X.18h07

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“Chén Yuè suit actuellement un cursus en Gestion Industrielle du Textile à l’Université Adam Martinez, en banlieue de Smasher-ad-Potomacum (État d’Hypervirginie, Dixieland). Il ne fait aucun doute que l’expertise qu’elle y est en train d’y acquérir sera bien profitable à la compagnie de son père… La pratique de la poésie fait partie de ses passe-temps les plus importants, et elle projette de faire publier un recueil dès que possible… Chén Yuè fait partie du club de radesh de l’Université, où elle est classée quatorzième sur les cent deux membres actifs…”

 Les moindres recoins de la biographie sont tellement imprimés dans mon crâne que j’ai l’impression que ma nouvelle identité s’apprête à se matérialiser dans la voiture et à prendre ma place pour la soirée.

 Fermement accroché à une rampe verticale, le taxi file à toute vitesse vers les étoiles. L’air affreusement humide s’est enfin rafraîchi, et, derrière la marée d’arbres tropicaux, j'aperçois la douceur du delta du fleuve rouge, parcouru par une colonie de paquebots dont la taille ne dépasse pas celle de fourmis.

“Bái Hú Li, jeune homme charismatique et d’une grande droiture, s’est fait connaître dans la presse conglomérale pour ses nombreuses prises de position en faveur des classes les plus défavorisées de Tiankong. À son actif, nous pouvons mentionner son projet de construction d’un orphelinat en plein vieux-centre, financé à hauteur de 89 % par ses fonds personnels, l'édification de trois temples dans le Quartier Proto, ainsi que l’instauration d’une mutuelle obligatoire pour les vingt-cinq strates les plus basses de Menxiang Shiyé… Né en 537, d’un père cadre moyen chez Oiled-Bear (compagnie aujourd’hui propriété du groupe Menxiang Shiyé), et d’une mère professeure de Codage et Ingénierie Numérique, Bái Hú Li a, depuis l’enfance, baigné dans les livres…”

 Un message interrompt ma lecture :

“De : Xiǎo Tào - Bon courage, je suis sûr que tout va bien se passer ! Vous avez les épaules pour ce travail.”

 Je ne parviens qu’à pianoter un timide “merci”. La poitrine serrée, je sens la peur monter à mesure que l’on approche des étages les plus hauts de la ville, aux immeubles parés de ces moulures si caractéristiques de l'altitude et d’hologrammes aux sourires aveuglants.

 Le taxi s’extrait de l’énorme pince et avance d’un roulement léger vers le penthouse collectif 6-8. Je distingue, sous les attaches lévitantes du bâtiment, la cambrure de femmes soignées, en robes qui n’ont rien à envier à celles de Yīng Huā, occupées à discuter avec des corporates à la peau de poupée. De grandes sculptures aquatiques ornent les murs, laissent ruisseler la crinière de lions avant de se recomposer en figures historiques ou mythologiques.

“Comme demandé, Madame, voici ma carte”, déclare le chauffeur, l’air aimable.

 J’attrape le petit carton où trône sobrement le nom de la compagnie de taxi, puis, avant de sortir, j’entre dans les paramètres de la micro-tablette et la formate complètement. Je cache ensuite la petite carte dans une poche secrète au dos de l’appareil, vérifie que toutes mes affaires sont en ordre, replace mon chignon dans sa broche et salue le chauffeur avant de refermer la porte.

 Quelques regards curieux se dirigent vers moi lorsque j’avance sur les marches de verre menant à la porte d’entrée. En-dessous, la ville entière ressemble à une grande constellation de LEDs. Les curieux retournent bien vite à leurs conversations, tandis que je me mets au niveau de l’un des gardes, à peine équipé d’un micro-taser.

“Paix et Honneur, Madame. Je vous prie de m’excuser, nous allons devoir procéder à une fouille avant de vous laisser entrer. Ce sont les règles mises en place à cause des événements récents.”

 Lui et ses collègues se confondent en une révérence profonde, soigneusement maîtrisée, comme si un engrenage parfaitement synchronisé les avait faits se plier en chœur.

“Si c’est la règle…

— Notre équipe vous remercie”, répond le garde en se redressant.

 Un peu plus bas, la petite troupe de commères laisse échapper un rire discret.

“Pour quelques incidents de rien du tout, quand même, ils en font beaucoup” lâche une femme tout droit tirée d’un magazine de mode ; sans poitrine, aux jambes fines et interminables, drapée dans un kimono à pigmentation dynamique où des carpes koï glissent sur un océan de neige. Réflexion suivie d’une vague discrète de sourires railleurs.

 Le garde n’en prend pas ombrage et ouvre précautionneusement mon sac à main, avant d’en extraire, un par un, ma boîte de polymaquillage, un sachet d'immunosexuels, et mon portefeuille, le tout en prenant soin d’éviter que quiconque les voie.

