X.4 - 20h43

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 Mùchén, casque relevé, attend que je me réveille. Il m’aide à retirer la sangle à l’arrière de ma tête et rapporte les deux paires à l’employé.

“Si tout est bon pour vous… Allons rejoindre les autres.”

 Je ne sais pas s’il s’agit de l’après-coup du divan à air, mais je me sens oppressée, dans cette salle au plafond aussi bas que la morale de ses occupants.

 Mùchén me guide à travers trois escaliers veloutés jusqu’à une porte semi-translucide.

“Vous êtes prête ?”

Je ne sais pas. Maintenant que je suis devant le fait accompli…

“Je… Plus le temps de faire machine arrière, j'imagine.”

 Il appuie sur les deux poignées de cristal et nous nous engouffrons dans une grande pièce à peine éclairée par les derniers rayons du Soleil. Attablés, des hommes issus de la crème du conglomérat discutent affaires comme des ménagères parleraient chiffon. Rachitiques, élancés, bien portants ou au contraire secs comme les raisins d’un cake, tous me semblent habités par la même intelligence. Engoncés dans leurs épais costumes, on croirait voir là une assemblée de moines débattre de l’enseignement de Shakyamuni.

 Les regards se soulèvent un instant sur notre passage avant de retomber sur les projections croisées de documents qui flottent un peu partout au-dessus des tables.

 Affalé sur l’un des divans les plus excentrés, c’est là que je le remarque. Taillé à la militaire, avec le même genre de costume antique que sur les photos, Bái Hú Li sirote un verre d’une boisson phosphorescente.

 En nous voyant arriver, il le pose immédiatement sur un suspenseur avant d’extraire son imposante carrure de son fauteuil.

“Mùchén, c’est un plaisir de vous croiser ici ! Comment allez-vous ?

— Je remercie les Grands, tout va bien pour le moment. Et vous-même ?

— Je ne pourrais pas aller mieux. Regardez-moi ce paysage, on dirait que la lumière s’apprête à mettre le feu à la jungle entière. Ç'a quelque chose de franchement spectaculaire.

— Rassurez-moi, sourit Mùchén, vous ne vous apprêtez pas à y jeter une allumette ?

— Haha ! Allons, non, c’est l’âme de l’artiste qui vous parle.

— Je vous présente Chén Yuè, elle nous vient directement du Dixieland. Chén Yuè, Monseigneur Bái Hú Li. Je ne l’ai peut-être pas mentionné, mais Monseigneur a en effet un don pour la peinture.”

Vous ne l’avez pas mentionné, mais je connais ses premières œuvres comme le bout de mes doigts.

“Un don ? Vous exagérez, Mùchén. J’essaie simplement de faire au mieux. Ne l’écoutez pas, Madame, je vous en prie.”

 Un coup d’œil de sa part sur la fente taillée entre mes deux seins m’indique que la mission ne devrait pas être trop difficile.

Enfin… vraiment ? Pourquoi est-ce que j’ai envie de vomir, alors ? Quelques semaines sans exercer le métier et me voilà revenue à l’époque des tous premiers clients, à sentir cette souillure peser sur mon âme, s’infiltrer dans chacun de mes pores à la simple évocation d'un matelas recouvert de sueur.

“Enchanté, Chén Yuè, donc, c’est bien cela ? reprend Bái Hú Li, d’un ton curieux.

— En effet, enchantée.

— Mùchén disait que vous veniez du Dixieland. C’est, il me semble, la première fois que j’en rencontre une habitante ! Me permettrez-vous d’en apprendre un peu plus sur la vie là-bas ? Je serais très curieux de faire un voyage en Amérique lorsque le travail me le permettra !

— Ma foi, je n’y vois aucun inconvénient, réponds-je en employant un sourire qui fait immédiatement mouche - j'en veux pour preuve les pointes rougeâtres qui naissent sur le bord de ses joues -.

— Quant à moi, reprend Muchen, je vais vous laisser discuter, je suis attendu au rez-de-chaussée.

