XI. - 12h34

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 Des secousses font vibrer les extrémités de mon bol. À l’intérieur, les nouilles remuent dans l'eau comme des touffes de cheveux face au vent. Zhī-Lì ne semble pas prêter attention aux vibrations et tasse la nourriture au fond de sa bouche comme une oie de batterie.

“Eh ben, t’as pas faim ?

— J’ai du mal à manger quand ça tangue.

— T'exagères, on n'est pas non plus sur un vaisseau en pleines turbulences. Moi, en-dessous de l’échelle 2, je ne remarque presque plus. L'important, c'est de pas poser ton attention dessus."

 Il accompagne son conseil d'un slurp tout à fait charmant.

"On va s’arrêter pas loin de chez toi, d’ailleurs.”

Je sais, Zhī-Lì, crois-moi, j’en suis plus que consciente. L’immensité urbaine de Shenzhen fait partie de ces rares îlots préservés de la Reconstruction. Les gratte-ciels, polis par les graines du temps, aux proportions dantesques, quasi-tiankongaises, n’ont jamais cessé de percer la couche de nuages au-dessus de ses habitants. Mis à part une réduction du trafic aérien, la ville devrait être toujours la même qu’il y a trois ans.

 Depuis une semaine, le visage de Bái Hú Li apparaît jusque dans les endroits les plus absurdes ; une flaque d’eau sous les rayons du Soleil, un coin de miroir épargné par la buée… Rien n’arrive à me libérer du joug des remords. Tant qu’il existera la possibilité, même infime, que la digiclé n’ait rien recueilli d’utile, j’aurai l’impression d’avoir souillé pour la simple espérance d’un changement qui n’arrivera jamais, d’avoir abîmé ma dignité, encore une fois, pour rien de plus qu’un peu d’argent. Le silence radio dans lequel m’ont laissée Xiǎo Tào et Dào Zhàn après la remise de la clé n’arrange rien.

“Eh, Jiēshòu, ça me chagrine de te voir comme ça, tu sais. T’as fondu comme neige au Soleil, je t’ai rien vue manger depuis le penthouse…

— Je n’arrive pas à avaler quoi que ce soit.

— Je crois que j’arrive à comprendre. Tu sais, je t’ai jamais raconté ça, et je sais pas si c’est le bon moment pour le faire, alors tu m’excuseras si c’est déplacé, mais je t’ai jamais dit pourquoi j’étais toujours célibataire ?

— Parce que les gonzesses te soulent ?”

 Zhī-Lì laisse ses yeux errer un instant, pose son bol, et soupire :

“La vraie raison derrière ça. J’ai eu une phase où je m’alimentais mal, comme toi, sauf que j’étais dans l’excès absolu. J’engloutissais des burgers à m’en faire vomir le soir, sur la cuvette de mes chiottes.

— Non, tu m’as jamais dit.

— La sensation qui te colle à la peau, pas celle qui fait suite à ce qu’il s’est passé la semaine dernière, je te parle de la sensation profonde, cette espèce de boule qui te grignote l’estomac comme un ver solitaire. Je l’ai connue. Oh, qu’est-ce que je l’ai connue… (Il se tourne vers le comptoir du restau-café) Serveuse, est-ce que je pourrais avoir un verre de whisky-coca, s’il vous plaît ?”

 La jeune femme aux boucles argentées lui dépose dans la minute. Il l’avale d’une traite et reprend :

