’antiquités et de photos prises un peu partout sur le globe. Des montagnes majestueuses, aux cimes couvertes d’un chapeau de neige, succèdent aux déserts de sable et de sel, paysages quasi-extraterrestres sur lesquels la patte de l’Homme n’a encore eu aucun impact, puis à d’immenses nœuds de gratte-ciels et des centres de petites villes charmantes.
“Toutes ces photos sont de vous ?
— Exact, rétorque la femme, s’arrêtant un instant au niveau d’un cliché alpin. J’ai beaucoup voyagé.
— Madame a fait carrière en tant que photographe officielle de la Revue de Géographie de Tiankong, explique Xiǎo Tào.
— J’ai toujours été passionnée par cet art. J’ai aussi une collection de clichés 3D ; si ça vous intéresse, je pourrai vous les faire voir une prochaine fois.
— Avec grand plaisir… !”
Elle détourne le regard du chalet logé dans une couronne de neige et nous mène jusqu’à une grande salle à manger. Émanant du bois des poutres, des lumières font baigner la pièce dans une atmosphère tamisée.
“Je vais aller vérifier que les petits sont bien endormis, je reviens d'ici à quelques minutes, nous informe la femme. Chéri ! Les invités sont là !”
D’un pas délicat et maîtrisé, elle se soustrait à notre présence et remonte par l’un des nombreux couloirs de la demeure.
Mílè, après quelques secondes, se cache derrière mes jambes et refuse d’en sortir. Des bruits de pas lourds et rapides arrivent dans notre direction. Soudain, dans l’embrasure de la porte du fond, les masses des deux chiens apparaissent. Après une légère hésitation, elles se ruent vers nous. Mon estomac se tord.
“Ne vous inquiétez pas, ils ne mordent pas ! s’exclame une voix derrière eux. Calme, Lóng, Wǔ Sōng ! C’est un dogue du Tibet que vous avez là, n’est-ce pas ? Il fera un très beau chien !”
La voix est reconnaissable entre toutes. Ce grain rocailleux, cette force qui cloue l’attention sur place et ne la libère que lorsqu’elle se tait… J’aperçois une main se glisser entre des mèches d’argent avant de se tendre devant moi.
“Même si je doute qu’il soit nécessaire de me présenter, Dào Zhàn, enchanté.
— Dào Zhàn ? Comment ça… ?”
Les yeux de l’aigle me sourient. L’assurance que l’homme dégage habituellement à la télévision est encore plus forte lorsqu’il se tient en face de moi. De ses deux mains, il empoigne ma droite et la serre chaleureusement.
“Jiēshòu, c’est bien ça ? Je comprends votre surprise. Je vous prie de m’excuser, je ne pouvais pas me permettre de prendre le risque que notre entrevue fuite. Vous connaissez la presse, assurément.
— Vous avez mangé ? demande sa femme derrière nous.
— Non, pas encore, Madame, répond Xiǎo Tào. Venez, Jiēshòu, allons nous asseoir.”
Dào Zhàn tire l’une des grandes chaises à l’apparence marbrée et m’invite à prendre place. Lorsque je pose mes mains dessus, je me rends compte que la matière n’a rien de minéral et ressemble à du…
“C’est une nouvelle espèce d’arbre, développée en Vostochnie. Qu’en pensez-vous ? Nous les avons commandées il y a deux semaines à peine, vous êtes les premiers invités à les essayer.
— C’est surprenamment confortable, et léger, note Xiǎo Tào.
— Les enfants les aiment beaucoup, ajoute la femme de Dào Zhàn, elles leur donnent l’impression d’être des Roi-Maires. En parlant d’eux, ils n’ont pas été réveillés par le vacarme des chiens.
— Tant mieux. Je vous propose, messieurs dames, de commencer immédiatement à manger.”
