X.5 - 22h12
Une peau tordue par le vice. Je le vois partout, je le sens partout, comme une émanation venue des profondeurs de mon corps, qui crie de toutes ses forces une phrase à l’unisson : “Arrête la machine !”
Repasser un coup de rouge à lèvres, effacer les plis de ma robe, mettre en valeur mes atouts, déposer un peu de parfum et le compléter par deux pschitts de la mixture hormonale, pour que Bái Hú Li trouve le courage de se lancer.
Je n’ai pas l’impression de reconnaître la femme devant moi, celle dont la tête s’est depuis bien longtemps vidée de ses rêves d’actrice, qui a si longtemps cédé à la facilité.
C’est terminé.
***
La conquête se poursuit sans grande difficulté, j’avale quelques shots de liqueur pour envoyer la culpabilité qui me ronge à la niche, au moins le temps d’une soirée.
Avec l’expertise qui me connaît, je parviens sans trop de mal – hormones aidant – à engluer Bái Hú Li dans l’image de ma robe, la pulpe de mes lèvres, et mes cheveux laissés en cascade.
Une heure suffit à ce qu’il se noie dedans, et me propose, à demi-mot, d’aller jeter un coup d’œil à ses peintures.
“Bien sûr, où sont-elles ?
— Dans ma chambre, cela ne vous gêne pas ?”
Évidemment. Je m’empresse de le suivre dans une cage d’escalier à l’arrière du penthouse, avec vue directe sur un immense jardin tropical. Une pluie ardente s’écrase sur les parois de verre au-dessus de nos têtes et dévale la pente pour finir en grosses coulées dans les filtres de récupérateurs d’eau.
Surtout, il me faut ne pas laisser ses petits rires d’adolescent me faire flancher, ses mouvements arrondis comme s’il dansait une valse avec l’averse me faire perdre la tête, l’alcool éteindre ma capacité à raisonner.
“C’est là”, déclare-t-il avec un tremblement dans la voix.
La grande porte en obsidienne dévoile un appartement modeste, tout de bois recouvert, avec pour seuls apparats un lit et un bureau avec sa chaise. Des pyramides de rouleaux sont amassées un peu partout contre les murs. Sur le bureau, un polyordinateur trône à côté d’une mallette remplie d’outils de dessin numérique et traditionnel.
“Faites comme chez vous, Chén Yuè”, sourit Bái Hú Li avant de révéler un mini-frigo à couverture en bois encastré dans l’un des murs.
Un rapide coup d’œil me confirme que l’appartement n'abrite aucun moyen de surveillance. Pas de lecteurs infrarouges, et la diode sur mon bracelet ne détecte aucune caméra araignée non plus. Rien ? Vraiment ?
Je n’arrive pas à croire que Dào Zhàn avait raison. Impossible de reculer maintenant, l’objectif est à portée de main.
D’une traite, j’avale le shot que Bái Hú Li me tend et en redemande un autre. La brûlure du whisky s’étend jusqu’à mon estomac, embourbe mon esprit dans le tunnel de l’alcool.
“Eh bien, vous aviez soif !”
La politesse n’a plus aucune utilité ; Bái Hú Li est déjà complètement épris, et n’attend plus qu’une ouverture pour se lancer.
“Vous voulez voir ce que j’ai fait ?
— Avec plaisir, réponds-je en desserrant le nœud qui retient ma poitrine lorsqu’il tourne le dos.
— Regardez, fait-il en attrapant le rouleau au sommet de la pile la plus proche du polyordinateur, c’est mon avant-dernière création.”
Des ouvriers en combinaison assemblent l’un des orteils de la ville, gros comme trois immeubles. Au premier plan, l’un d’entre eux examine le plan de la future Tiankong, une fois juchée sur ses pattes. Le sens du détail est prodigieux, c’est à croire que Bái Hú Li a effectué un voyage dans le temps pour avoir accès à tant de détails. L’intense lumière venue du haut du tableau donne à la scène le même éclairage que celles représentant la construction des pyramides d’Égypte. Est-ce vraiment ainsi que Tiankong sera retenue dans l’Histoire ? Comme un projet titanesque, fruit du travail de légions entières d’ouvriers et dont la gloire sera à jamais gravée dans l’ADN même de l’Humanité ?
“Vous êtes vraiment talentueux, et je ne le dis pas pour vous faire plaisir.
— Je me doute que vous ne le dites pas pour me faire plaisir ! répond Bái Hú Li, béat. La peinture est mon échappatoire. Je ne saurais vous dire combien d’heures par semaine j'y consacre. Je l’ai appelée La Nouvelle Muraille, en référence à celle en Chine du Nord.