“J’ai connu les filles un peu trop tôt. Vers quinze ou seize ans, quelque chose comme ça. Autant te dire que j’étais aveugle face au vice, comme un petit poussin lâché au milieu d’une meute de loups. Et les loups n’ont pas hésité à becter la friandise. J’allais de relation en relation, ma fleur-bleue toujours au corps, prêt à inonder la première passante de l’excès d’amour qui me travaillait. Elles ne se sont pas privées pour en profiter, les charognardes ! Il faut dire qu’une proie facile, ça ne se refuse pas. Il suffisait d’un mot, d’une phrase d’amour, qu’elle soit en carton n’avait aucune importance, pour que je me livre à elles tout entier. Et moi, pendant des années, je l’ai gardée, ma petite fleur, malgré le fait qu’elle fanait à vue d’œil, je me disais que j'allais finir par tomber sur une jardinière et que nous vivrions heureux jusqu’à la fin des temps, avec une armée de gosses et de chiens dans une maison, sur le niveau de la Ferme. Un jour, j’ai cru la rencontrer, cette jardinière tant attendue. Des mains délicates, à croire qu’elles étaient faites en soie, un sourire puissant comme une brise chaude d’été, des yeux pétillants comme des bonbons acidulés : la femme de ma vie. Nous avons vécu ensemble presque deux ans, vingt-deux mois pour être exact. Si, à l’époque, tu avais eu la moindre question sur moi, même sur les tiroirs de la psyché qu’on n’ouvre qu’une ou deux fois dans sa vie, tu pouvais être sûre qu’elle te l’aurait donnée. Après réflexion, je crois qu’elle me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-même : la faute à la jeunesse et à un manque de recul sur soi. Nous avions même prévu les noms de nos futurs gosses, et tout le tralala des films d’amour. Un jour est venu où j’ai voulu l’épouser, à l’ancienne ; de toute façon, je fais pas partie du Syndicat alors ça va de soi. Je te laisse deviner sa réaction…

— Elle a refusé ?

— Elle a disparu du jour au lendemain, encore plus vite qu’elle n’était arrivée dans ma vie. Je n’ai jamais eu la moindre explication de sa bouche. Je me suis retrouvé seul, dans notre grand appartement, comme un con. Elle avait bien pensé à récupérer toutes ses affaires, la garce. J’ai ruminé comme tu rumines aujourd’hui, mangé à m’en faire exploser la panse, gerber à m’en cramer la trachée, pleuré à me noyer sous les larmes. C’était un an et demi avant ton arrivée. J’ai vraiment failli sauter par-dessus les rambardes, m’écraser dans un bled paumé du Turkestan. Au moins, j’aurais enfin connu la paix ; avec un peu de chance j’aurais été réincarné en clebs, la belle vie, quoi. Un ami, – tu sais, celui dont je t’avais parlé quelques mois après ton Ascension, qui s’est fait percuter par une bagnole buguée – m’a aidé à rester bien accroché au sol de la ville.

— Je me rappelle, en effet, ç'avait l’air de t’avoir sacrément affecté, malgré ce que tu me disais.

— La faute à cette saloperie de pudeur ! Ha, je t’en foutrais, moi, de la pudeur. C’est d’honnêteté dont manque ce monde. En tout cas, Joe – cherche pas à comprendre, il a toujours détesté son vrai nom – m’a suggéré de recruter un enquêteur privé et de chercher des réponses à mes questions. Il pensait qu’une âme privée de réponses pouvait rester tourmentée indéfiniment. Que ce qui sépare le souffrant de l'apaisé, c’est précisément ce point. J’aimerais lui dire comme il avait raison…

— Tu as fait ce qu’il t’a dit ?

— Oui, j’ai même pioché dans la quasi-totalité des bénéfices du commerce pour en recruter trois. Oh, il n’a pas fallu longtemps avant que la pêche ne soit fructueuse.

— Qu’est-ce qu’ils ont trouvé ?

— La salope – désolé du terme mais c’est le seul approprié – était la quarante-troisième femme d’un syndiqué, le proprio de Phare-Away d'ailleurs.

— Connais pas.

— Une compagnie de taxis, normal que tu connaisses pas, ça opère surtout au niveau des orteils et parfois des chevilles, pas plus haut. Pour arriver à endurer les secousses en bas, je te raconte pas le blindage dont est recouverte la carrosserie. Enfin, tout ça pour dire que cette… tu m’as compris, était employée par son mari pour récupérer des infos sur de potentiels partenaires. Mon commerce avait attiré son attention, il a cru l’espace d’un instant que ça vaudrait le coup d’y investir. Puis y’a eu l’épisode du mildiou. Alors la connasse est restée un peu, histoire de voir, et puis dès qu’elle a eu un prétexte pour se barrer, elle l’a fait.”