À l’instant où Dào Zhàn tape deux fois dans ses mains, une armée de petits bras mécaniques se met en marche, et apporte à grande vitesse un bataillon de plats tous plus somptueux les uns que les autres. Des cloches en verre avec de la fumée emprisonnée à l’intérieur, des assiettes généreuses de fruits de mer, des légumes taillées dans des formes qui tiennent de la plus pure orfèvrerie ornent peu à peu la table comme s’il s’était agi d’une grande œuvre d’art. Mílè observe ce spectacle en proférant quelques aboiements timides, puis, en constatant le manque complet de réaction des deux autres chiens, en particulier du Dogue de Bardée, profondément endormi dans son fauteuil, il finit par reprendre son calme.
Une fois les plats installés, Dào Zhàn sort une petite télécommande d’un tiroir taillé dans le meuble. Un grand sourire apparaît sur ses lèvres, tandis qu’il appuie sur un bouton vert. Alors le sol semble se dérober sous nos pieds pour laisser place à une immense étendue d’eau. Mílè, franchement terrorisé, se blottit entre les flancs des deux chiens et observe avec effroi l’apparition d’un monde aquatique entier.
Entre les lames d’une forêt d’algues, j’aperçois les silhouettes de crabes-araignée occupées à chercher de la nourriture. Au-dessus d’elles, un banc de poissons tente d’échapper aux mâchoires d’un requin tacheté de la taille de mon bras.
Je commence à avoir l’impression d’être tombée au milieu d’un rêve, mais la sensation discrète de la main de Xiǎo Tào sur mon poignet droit me réveille.
“Tout va bien, Jiēshòu ?
— O… oui, pourquoi ?
— Vous avez l’air ailleurs, remarque Dào Zhàn.
— Roh ! Ce que tu peux être impoli ! s’agace sa femme.
— Il a raison. Excusez-moi, je n’ai jamais vu ce genre de spectacles alors…
— Je comprends. Le jour où le bassin a été installé, je ne croyais pas non plus que c’était réel, répond Dào Zhàn.
— J’y pense… Puis-je vous demander votre nom, Madame ?
— Bien sûr, où avais-je la tête ? Le grabuge causé par les chiens m’a fait oublier de vous le donner. Yīng Huā, enchantée.
— Maintenant que les présentations sont faites, mangeons ! s’exclame Dào Zhàn.
— Je ne vais pas vous contredire, je suis mort de faim”, répond Xiǎo Tào.
Le repas se résume à un défilé de goûts nouveaux sur mon palais. Les légumes, d’une finesse et d’une longueur en bouche qui m’étaient jusque-là inconnues, irradient l’entièreté de ma gorge, mon nez et réchauffent jusqu’à mon estomac. À chaque variété de fruit expérimental, développé par une firme ou une autre, Dào Zhàn est en mesure de me fournir un pedigree détaillé des plantes utilisées pour sa confection. Des crèmes d’un lait vraisemblablement issu d’un autre monde viennent à chaque fois éteindre les saveurs accumulées sur ma langue et me permettent de recommencer ce ballet gustatif quatre ou cinq fois, avant que mon estomac soit plein.
“Si vous avez fini, déclare Dào Zhàn en décortiquant une gamba, nous pouvons nous installer dans la salle de repos, afin de discuter de ce qui vous amène ce soir.”
Je lui en veux presque de ramener le souvenir des dernières semaines, alors que le festin avait réussi à les faire disparaître l’espace d’un instant.
Dào Zhàn guide le pas vers une salle en contrebas ne dépassant pas les vingt mètres carrés. À l’intérieur, des divans en cuir de soja entourent une table basse antique. Une unique commode sur laquelle sont représentées des hérons en plein envol se tient dans l’un des angles. D’un geste de la main, Yīng Huā nous invite à prendre nos aises et demande à un androïde de ramener du thé.
Je m’installe en face du politicien, lequel ne me lâche pas du regard jusqu’à l’arrivée d’une petite théière en fonte. L’androïde nous verse à chacun une tasse, puis, avec le même relâchement que lorsqu’il parlait des victoires au polo de son plus grand fils, Dào Zhàn déclare :
“Bien, j’écoute ce que vous avez à me demander."
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*xìqǔ : opéra traditionnel chinois.
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