— Parce que Tiankong est imprenable ?
— Parce qu'elle a inspiré les anciens et inspirera les générations à venir, que je suis persuadé que jamais son image ne disparaîtra, même lorsque nous aurons migré vers d’autres mondes. C’est probablement la plus belle œuvre que l’Humanité ait jamais porté, un paradis qui ne demande qu’à obtenir le moyen de s’exprimer.
— Et vous pensez que Menxiang Shiyé l’aide à y parvenir ?”
La franchise de ma question semble le désarçonner un instant. Les vapeurs d’alcool me donnent envie d’ajouter “Et que votre soutien aux industriels du mariage guide la ville sur ce chemin dont vous parlez ?” mais je parviens à me retenir au dernier moment.
Bái Hú Li tord ses lèvres en une moue sceptique, jette un nouveau coup d'œil à sa toile, et déclare :
“Menxiang Shiyé, ça ne veut rien dire. C’est tellement grand, tellement vaste, que cela représente à elle toute seule un monde entier. Un monde dans lequel, certes, il existe des petites gens occuper à faire sombrer la ville dans la débauche, et d’autres qui œuvrent à la maintenir sur le trône du monde. Supprimer le conglomérat ne règlerait rien, les cœurs de tous les citoyens, collectivement, doivent être récurés pour qu’aucune corruption n’y trouve plus jamais appui.”
Ses yeux brillent intensément. Un tremblement parcourt ses bras, et, enfin, il trouve le courage de venir goûter mon rouge à lèvres. Il le déguste comme s’il s’était agi d’une assiette de caviar, passant et repassant sans cesse dessus jusqu’à en avoir retiré toute trace. Sa douceur angélique finit par s’éloigner, et il demande :
“Dites, je me demandais, Chén Yuè, êtes-vous vraiment Tiankongaise ? Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas un obsédé de la race : simple curiosité.
— J’ai des origines étrangères, mon aïeul était du Grand-Tsingapo.
— Intéressant, c’est un très beau pays. J’ai eu l’occasion d’y voyager, au détour d’un voyage d’affaires.”
Rien n’importe plus que de plonger ses lèvres sur les miennes. Je le vois au frétillement qui parcoure son corps entier, à ses micro-expressions impatientes qui passent discrètement entre deux balbutiements. L’humidité apparue dans le bas de ma robe m’indique qu’il est temps de passer à l’action.
Alors, après une grande inspiration et une promesse à moi-même, je me résous à accomplir cette Ultime Souillure, au nom de toutes celles qu’elle évitera dans le futur.
Bái Hú Li s'empresse de déguster mon corps comme s’il s’était agi de son dernier repas avant la Fin du Monde. Les reflets de coups de tonnerre passent sur ses épaules striées. Un véritable tsunami d’amour menace de m’emporter, et il me faut m’arrimer solidement aux extrémités du lit pour ne pas perdre la tête. Yeux plaqués sur les miens, Bái Hú Li laisse un souffle rauque me lécher le visage.
Je ne saurais dire combien de temps dure l’affaire, mais elle parvient à survivre à la pluie au-dehors. Alors, dans la nuit calmée, Bái Hú Li relâche son trop-plein de sentiments, avant de se blottir comme un enfant contre ma poitrine.
“Quand repartez-vous au Dixieland ? demande-t-il en jouant avec une de mes mèches.
— Normalement, la prochaine escale, réponds-je, le ventre encore brûlant.
— Ne souhaiteriez-vous pas rester ici ? Je pourrais vous prêter l’un de mes appartements."
Il a l’air tout à fait sincère. Je n’arrive pas à concevoir que cette douceur à la limite de la naïveté ait pu ordonner la purge des Smissoniens. Comment un homme épris d’idéal à ce point peut-il entendre quoi que ce soit aux affaires terrestres ?
Son sourire d’acteur paraît une fois de plus au contact de ma poitrine.
“Je peux demander à mon père, mais je ne vous garantis pas qu’il accepte. Vous connaissez les anciens.”
Bái Hú Li répond par une grêle de baisers qui part du bout de mes tétons jusqu’au sommet de mon crâne.
Il me faut vite sortir de là, autrement… je serai incapable de lui résister.
“Est-ce que vous me permettez de rattacher mes cheveux ?
— Allons, pourquoi ne pas les laisser en liberté ainsi ? Ils sont magnifiques. Je crois que rien n’est plus beau qu’une femme libre.
