X.2 - 19h10

10 minutes de lecture

 Sur le chemin de la salle de jeux, les invités semblent tout droit sortis d’une pièce de théâtre, soigneux dans la moindre de leurs interactions, à la gestuelle évanescente. La plupart sont occupés à manipuler des pièces de jeux de société en réalité augmentée, pianotent dans l’air comme s’il s’agissait d’une nouvelle forme d'art.

 Derrière les marches velouteuses d’un escalier, un petit panneau en caractères fins et dorés indique la salle. Mùchén m’invite d’un geste de la main à entrer avant lui.

 À l’intérieur, suspendus au-dessus d’une armée de divans à air, des invités – ces mêmes gradés de Menxiang Shiyé qui étalent d’habitude leur savoir-vivre comme s’il s’était agi du plus beau des apparats – font des pirouettes dans les airs, de gros casques braqués sur le visage. Derrière un comptoir en vieux bois, un employé, dardé par les focales de dizaines de paires de lunettes derrière lui, tapote tranquillement sur sa micro-tablette.

“Paix et Honneur ! s’exclame-t-il lorsqu’il nous voit arriver. Vous souhaitez emprunter des paires ?

— Oui, vous avez encore des M-5 ?

— Hélas, Monseigneur, je crains que les invités présents les aient toutes empruntées. Nous avons des M-4 Standard, Pro, Pro+ ou Slim, selon vos envies…

— Je vais partir sur une Pro, alors. Et vous, Chén Yuè ?

— J’avoue que je n’ai pas l’habitude des casques, alors je ne sais pas quoi choisir.

— Je suggère à Sa Seigneurie de choisir la version Slim, si elle ne joue pas souvent.”

 Il me tend alors l’appareil, espèce de brique de graphène relativement lourde, avec, à l’intérieur, une paroi recouverte de puces vert matrix. Mùchén, lui, reçoit une paire presque deux fois plus grosse. Sans hésiter, il passe la sangle derrière ses cheveux avant d'en caresser les extrémités.

 La matière se fait alors translucide et son visage apparaît aussi clairement que celui de l’employé.

“Pouvez-vous nous connecter directement ? Sur un serveur de Moondash, si possible.

— Bien entendu, répond l’employé.

— Vous allez voir, Chén Yuè, c’est un jeu très simple et très amusant, et qui ne demande quasiment pas d’expérience dans la VR. Passez le chat en crypté, je vous prie.

— Monseigneur, si je puis me permettre, il n’y a personne dans la salle qui soit susceptible…”

 D’un geste de la main, il désigne les autres joueurs, tantôt pris d’éclats de rire, tantôt absorbés dans des discussions autour de stratégies pour conquérir tel ou tel royaume fictif.

“Je ne vous demande pas si d’autres personnes peuvent nous entendre, je demande à passer en crypté.

— Bien, Monseigneur.”

 J’enfile à mon tour le casque et laisse ses diodes me titiller les yeux. Puis, à son tour, la matière de ma paire semble disparaître et je vois à travers comme si je ne portais plus rien. Après une minute d’attente, la voix de Mùchén s’élève sans qu’il ait à bouger les lèvres :

“Alors, vous vous sentez comment ?

— B… bien, ça faisait longtemps que je n’en avais pas porté.

— Vous allez voir, ça vaut vraiment le coup. Allons chercher un endroit où s’installer.

— Je vous suis. Pour ce qui est de Bái Hú Li, quand…

— Sòng m’enverra un message, ne vous inquiétez pas.

— Sòng ?

— Mon collègue de tout à l’heure, qui a pris votre défense face à Jìng.”

 Mùchén tourne une molette à côté du divan. Bientôt, une bourrasque naît sous mon corps, je sens disparaître la sensation du tissu moelleux. N’ayant jamais eu l’occasion d’expérimenter quelque chose de comparable, je tente tant bien que mal de dissimuler ma surprise.