 Il prend une pause, tente en vain de retenir les larmes sur le bord de ses yeux, puis finit par céder. J’ai l’impression de voir une tour s’effondrer. Ses épaules d’habitude si larges s’affaissent à vue d’œil et ses traits s’étirent comme le tissu d’un t-shirt mouillé. Il passe nerveusement sa main dans ses cheveux et commande un nouveau verre.

“Vous êtes un homme courageux, déclare la serveuse en lui déposant.

— Vous avez tout entendu ? demande Zhī-Lì sans relever la tête.

— Tu parles fort.

— Bah… y’a pas de mal. Vous avez quel âge, Mademoiselle ?

— Je viens de faire dix-neuf ans.

— Vous êtes encore jeune. Si je peux vous conseiller une chose, c’est d’être plus vigilante que je ne l’ai été. Ne laissez aucun homme écraser les pétales de votre fleur. C’est, je m'en rends compte avec le recul, le plus grand bien dont vous puissiez disposer.

— Je le serai, Monsieur : je trouve votre histoire très touchante. J’espère que vous finirez par trouver ce que vous cherchez.”

 Zhī-Lì marmonne un “merci” entre ses dents, et se résout à avaler son verre cul sec.

“Hé ben, ça faisait longtemps que j’avais pas chialé comme ça.

— À vrai dire, je ne t’ai jamais vu dans cet état.

— Ça fait du bien de lâcher la bride, une fois de temps en temps. En tout cas, je t'ai pas raconté tout ça histoire de t'imposer ma biographie, tu sais que j’en ai horreur – quoique ça me fasse un peu de bien, en y pensant – mais pour te dire que tu as bien fait. Que tu es plus courageuse que nous tous ici. Peut-être même que t’es la femme la plus courageuse que toute cette ville porte sur elle.”

 Derrière les vaisseaux sanguins apparents, son regard prouve qu’il ne ment ni n'exagère pas.

“Je ne sais pas quoi te dire.

— Alors ne dis rien. Trouve la force d’avaler quelques nouilles et ça vaudra tous les mercis du monde.”

 Je m’exécute. La crème de coco-curry est vraiment excellente, il avait raison. Je finis même par terminer mon bol. La serveuse allume les télé-lumières sur une chaîne de clips tsingaporiens. Sous un ciel pailleté, une jeune fille danse une valse aérienne entourée de pandas habillés en clowns. L’image m’arrache un sourire.

 Zhī-Lì me fait servir un Litchill et m’invite à aller du côté de la véranda. Il s’allume un narcohol et tire une taffe.

“T’as beaucoup changé, Jiēshòu, depuis que t’es arrivée. Si tu regardes en bas, je suis sûr que tu peux apercevoir les mêmes passerelles par lesquelles t’as fait ton Ascension. T’es montée depuis Shenzhen, en plus, non ?

— Oui, c’est ça… Quand j’y pense, j’ai dû courir à la station de greffage, j’étais à cinq minutes d’être en retard. Je te raconte pas l’angoisse. Je me rappelle ce jour comme si c’était hier. J’imagine que cette fois-là, comme les autres, t’as dû râler sur le fait que des étrangers montaient dans la ville ?

— On ne se réinvente pas, haha ! Et tu te rappelles, la première fois que t’es venue aux Halles ?

— Bien sûr, pas foutue de faire la conversion en satvas de tête. Chez moi, le kilo de pommes de terre se paie avec des billets de 10 000. Malgré la pauvreté, il n’y a pas un foyer qui ne soit pas millionnaire ; c’est absurde, quand j’y pense.

— Et moi, si je visitais ta région, j’aurais l’impression d’être ruiné…

— Alors que tu serais certainement l’homme le plus riche à cent kilomètres à la ronde !

— Quand j’y pense, ne te moque pas, hein, je me dis que je devrais prendre quelques semaines de vacances et voir un peu la vie en bas. Toutes les histoires de ton flic m’ont rendu curieux.

— Zhī-Lì qui s’ouvre au monde ! Ça alors, tu es tombé sur la tête, ce matin ?”

 Il s’appuie contre un mur à côté de la véranda, inspire, et déclare :

“Tu sais, je foule cette même terre depuis vingt-sept ans, je connais l’esprit de la ville comme un gamin sait faire 2+2, et pourtant, y’a qu’avec toi que j’ai vraiment l’impression d’être à ma place.”

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