“Tout me semble en ordre. Pour ce qui est de votre tenue, il faudrait que je puisse examiner la broche qui tient votre chignon, et tout sera bon, à moins que mes collègues n’aient une objection à exprimer.

— C’est bon, laisse-la rentrer”, sourit l’un de ses collègues dont les pupilles se dilatent à chaque fois qu’elles se posent sur mon visage.

 Le garde répond d’un signe de la main, et observe quelques secondes à peine la broche, certainement plus pour ne pas perdre la face qu’autre chose.

“Tout est bon. Passez devant le scanner oculaire, je vous prie.”

 Comme prévu, l’appareil affiche un message d’erreur après m’avoir examinée.

/!\ EMPREINTE OCULAIRE NON-RECONNUE. VEUILLEZ PROCÉDER A L’UTILISATION D’UN MOYEN D’IDENTIFICATION COMPLÉMENTAIRE /!\

 Je mobilise tous mes talents d’actrice afin de feindre la surprise.

Finalement, Papa, tu n’avais peut-être pas tort en disant que j'aurais ma place sur les affiches…

“Il est grand temps qu’ils la changent, cette vieille boîte de conserve, soupire le garde. Vous avez votre carte d’identité sur vous ?

— Oh, vraiment ! Bien sûr, dans mon portefeuille.”

 Je m’empresse d’attraper la petite carte et la passe sous un appareil encore plus vieux que le scanner oculaire.

“Chén Yuè de la lignée des Sān Lìn, hm ?”

 Après vérification sur la liste des invités, il me rend le document.

“C’est bon, tout est en ordre. Je vous prie d’accepter mes excuses.”

 Je l’interromps par un remerciement avant qu’il ne se confonde à nouveau en révérence. L’un de ses collègues ouvre la grande porte et m’invite à entrer.

 Un morceau d’éléctro-harpe émane des murs. De petits groupes se sont formés autour des tables ou des nombreux bassins. Au centre de la pièce, une traînée de cristal liquide sépare le grand salon en deux. Des escaliers translucides parent les murs du fond. En levant la tête, je réalise que le penthouse doit s’étaler sur trois ou quatre étages au minimum. En haut, appuyés sur des rambardes magnétiques, des invités partagent des verres des Sages savent quel alcool.

“Paix et Honneur. Puis-je vous servir quelque chose ? demande un serveur juché sur des roulettes, plateau d’argent sur le bout des doigts.

—Avez-vous des… enfin, qu’est-ce que vous me conseillez ?

— Tout dépend du goût de sa Seigneurie.”

Sa Seigneurie… Tu m’étonnes que les hauts placés prennent la grosse tête, avec ce genre d’appellations…

“J’aime les liqueurs de fruits, rien qui ne soit trop fort.

— Hm… Je peux vous conseiller un Rambamboo. Liqueur de ramboutan avec quelques gouttes de jus de bambou, le tout dans une limonade au citron vert.

— Eh bien… va pour le Rambamboo.

— Si Sa Seigneurie veut bien se servir… c’est le verre à côté de celui avec le palmier jaune…

— Merci !

— Avant que je continue ma tournée, Sa Seigneurie me permettrait-elle de lui poser une question ?

— Je… Une question ? Dites toujours.

— C’est la première fois que vous participez à la Fête du Paon ? Je ne vous ai jamais aperçue auparavant.

— Eh bien, oui, je… mon père gère la White Belt Company, et il souhaitait que je participe à cet événement afin de, vous comprenez…

— N’en dites pas plus, sourit le serveur. Il s’agit d’une affaire commerciale, hm ?

— C’est à peu près cela, oui.

— Je comprends. Vous êtes loin d’être la seule participante à venir dans ce but. Que dirait sa Seigneurie si je lui présentais des convives avec qui discuter ?

— J’accepte volontiers votre proposition.

— Alors, suivez-moi, nous allons rejoindre le petit groupe là-bas, dans l’alcôve.”

 Le serveur se laisse porter par ses roulettes, et se fait arrêter quatre fois par des clients tous plus polis les uns que les autres avant d’atteindre le petit groupe désigné.

“Mes Seigneurs, je vous présente Chén Yuè de la lignée des…

— Des Sān Lìn.

— Madame participe pour la première fois à la Fête du Paon, et je me suis dit que Mes Seigneurs seraient les plus à même de l’accueillir.”

 D’un côté, deux hommes, l’un dans la vingtaine et l’autre dans la cinquantaine, aux beautés si opposées que l’on croirait voir le yin et le yang incarnés posent leurs verres et s’empressent d’exécuter une révérence. De l’autre côté, trois femmes me lancent un regard circonspect et me jaugent discrètement.

 Avant que je n’aie le temps de le remarquer, la présence quelque peu rassurante du serveur a disparu.

“Votre lignée m’est tout à fait inconnue, souffle la femme la plus charismatique parmi les trois, une belle brune au maquillage discret.

— Mon père gère la White Belt Company.

— La White Belt Company, hm ?