“Ha ! Vous n’êtes pas franchement à l’aise, hm ? Ça y est, le jeu arrive.”

 Son casque reparaît, comme une épaisse masse chitineuse sur son visage.

“Vous pouvez vous connecter directement à votre compte WE!, il est pris en compte.”

Mon compte, hein ? Pourquoi est-ce que je n’ai pas pensé à en créer un pour Chén Yuè ?

“Je… dans le Dixieland, on n’utilise pas vraiment WE!, alors…

— Ha bon ? Surprenant. Vous pouvez vous connecter en tant qu’invitée, ce n’est pas bien grave. L’expérience sera juste un peu moins personnalisée.”

 Je m’exécute, pressée de lever tout soupçon. Alors mon casque s’obscurcit à son tour, comme s’il cherchait à m’engloutir au fond d’un trou noir. Puis une lueur apparaît au loin et se fait de plus en plus intense, jusqu’à dévoiler l’immensité d’un cratère lunaire.

 Ma respiration est à deux doigts de se suspendre. Je jurerais que les projections d’air sous mon corps se réduisent à mesure que j’approche du sol.

 Au loin, surplombant le cratère, une gigantesque statue tend le bras dans notre direction, comme un appel à rejoindre la métropole derrière elle.

“Vous savez, Jìng n’est pas si méchante qu’elle veut le faire croire”, déclare Mùchén.

 Assis sur un roc, le regard perdu dans la nappe étoilée au-dessus du dôme de protection de la ville, un sourire songeur s’est formé sur ses lèvres.

“Ça n’est qu’une image qu’elle se donne parce qu'elle a beaucoup souffert. Oh, vous savez, je ne pense pas qu’on soit à plaindre, chez MS. Mais il faut dire que certaines unités peuvent être de véritables nids de vipères.

— Comme partout, n’est-ce pas ?

— Chez la White… hm… la compagnie de votre famille, c’est comme ça aussi ?

— Aussi cliché que ça puisse paraître, j’ai compris qu’il était bien impossible d’obtenir de grandes quantités d’argent sans, tôt ou tard, leur abandonner une partie de votre dignité.

— C’est vrai. J’ai déjà entendu des employés, bizarrement, toujours ceux des strates les plus inférieures, comme s’ils étaient les plus impatients de se faire les crocs, parler de satvas avec un sourire carnassier. Mais, vous savez, Jìng ne fait pas partie de cette espèce-là. Elle vous raille, vous pousse parfois dans vos retranchements, peut être une véritable peste, mais le jour où vous êtes vraiment dans la panade, elle fait partie des premières à venir vous secourir. Elle me l’a prouvé à plusieurs reprises. C’est quelqu’un qui a une peur terrible de son propre reflet, je crois.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Eh bien, tous ces gens qui accumulent les relations, incapables de se satisfaire d’une seule personne, puisque, par définition, cette même personne a sa propre vie à mener, au fond, pourquoi agissent-ils ainsi ?

— Plus le temps passe, et plus la réponse qui me vient risquerait de faire bondir le penthouse entier.

— Si nous sommes en crypté, c’est bien qu’il y a une raison.

— Ce n’est que l’aboutissement d’une logique, d’un système voué à l’échec. Ultimement, le capitalisme a pour objectif de briser toute barrière qui ferait entrave à la liberté individuelle. La monogamie, la famille, l’appartenance, l’enracinement, en bref, les normes, sont tous des obstacles à ce projet. Je ne connais pas Jìng, donc je ne peux pas affirmer qu’elle cherche uniquement à se fuir elle-même, mais elle a bien laissé entendre, tout à l’heure, qu’elle avait en horreur toute forme d’autorité morale. Elle veut jouir sans entrave.”

 Un sourire triste passe sur le visage de Mùchén, radieux sous l’ardente lumière solaire.