Bái Hú Li acquiesce d’une manière qui paraît carrément exprimer un “merci”.

“Bien sûr, j’imagine que vous avez à faire.

— Chén Yuè, souhaitez-vous que nous échangions nos numéros ? demande Mùchén.

— Avec plaisir, oui, pourquoi pas ? Donnez-moi le vôtre et je vous enverrai un message dès la fin de la soirée.

— Merci.”

 Je m’empresse d’entrer dans le répertoire de la micro-tablette, sans que Mùchén puisse s’apercevoir qu’il est complètement vide, puis je le laisse entrer son numéro dans le menu d’ajout.

 Une fois fait, il me rend ma micro-tablette, tire sa révérence, et emprunte un descendeur magnétique.

“Alors, comme ça, ce soir, c’est moi que vous avez pris pour cible, hm ?” sourit Bái Hú Li.

 L’air innocent, quasi angélique sur son visage me glace. Il va me falloir lui couper les ailes, je le sais. C’est le genre d’homme débordant de bons sentiments qu’on peut froisser aussi facilement que le papier d’un bonbon dévoré sans considération.

 D’un geste de la main, il m’invite à m’asseoir sur le fauteuil en face de lui. Le crépuscule confère alors à son visage un cercle ardent, renforçant encore cette impression d’être tombée face à un deva*.

 Interprétant mon silence comme une marque de timidité, il sourit et demande :

“Ne vous inquiétez pas, nous sommes tous pareils. Je suis juste assez surpris que mon nom ait trouvé un écho de l’autre côté de l’océan. Vous prendrez à boire ?

— Je veux bien, oui. Un verre de thé glacé, si possible.

— Mais tout de suite”.

 Il appuie sur un bouton taillé sous l’accoudoir de son fauteuil et passe ma commande. Une diode se met à clignoter à intervalles lents derrière sa tête.

“Puis-je savoir pour quelle entreprise vous travaillez ?

— La White Belt Company. Mon père en est PDG.

— Rien que ça ! Je ne savais pas que l’entreprise était familiale.

— Elle a été fondée par mon arrière-arrière-grand-père, il y a un peu plus de deux siècles. Mais les choses se sont surtout accélérées sous la direction de mon grand-père. Bien sûr, loin de moi l’idée de prétendre qu’elles se sont accélérées dans la même mesure que pour Menxiang Shiyé.

— Une vingtaine de trillions, si ce n’est plus, ce n’est tout de même pas à prendre à la légère.

— Certains invités ont semblé prétendre le contraire, souris-je, espérant entendre une pique à l’encontre de Jìng.

— Cela vient d’un manque de connaissances économiques, assurément”, répond Bái Hú Li.

Touché !

 Je contiens ma petite victoire et récupère le verre que me tend un serveur. Autour de nous, la scène a tout du portrait pittoresque qu’on retrouve dans les documentaires sur les négociants, qu’importe le lieu et l’époque ; les mimiques, les manteaux soignés à l’extrême, ces airs faussement graves restent toujours les mêmes.

“La soirée vous plaît ?

— C’est la première réunion tiankongaise à laquelle j’assiste.

— Oh, vraiment ? Est-ce différent de ce qui se fait chez vous ?

— Assez peu, si ce n’est à quelques détails près, réponds-je, navrée de devoir éteindre les étincelles de curiosité apparues au fond de ses yeux.

— Évidemment, je ne sais pas à quoi je m’attendais. Et comment y est la vie, au quotidien ? J’imagine que, mis à part le fait d’être au sol, on doit s’y sentir différemment.

— Le Dixieland est assez développé, vous savez. Je n’ai pas été particulièrement dépaysée, à mon arrivée.

— Vraiment ? La Guerre n’a pas laissé de cicatrices ?

— Oh, si vous m’aviez posé la question il y a de cela cinq ou six ans, je vous aurais dit que tout était à construire, mais les dernières années ont été fastes. Si bien que pas un village ne semble avoir survécu à la modernisation, et je crains que tôt ou tard, on n’entende plus le chant des cigales depuis les hautes tours.