— Elle n’est pas implantée en Asie et s’occupe surtout de marchés nord-américains et arctiques.”

 Son air suspicieux s’atténue. C’est alors que je remarque, derrière le reflet discret de ses lunettes, la couleur rouge ardent de ses pupilles.

Des implants cosmétiques… ?

“Ma foi, nous ne sommes personne pour nous permettre de vous soumettre à l’interrogatoire.”

 Ses pupilles artificielles, comme régulées par ses émotions, changent de couleur et passent désormais à l’orange d’un coucher de soleil. L’homme dans la vingtaine arbore un sourire béat et me tend sa main.

“Mùchén, de la lignée des Lán Xīng, enchanté. Cela fait du bien de voir de nouvelles têtes.

— Cesse d’écouter tout ce que te dit ton attirail, se moque la femme à l’implant cosmétique.

— Mêle-toi donc de tes affaires, Jìng. Chén Yuè, c’est bien ça ?

— Oui, c’est cela.

— Est-ce que vous avez des cibles, pour ce soir ?

— Des cibles ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?”

 Le quinquagénaire sort de son mutisme et part d’un rire léger, bientôt suivi par ses collègues. Je tente de noyer ma gêne dans la pointe acide du cocktail, avant qu'une des deux autres femmes ne déclare :

“S’ils rient, c’est parce qu'ils ont perdu l’habitude de rencontrer des gens qui ne sont pas habitués à leur jargon.

— Une cible, pour le dire simplement, reprend le quinquagénaire, c’est quelqu’un avec qui vous souhaitez établir des partenariats… Chacun a les siennes, ce soir.”

 J’hésite un instant. N’est-ce pas risqué de leur dévoiler ce que je vise ? Mais si je refuse de prendre le risque, comment m’assurer que je vais réussir à retrouver Bái Hú Li, dans toute cette foule ?

“Je comprends… Mon père m’a chargée de rencontrer Bái Hú Li de la lignée des…”

 Les visages sont secoués par la surprise avant même que je n’aie le temps de conclure ma phrase. Et merde… est-ce que j’ai fait une gaffe ?

“Wúxiàn Fènghuáng, qui d’autre ? Il n’y a qu’un seul Bái Hú Li capable de faire venir à lui des gens venus de l’autre côté de l’océan, déclare Jìng, ses pupilles repassant à un rouge volcanique.

— La compagnie de votre famille est-elle si importante ? demande la deuxième femme, les doigts enroulés autour d’un narcohol en cristal.

— Ha ! Elle a plutôt intérêt, si elle espère obtenir audience ! raille Jìng, dévoilant des petites dents légèrement polychromées.

— Le chiffre d'affaires de l’année passée s’élevait à vingt-et-un trillions de satvas, réponds-je en camouflant mon malaise tant bien que mal.

— Tout de même ! déclare Mùchén après un sifflement. C’est un sacré pactole, même si ça n’est pas grand-chose comparé à ce que se fait Menxiang Shiyé. J’imagine que ça peut l’intéresser de discuter avec vous, en effet.

— Moi, ce que j’imagine, reprend Jìng, c’est que le visage de Chén Yuè te fait griller les neurones.

— Tu peux parler, toi, avec tes cinq mecs ! rétorque Mùchén. S’il y en a une ici qui a les neurones grillés, c’est bien toi !

— Te revoilà parti avec ta moraline ! Quand comprendras-tu qu’il n’y a que les imbéciles pour continuer à se plier aux relations uniques ?

— T’es en train de me traiter d’imbécile, c’est ça ?

— Peut-être ? En tout cas, je peux dire que t’es surtout un petit vieux avant l’heure. Un petit vieux qui continue d’obéir à des conneries d’un autre âge.

— Du calme… Pour en revenir à ce que disait Chén Yuè, vingt-cinq trillions, ce n’est pas rien, réplique le quinquagénaire. Chén Yuè, si notre peste préférée refuse de vous amener rencontrer Bái Hú Li, sachez que Mùchén et moi nous en chargerons.

— Devant tant d’insistance, la peste abdique !” s’exclame Jìng avant de lever un toast à la santé de ma cible, les yeux désormais éclatants d’un vert d’émeraude.

 Baignées dans le champagne, le polychrome de ses dents envoie de petits reflets autour d’elle, comme si l'air s'était empli d'effets spéciaux.

C’est pour ça qu’il s’implantent ce genre de trucs, hein ?

“Chén Yuè, sachez que votre cible n’est toujours pas arrivée… Comment dire… Bái Hú Li est un habitué des retards. Que diriez-vous d’aller faire une partie de jeu virtuel, en l’attendant ? Il y a un salon pour ça, au sous-sol.

— Je… pourquoi pas, après tout, si vous dites qu’on a le temps.

— Abstiens-toi de lui mettre un programme porno, hm ? sourit Jìng.

— Haha, très drôle !” répond Mùchén, un sourire jaune sur son visage.

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