“Plus le temps passe, et plus j’en viens à penser comme vous. La situation est telle, dans nos échelons chez MS, qu’on vous regarde comme un arriéré, lorsque vous dites que vous ne souhaitez partager votre vie qu’avec une seule partenaire. J’imagine que vous vous demandez pourquoi je vous parle de ça ?

— Oui, c’est vrai, non pas que ça ne m’intéresse pas.

— J’étais sérieux, tout à l’heure, en disant que cela me faisait du bien de voir de nouvelles têtes. J’aime discuter avec des personnes extérieures, pouvoir m’exprimer sans les chaînes du secret professionnel et de l’étiquette. Et puis, je serais chagriné de savoir que vous n’aimez pas Jìng. Elle n’est qu’une manifestation d’un mal plus profond.

— Il faut dire qu’elle n’a pas vraiment fait en sorte que je l’apprécie.

— C’est vrai. C’est pourquoi je vous apporte un éclairage un peu différent sur sa situation, histoire de disposer d’assez d’éléments pour vous faire votre propre avis. Vous voulez bien me parler de la vie dans votre entreprise… il ne s’agit pas d’un conglomérat, sauf erreur de ma part ?

— Pour l’instant, non, mais elle est en passe de le devenir. Ma foi, je crois que la situation y est plus que similaire. Les nouveaux arrivés impatients de déchiqueter la première carcasse un peu égarée du chemin, la petite noblesse agrippée à ses privilèges avec une hargne souvent démesurée…

— J’aurais préféré un portrait plus reluisant…

— Il n'en aurait été que plus faux. Maitreya disait qu’on ne peut choisir la forme qu’adopte la réalité, seulement la forme que l’on donne à notre pensée en conséquence.

—C’est bien vrai. Merci de m’avoir écouté, Chén Yuè. J’espère que nous nous reverrons, à l’avenir.”

Je doute que cela se produise…

“Moi aussi, Mùchén, moi aussi.”

 Il se relève alors et commence à gigoter ses bras bizarrement dans le vide.

“Il faut procéder au calibrage, vous voyez les boules dorées devant vous ?

— Oui ?

— Passez vos mains dessus, après, ça roulera tout seul.”

 Je m’exécute et touche du bout des doigts chaque sphère. Le capteur suit à la perfection le moindre de mes micro-mouvements, avec une fidélité qui me ferait croire que j’ai réellement quitté la Terre sans m’en rendre compte.

 Après une minute ou deux, un écriteau vert m’indique que l’appareil est bien synchronisé.

“Il n’y a plus de manettes… ?

— En effet, ça doit faire sacrément longtemps que vous n’avez pas joué en VR, sourit Mùchén. Depuis le M3 les manettes et les câbles ont été supprimés. Ne me demandez pas comment, le M4 parvient non seulement à se synchroniser sur vos mouvements, mais en plus, il peut lire certaines de vos intentions.

— Mes intentions ? C’est-à-dire ?”

 Mùchén désigne une colline modeste avant de filer à toute allure vers son sommet. Bientôt ne reste plus de lui que sa petite silhouette, avalée par la blancheur de la roche sous ses pieds.

“V… ….. c’est pas ….li..é ! Argh .. n… a pas … en cons….”

 Après une pause, sa voix, cette fois aussi claire que s’il était à un mètre de moi, reprend :

“Eh ben, sans méchanceté, il ne sait pas faire son travail, l’employé.”

 Personne autour de moi.

“Ne me cherchez pas, je suis toujours là-haut. J’ai passé le salon vocal en constant, l’employé nous avait mis en adaptatif.

— Peut-être qu’il a cru qu’on allait faire du roleplay ?

— Bah ! Je vous parie cent cinquante satvas qu’il n’a surtout pas fait attention. Enfin, n’allons pas l’embêter avec ça. (Il prend une profonde inspiration) Comme je vous disais, le casque lit vos intentions, même si l’ancienneté du modèle peut parfois lui porter préjudice.

— J’imagine qu’à chaque nouvelle sortie, c’est ce qu’on dit du précédent.