— Cela ferait un beau sujet de tableau, quoiqu’un peu sombre. Puis-je vous demander si vous pratiquez un art ?

— La poésie, à mes heures perdues, oui. Mais je n’ai pris aucun de mes poèmes avec moi.

— Quel dommage… Vous n’en avez appris aucun par cœur ?

— Je… j’imagine que je dois avoir quelque chose… laissez-moi réfléchir.”

 Le regard qu’il décoche vient toucher mon âme en plein centre. Je sens qu’il est impossible de dire non à un homme aussi ardemment épris d’art, qu’il fait partie de cette caste prête à tout sacrifier sur l’autel du beau. Quelle noblesse d’âme ! Un amour du beau sans limites !

 Maintenant que ce trait m’apparaît comme évident, je trouve que l’énergie qu’il dégage a de quoi rappeler celle des néo-youxia* qui parcouraient autrefois la campagne, pistosabre à la main, sous le ciel des rares régions épargnées par la mélasse.

 Assurément, ces hommes-là ne sont pas faits pour régner sur le monde matériel, leurs oreilles étant trop sourdes aux règles de leur temps pour s’assurer la conservation du trône, mais, en ce qui concerne l’impact sur les esprits, il s’agit des empereurs les plus radieux que le monde puisse porter.

 Un siècle ou deux auparavant, ce corporate à l’âme étouffée par l’after shave aurait très bien pu finir dans les livres de légendes, immortalisé dans l’esprit des Tiankongais jusqu’à l’extinction de leur peuple.

Dire que, pour une fois, ça va être à moi de souiller une telle âme…

 Devant ce qu’il prend certainement pour une tentative de ma part de retrouver de vieux vers à dépoussiérer, Bái Hú Li finit par retirer l'ardeur de son attention de mes yeux. Enfin à l'abri de son regard, ma tête finit par retrouver son fonctionnement naturel.

“Je dois en avoir un en réserve, en effet, si vous souhaitez l’entendre.”

 Bái Hú Li tente maladroitement de contenir un sursaut d’excitation malvenu, et le domine pour lui donner la forme d’une simple réponse à son affaissement sur le dossier de son fauteuil.

“Je… pourriez-vous me le réciter ?

— Bien sûr.”

 Je prends une profonde inspiration et ferme les yeux, sans quoi je sais que je serai incapable de soutenir la puissance des siens.

Le moulin d’autrefois a cessé de tourner.

C’est comme si la lumière,

Mère généreuse au lait fortifiant

S’était noyée dans la rivière

Figeant par la même le sang

Du village tout entier.


La roue s’est asséchée

Et le flot argenté a tari

L’Ancien n’a pas eu d’enterrement

Que la nuit où chantent les cliquetis

Seul concert possible dorénavant.

 Les visages se sont tous tournés vers moi. Des murmures s’élèvent dans la salle, bientôt coupés par une exclamation de Bái Hú Li :

“J’aime beaucoup, on sent une vraie sensibilité dans vos vers. Une certaine compréhension amère de la réalité des choses.”

 Il sirote dans son verre l’air de rien, à peine trahi par l’ombre d’un sourire satisfait. Les ampoules ont commencé à prendre le relai du Soleil, plus qu’une vague rumeur derrière la jungle lointaine. Après une courte discussion sur la qualité du poème, durant laquelle les invités me criblent de leur attention, la salle en revient à ses négociations et commentaires sur l’actualité économique.

 Bái Hú Li ne prend même plus la peine de modérer les rougeurs sur ses joues et me toise d’un air langoureux, marmite remplie à ras bord d’amour, prête à le déverser sur la première élue de son cœur.

 En retombant, chacun de ses compliments, chacune de ses petites remarques à l’intelligence aiguisée, la moindre de ses petites attentions à mon égard renforce cette souillure tapie au fond de ma bouche. Et lui, qui s’enivre de la moindre de mes réponses, comme s’il s’agissait de la plus belle des fleurs. Le voilà devenu insensible aux relans de pourriture qui accompagnent le moindre de mes rires séducteurs.