— Vous n’imaginez pas à quel point je suis d’accord avec vous.”
Je me lève sans plus de cérémonie et attrape mon épingle à cheveux, noyée dans les plis de sa chemise.
À peine ai-je le temps de poser un genou sur le lit que Bái Hú Li vient accrocher ses bras autour de mes épaules et dépose des caresses au niveau de mes omoplates.
“Je suis désolée, sincèrement navrée…
— De quoi est-ce que vous parlez ?”
D’un mouvement sec, je déclipse l’extrémité de mon épingle et viens plonger mon poignet dans ses cervicales. En perçant la surface de son épiderme, la seringue fait le bruit d’une bulle crevée. Terrorisé, Bái Hú Li contracte les bras, incapable de me repousser, plaqué contre les draps par la fulgurance du sérum. Je sens son souffle se brouiller, puis une goutte d’eau s’échouer sur mes cheveux. À ce stade, quasi léthargique, il trouve tout de même la force de demander :
“Pourquoi… ?
— Parce qu'il faut donner un moyen à votre paradis de s’exprimer.”
***
Ses bras se décrochent de ma silhouette et viennent s’écraser à côté de son visage encore tordu par la peur. Il gît d’un sommeil de mort, et si ce n’est pour les rares murmures de sa respiration, on pourrait croire qu’il est vraiment passé de l’autre côté.
Pas une minute n’est à perdre. Je dépose un dernier baiser sur sa joue, lui présente une nouvelle fois mes excuses, et m’empresse de me rhabiller avant de remettre de l’ordre sur mon visage.
Les vertus de l’alcool se sont estompées et c’est dans un cri glaçant que ma culpabilité refait surface. Il me faut repasser à trois reprises du mascara à cause des larmes qui s’écoulent à chaque fois qu’apparaît le tableau funeste de son être, étendu comme un christ sur le lit.
Sans y jeter un regard, une fois sortie de la salle de bain, je récupère la digiclé dans mon sac à main et l’encastre dans la fente de son polyordinateur. La diode reste longtemps dorée avant de passer au vert. Un émoji holographique, pouce levé, apparaît au-dessus de l’écran miniature, suivi par deux lignes de texte.
LANCER UNE COPIE COMPLÈTE DU DISQUE DUR ? O_O L’ACTION PEUT PRENDRE UN CERTAIN TEMPS. TEMPS ESTIMÉ : 17 MINUTES 19 SECONDES.
“Dix-sept minutes ?! Il a stocké TKNET entier sur son ordi ou quoi ? Bon, pas d’autre possibilité.”
LANCEMENT DE LA COPIE COMPLÈTE DU DISQUE DUR. ÉTAT ACTUEL : 196,9 Eo/129 Zo. MERCI DE PATIENTER ^_^
Les écrans s’emballent, la clé commence à siphonner les données dans les moindres recoins.
Je profite du temps de transfert pour jeter un œil aux toiles projetées un peu partout, manifestations des idéaux qui animent le cœur de Bái Hú Li. Son visage s’est rasséréné, il se tient désormais comme s’il s’était endormi naturellement. Au-dessus de lui, un chevalier européen mène une charge à dos de moto, face à une forteresse d’acier sous un ciel crépusculaire. On pourrait créer des films à partir de chacune de ses œuvres, tant elles arrivent à maintenir l’œil captif une fois qu’il s’est posé dessus.
Sur d’autres toiles, Bái Hú Li a fait figurer des poèmes de tous âges et tous pays, inscrits sur les colonnes de temples aux architectures oniriques.
Je remarque un tiroir taillé dans le mur à côté du lit, scellé par un lecteur digital.
Il me faut tirer péniblement le corps endormi et passer l’index dessus. De petites roulettes s’activent et révèlent une petite boîte cartonnée accompagnée d’une note.
“Seirenopazol, trois gouttes matin et soir, six jours par semaine, quatre en cas d’effets secondaires indésirables”, indique la note, estampillée d’un paon doré en blouse blanche. Dans la boîte, un flacon à moitié entamé repose avec sa pipette.
“Il prend des suppresseurs hormonaux ?” m’entends-je déclarer à voix haute.
Avant que ne vienne m’engloutir le remords, la digiclé bipe trois fois puis projette un nouvel hologramme :
COPIE COMPLÈTE DU DISQUE DUR EFFECTUÉE AVEC SUCCÈS :-D PROCÉDER A L’OPACIFICATION DES LENTILLES DE TRANSFERT ? *_*
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