— Haha ! Vous avez bien raison ! Je suis curieux de voir ce qu’on nous prépare pour le M6 ou 7. Passé un certain stade, je n’arrive plus à concevoir d’amélioration, déjà que le M5 est d’une efficacité exceptionnelle. Enfin, pour en revenir à ce que je disais, visualisez-vous en train de remonter la pente vers moi et…”

 Sous mes pieds, je sens une bourrasque me pousser à toute vitesse dans sa direction. Un vent violent siffle dans mes oreilles, soulève me sable lunaire se soulève par grandes vagues et repeint peu à peu le ciel derrière moi. Jusque-là petit point à peine détaché du reste du décor, la silhouette de Mùchén se rapproche dangereusement.

“À ce rythme-là, vous allez…”

 Déjà, je le dépasse et entame une descente furieuse de l’autre côté de la colline. En contrebas, un village de pêcheurs d’astéroïdes, rythmé par les lumières des fusées de décollage de barques spatiales. Les bottes me font carrément décoller de la surface, et je file au-dessus des habitants incrédules.

 La lumière s’éteint.

“Bon, on… va essayer d’y aller plus doucement, hein ?”

 Mùchén se tient à moins de deux mètres de moi, l’air amusé.

“Qu’est-ce qu’on disait sur l’employé ? Je passe mon pari à trois cents satvas. Il a laissé la sensibilité de vos bottes à 100 %. Si je la réduis de moitié… J’ai placé une balise sur le roc, là-bas. Essayez de l’atteindre sans le dépasser ?”

 Je m’exécute, cette fois à un rythme beaucoup plus serein, et profite de la sensation du vent délicat autour de moi.

“Parfait ! Je vous propose d’aller voir la ville, en haut. Je l’ai visitée plusieurs fois et je ne m’en lasse pas.”

 Mùchén ouvre alors la marche sans forcer sur ses accélérateurs, entreprenant parfois de petites figures dans les airs après avoir culbuté sur un roc. On dirait un véritable poisson dans l’eau.

“Vous avez déjà quitté la Terre ?

— Jamais, mais j’espère bien y arriver un jour. En attendant, une bonne partie de mon temps libre est dévorée par la VR, je dois l’admettre. Et vous, Chen Yuè ?

— Moi non plus…

— Manque d’envie, de temps, ou d’argent ?

— Les trois !

— Je comprends… Vous avez de grosses responsabilités, j’imagine que ça ne vous laisse pas beaucoup de temps libre. Après, sachez que pour l’aspect financier, je connais des agences qui vous font l’aller-retour Tiankong-New York 3 pour quarante ou cinquante mille satvas, durant la saison des escales équatoriales. C’est un budget, mais je pense que ça vaut le coup.

— Mon père est du genre économe…

— N’est-ce pas le cas de toutes les grandes fortunes ?”

 Le dôme de la métropole se détache de la nappe spatiale, comme un énorme champignon grouillant de vie sur la surface de l’astre désolé. Une fois devant, il nous suffit de traverser la paroi de séparation, à l’apparence aqueuse, et nous voilà à l’intérieur.

 Une foule très majoritairement composée d’androïdes chemine à travers les rues dans lesquelles défile un cortège de vélos à air comprimé. Les bâtiments, agencés en une structure incompréhensible, s’étalent à perte de vue. Ce qui me frappe par-dessus tout, au milieu de ce chaos au parfum d’harmonie, c’est l’abondance de logos de marques diverses, parmi lesquels le paon de Menxiang Shiyé occupe une place discrète. Au-dessus de nos têtes, des drones filent à toute allure à travers les différentes artères de ce labyrinthe d’alliages de roche lunaire et de métal.

“J’ai conscience qu’il ne s’agit pas du meilleur quartier de Nikolaïa, mais vous allez voir, la suite vaut le détour.”

Au contraire, Mùchén, ce quartier est exactement ce dont j’avais besoin.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Virgoh-Vertigo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0