 L’antithèse absolue de Shēng Mìng. Voilà ce qu’il est. Cela se ressent jusqu’à sa façon de poser les yeux sur le monde autour, comme s’il était capable de déceler la moindre pointe de beauté cachée entre les molaires du cochon capitaliste, capable encore de sentir les dernières traces du pollen dans un monde dans lequel ne reste plus que la poix du billet.

 J’aurais tout donné, jusqu’à ma vie, pour rencontrer un homme pareil, finir dans ses bras et refaire le monde, le soir, devant les assauts de la pluie ou du sable sur nos vitres.

 La voix de Dào Zhàn claque comme un coup de tonnerre derrière les nuages tropicaux dressés au loin.

Renverser le pouvoir, décapiter, une bonne fois pour toutes, le Roi afin que la Déesse Liberté prenne sa place. Ses racines remplacent celles du vieux peuple, et, alors, peut commencer le déversement de son venin à l’allure de miel. Sa férocité – car il est bien connu que les plus grands apôtres de la Liberté sont les plus prompts à faire couler des rivières de sang – peut s’exprimer sans limites, jusqu’à ce que le pays tombe, comme à chaque fois, et que le peuple aux racines rongées par les drogues, le sexe à outrance, les fausses croyances et surtout les faux espoirs se laisse disparaître à son tour, pour finir dans les pages des manuels d’Histoire.

 En voilà un, là, devant moi, des membres de cette race de Roi. Cet homme est l’affirmation même de l’équilibre face aux flots cruels du temps qui passe ; il ne peut exister un homme comme lui et un autre comme Shēng Mìng dans la même vie. L’un doit survivre à l’autre, car tant que les deux restent en vie, impossible pour l’un tant que pour l’autre de trouver le sommeil.

 Cette sensation pesante au creux de mon estomac depuis la mort de mon mari s’estompe à mesure que Bái Hú Li fait briller la soirée.

 Ce qui est arrivé ne l’a été que par nécessité ; il fallait que la beauté triomphe sur la laideur. Et pour que la beauté asseye définitivement son triomphe, il fallait couper les sources de la laideur à la racine.

 Aucune pitié ni cruauté ne doit être dirigée à l’encontre des apôtres de l’argent, ils doivent simplement être balayés comme la poussière sur le porche d’un temple. N’est-ce pas là ce que le Vieil-Étudiant répète sans cesse à qui veut l’entendre ?

 C’est pourquoi je dois absolument mobiliser les ressources de mon corps déjà trop sali en accomplissant cette dernière souillure. J’ai conscience que ce n’est pas moi que les livres d’Histoire retiendront, que la lumière ira droit sur Dào Zhàn et ses successeurs, mais je saurai, et mes enfants retiendront après moi que c’est moi qui l'aurai tenu sur mes épaules, au moment de passer devant l’appareil photo, que c’est en me plongeant dans les plus profondes ténèbres de cette ville que j’aurai pu la ramener sur le chemin de la lumière.

Je prie pour vous recroiser dans une prochaine vie, et pour que cette rencontre se passe dans de meilleures conditions…

 Sans jamais complètement détacher son regard de moi, Bái Hú Li entretient une discussion avec une petite femme dans la cinquantaine sur son dernier tableau dynamique.

“Excusez-moi, cela vous dérange si je me rends un instant à la salle d’eau ?

— Bien sûr que non, vous êtes libre d’agir comme bon vous semble”, sourit-il, suivi par la petite femme.

---

*deva : terme d'origine védique utilisé dans l'hindouisme et le bouddhisme pour désigner un dieu (il existe bien sûr des nuances entre les deux religions quant à son utilisation.)

*youxia² : sorte de chevaliers errants dans la culture chinoise, célébrés dans la poésie et la littérature classiques.

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